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Date : 20051103

Dossier : IMM-1017-05

Référence : 2005 CF 1496

Toronto (Ontario), le 3 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

SONGUL BASAK

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Songul Basak avait 14 ans lorsqu'elle a quitté la Turquie pour venir au Canada en juillet 2002. Près de deux ans plus tard, elle a demandé l'asile parce que, étant de religion alevie, elle prétendait craindre avec raison d'être persécutée par des fanatiques sunnites. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté sa demande au motif que ce qu'elle alléguait avoir subi en Turquie n'était pas de la persécution. La Commission a considéré en outre que son témoignage était exagéré et que le fait qu'elle avait attendu près de deux ans avant de demander l'asile jetait des doutes sur sa prétendue crainte subjective de persécution. Elle a conclu que la demande d'asile de Mme Basak ne constituait que la dernière étape d'une série de démarches entreprises par cette dernière pour demeurer au Canada.

[2]                Mme Basak fait valoir que la Commission a commis un certain nombre d'erreurs lorsqu'elle a étudié sa demande, notamment en ne s'informant pas sur les qualités du membre de sa famille qui était proposé pour agir comme son représentant désigné, compte tenu du fait qu'elle avait été maltraitée et exploitée par sa famille au Canada. Elle soutient en outre que la Commission a eu tort de conclure que le fait que d'autres personnes ont tardé à déposer sa demande d'asile indiquait qu'elle n'avait pas de crainte subjective. Elle dit finalement que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a évalué sa crédibilité et traité la preuve psychologique.

[3]                Après avoir examiné l'affaire avec soin, j'ai conclu que la Commission a effectivement commis des erreurs dans son traitement de la demande de Mme Basak et que ces erreurs sont suffisamment graves pour justifier l'annulation de la décision.

Le contexte

[4]                Mme Basak a décrit un certain nombre d'incidents qu'elle dit avoir vécus en Turquie. Elle aurait été agressée et battue par des étudiants et des professeurs sunnites à cause de sa religion (alevie). Elle aurait même perdu conscience à une occasion. Une autre fois, un étudiant a menacé de tuer toute sa famille. Ces incidents ont été signalés au directeur de l'école - un sunnite - et, à plusieurs occasions, à la police, mais rien n'a été fait.

[5]                Mme Basak dit que son père a aussi été arrêté et battu par la police et que des sunnites armés de bâtons et de pierres ont fait irruption lors d'un pique-nique de la communauté alevie. Elle dit également que la police a fait une descente à l'endroit où elle avait l'habitude de prier.

[6]                Mme Basak affirme que ces incidents ont poussé son père à l'envoyer au Canada. Elle est arrivée ici en 2002 avec un visa de visiteur, lequel a été renouvelé de temps à autre. À son arrivée au Canada, Mme Basak a vécu avec sa soeur et la famille de celle-ci. Mme Basak a passé l'année qui a suivi à prendre soin des enfants de sa soeur, même si, selon son témoignage, elle avait prévu aller à l'école.

[7]                Après que sa soeur lui eut dit qu'elle ne pouvait plus vivre avec elle, Mme Basak a déménagé chez la fille de la soeur de son beau-frère. Elle avait environ 15 ans à l'époque et n'allait toujours pas à l'école. Au printemps 2003, Mme Basak a appris que son visa de visiteur ne serait pas renouvelé, et une mesure d'interdiction de séjour a été prise contre elle. C'est à ce moment que son oncle lui a conseillé de demander l'asile. Mme Basak dit qu'elle pensait jusque-là qu'elle ne pouvait pas demander l'asile avant d'avoir 18 ans.

[8]                L'oncle de Mme Basak a agi comme son représentant désigné lors de l'audition de sa demande d'asile. (Il faut souligner que le lien entre lui et Mme Basak n'est pas clair, l'un des documents le décrivant comme son beau-frère.).

Analyse

[9]                Mme Basak soutient que la Commission a commis un certain nombre d'erreurs relativement à l'examen de sa demande. J'analyserai chacune des erreurs qu'elle allègue.

Le retard à demander l'asile

[10]            Le premier motif que la Commission a donné pour rejeter la demande d'asile de Mme Basak était le fait que la période de près de deux ans qui s'était écoulée avant que cette demande soit présentée l'avait amenée à tirer une conclusion défavorable au regard de la crainte subjective de persécution de Mme Basak.

[11]            Mme Basak avait 14 ans lorsqu'elle est arrivée au Canada. Elle parlait peu, voire pas du tout, anglais. Elle avait fréquenté l'école pendant huit ans et dépendait entièrement des personnes autour d'elle pour sa protection. Aussi, on pouvait difficilement s'attendre à ce qu'elle présente une demande toute seule. D'ailleurs, la Commission a conclu que c'est à cause du manque de diligence de sa soeur et de son oncle que sa demande d'asile a été déposée tardivement.

[12]            Dans ces circonstances, il était manifestement déraisonnable, à mon avis, que la Commission conclue que le retard d'autres personnes à déposer la demande d'asile de Mme Basak indiquait que celle-ci n'avait pas de crainte subjective de persécution.

Les incohérences et les exagérations contenues dans le témoignage de Mme Basak

[13]            Même si le témoignage de Mme Basak posait indubitablement problème, il semble que certaines des conclusions tirées par la Commission relativement aux incohérences alléguées contenues dans ce témoignage étaient problématiques. Le défendeur reconnaît que la Commission a commis une erreur en considérant que Mme Basak avait dit que les quatre lettres de soutien d'amis en Turquie avaient été reçues dans des enveloppes séparées, alors qu'elles avaient été de toute évidence transmises par télécopieur. Mme Basak n'a rien dit de tel dans son témoignage.

[14]            La Commission a considéré également que le témoignage de Mme Basak concernant la fréquence de ses visites à l'endroit où elle priait était incohérent. L'affidavit de l'interprète confirme que la confusion découlait de l'emploi, par Mme Basak, d'une expression turque qui, lorsqu'on l'interprétait littéralement, semblait révélait une incohérence dans son témoignage, mais qui, en réalité, n'avait pas un sens incompatible.

[15]            Lorsqu'on a attiré son attention sur l'incohérence apparente, Mme Basak n'a pas compris la question. Plutôt que la formuler différemment, l'APR a abordé un autre sujet, laissant la question sans réponse et ne donnant pas à Mme Basak la possibilité de clarifier sa réponse. La Commission a ensuite tiré une conclusion défavorable à Mme Basak à cet égard.

[16]            De même, je ne suis pas convaincue que la Commission a eu raison de dire que Mme Basak a exagéré les faits sur lesquels sa demande était fondée. Mme Basak a parlé dans son témoignage des coups et des autres agressions dont elle avait été victime, les qualifiant d'[traduction] « actes de torture » . Le fait que la Commission n'avait peut-être pas la même définition de la torture que Mme Basak ne signifie pas que cette dernière a exagéré les incidents qu'elle a vécus.

Le rapport psychologique

[17]            À l'audience, Mme Basak a produit le rapport d'un psychologue décrivant son état psychologique et indiquant qu'elle souffrait du syndrome de stress post-traumatique. La Commission a choisi de ne pas accorder une grande importance à ce rapport parce que Mme Basak avait clairement déclaré, lors de son entrevue concernant le renouvellement de son visa de visiteur, qu'elle était heureuse de vivre avec des membres de sa famille au Canada et qu'elle s'était fait des amis au centre culturel alevi de Toronto.

[18]            Mme Basak a cependant déclaré également dans son témoignage qu'elle était bouleversée et qu'elle avait de la difficulté à dormir lorsqu'elle pensait à ce qui lui était arrivé en Turquie.

[19]            C'est généralement à la Commission qu'il appartient de déterminer le poids à accorder à la preuve, mais il était manifestement déraisonnable, à mon avis, que celle-ci conclue que, parce qu'elle disait être heureuse au Canada, Mme Basak ne pouvait pas souffrir des séquelles psychologiques des expériences qu'elle avait vécues en Turquie.

Le représentant désigné

[20]            Comme je suis convaincue que les autres erreurs commises par la Commission qui sont décrites dans la présente décision sont suffisamment importantes pour jeter des doutes sur le bien-fondé de sa décision, il n'est pas nécessaire de décider si, dans les circonstances de l'espèce, la Commission avait l'obligation de vérifier les qualités du représentant désigné proposé.

[21]            Cela dit, il faudra s'assurer avec soin, lors de la nouvelle audition de la demande d'asile de Mme Basak, que toute personne nommée pour la représenter a réellement ses intérêts à coeur.

Conclusion

[22]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

La certification

[23]            L'avocat de Mme Basak a proposé, à des fins de certification, une question portant sur l'étendue de l'obligation de la Commission de vérifier les qualités d'une personne proposée à titre de représentant désigné. Compte tenu de mes motifs, cette question n'est pas déterminante en l'espèce. Je refuse donc de la certifier.


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

                       

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour faire l'objet d'une nouvelle décision.

            2.          Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

« A. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                           IMM-1017-05

INTITULÉ :                                                          SONGUL BASAK

                                                                              c.

                                                                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                              ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                    TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                  LE 3 NOVEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                         LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS

ET DE L'ORDONNANCE :                                LE 3 NOVEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Michael A. Romoff                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Sally Thomas                                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Makepeace Romoff                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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