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Date : 20200213


Dossier : T‑277‑19

Référence : 2020 CF 242

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2020

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

MARY LOU MCDONALD

ET SAFE FOOD MATTERS INC.

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision de l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire [l’ARLA] datée du 11 janvier 2019 [la décision de l’ARLA] dans laquelle l’ARLA a décidé de ne pas constituer une commission de scientifiques chargée d’examiner sa décision antérieure, rendue en 2017, d’autoriser le maintien de l’homologation de produits contenant du glyphosate au Canada. La présente demande a été déposée en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Les demanderesses sollicitent une ordonnance annulant la décision de l’ARLA et enjoignant à cette dernière de constituer une commission d’examen ou, subsidiairement, renvoyant à l’ARLA la question de savoir s’il y a lieu de prendre une telle mesure, conformément aux instructions que la Cour pourra donner.

I.  Les parties

[2]  Les demanderesses sont Mary Lou McDonald et Safe Food Matters. Cette dernière est une société à but non lucratif consacrée à la promotion de la santé et à la protection de l’environnement grâce à l’information, la sensibilisation et l’engagement des Canadiens au sujet de la sécurité des techniques de production alimentaire. Mary Lou McDonald est la présidente de Safe Food Matters.

[3]  Dans les faits, la partie défenderesse est l’ARLA. Celle‑ci est la direction générale de Santé Canada qui est chargée de réglementer l’utilisation des produits antiparasitaires au Canada d’une manière qui protège la santé et la sécurité des Canadiens. L’ARLA agit pour le compte du ministre de la Santé à la réglementation des pesticides au Canada sous le régime de la Loi sur les produits antiparasitaires, LC 2002, c 28 [la LPA].

II.  La norme de contrôle applicable

[4]  Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada indique, au paragraphe 16, que, pour toutes les décisions de nature administrative, il est présumé que la norme de contrôle est la décision raisonnable. Aux paragraphes 17 et 70, la Cour écrit que la norme de contrôle de la décision correcte s’applique uniquement lorsque la loi le prescrit, ou lorsque l’affaire dont il est question se range dans l’une des catégories suivantes : elle soulève une question constitutionnelle, elle soulève une question qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ou elle soulève une question liée aux délimitations des compétences respectives de tribunaux administratifs, ou lorsqu’il s’agit d’une situation où le défaut d’appliquer la norme de la décision correcte ébranlerait la primauté du droit et mettrait en péril le bon fonctionnement du système de justice d’une façon analogue aux trois catégories susmentionnées.

[5]  En l’espèce, la LPA ne prescrit pas d’appliquer la norme de la décision correcte, et l’affaire ne se range pas dans l’une des catégories soumises à cette norme. De ce fait, la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable, et les deux parties souscrivent à cette conclusion.

III.  Le contexte procédural

[6]  Nul ne conteste que le glyphosate est un produit antiparasitaire régi par la LPA. En plus d’être un herbicide, le glyphosate est un agent desséchant, et il sert à faciliter les récoltes en tuant les cultures juste avant qu’elles soient récoltées, de façon à ce qu’elles sèchent rapidement et uniformément dans les champs.

[7]  Le glyphosate a été initialement homologué pour utilisation au Canada en 1976. En 2005, l’ARLA a donné son accord à une extension du profil d’emploi, ce qui a permis d’utiliser ce produit comme agent desséchant prérécolte sur diverses cultures, dont celle du pois chiche.

[8]  En 2009, l’ARLA a donné avis de son intention de réévaluer le glyphosate. Le 13 avril 2015, l’ARLA a lancé un projet de décision de réévaluation [le projet de réévaluation] et la décision de réévaluation qui a été rendue par la suite est datée du 28 avril 2017 [la réévaluation]. Ces deux documents sont appelés collectivement les « évaluations ». Les évaluations ont servi de fondement à la décision d’autoriser le maintien de l’homologation du glyphosate.

[9]  Le projet de réévaluation est décrit de la manière suivante dans divers passages qui figurent sous la rubrique « Aperçu » :

D’après l’évaluation des renseignements scientifiques disponibles, les produits contenant du glyphosate ne présentent pas de risque inacceptable pour la santé humaine ou l’environnement lorsqu’ils sont utilisés conformément au mode d’emploi proposé sur les étiquettes. Comme condition au maintien de l’homologation des utilisations du glyphosate, l’ARLA propose de nouvelles mesures de réduction des risques qui s’appliqueront aux préparations commerciales homologuées au Canada. Aucune donnée supplémentaire n’est requise pour le moment.

[…]

Le présent projet de décision de réévaluation est un document de consultation qui résume l’évaluation scientifique du glyphosate et les raisons à la base de la décision proposée. Il propose également de nouvelles mesures de réduction des risques qui permettront de mieux protéger la santé humaine et l’environnement.

Les renseignements sont présentés en deux parties. L’Aperçu décrit le processus réglementaire et les éléments essentiels de l’évaluation, tandis que l’Évaluation scientifique fournit des renseignements techniques détaillés sur l’évaluation du glyphosate.

L’ARLA acceptera les commentaires écrits concernant ce projet pendant les 60 jours suivant la date de publication du présent document. Veuillez faire parvenir tout commentaire à la Section des publications (voir les coordonnées sur la page couverture du présent document).

[…]

[Note de bas de page omise.]

Les demanderesses ont fourni des commentaires par écrit et elles ont participé au processus de consultation publique fondé sur le projet de réévaluation.

[10]  Par la suite, la réévaluation a été publiée. Le texte de sa section « Résumé » est en partie le suivant :

Au cours de ce réexamen, l’ARLA a évalué le risque potentiel que présente le glyphosate pour la santé humaine en raison de l’exposition à ce produit par l’eau potable, les aliments, en milieu professionnel ou de façon fortuite, ainsi que les risques environnementaux pour les organismes non ciblés. Cette réévaluation a porté sur le principe actif et les préparations. L’évaluation reposait sur les renseignements disponibles fournis par les fabricants des pesticides, la littérature scientifique volumineuse publiée sur le sujet, les données de surveillance (p. ex., surveillance des eaux souterraines et des eaux de surface) et les examens réalisés par d’autres organismes de réglementation.

Le réexamen du glyphosate donne lieu aux constats suivants :

  Le glyphosate n’est pas génotoxique et il est peu probable qu’il présente un risque de cancer pour les humains.

  L’exposition par le régime alimentaire (eau potable et aliments) associée à l’utilisation du glyphosate ne devrait pas présenter de risque pour la santé humaine.

  Les risques professionnels et résidentiels associés à l’utilisation du glyphosate ne sont pas préoccupants, sous réserve que les modes d’emploi révisés figurant sur les étiquettes soient respectés.

  L’évaluation environnementale a conclu que des zones tampons sont nécessaires pour atténuer les risques potentiels pour les espèces non ciblées (p. ex., végétation près des zones traitées, invertébrés aquatiques et poissons) dus à la dérive de pulvérisation.

  Les produits contenant du glyphosate ne devraient pas poser de risques préoccupants pour l’environnement lorsqu’ils sont utilisés conformément au mode d’emploi proposé sur l’étiquette.

  Toutes les utilisations homologuées du glyphosate ont une valeur pour lutter contre les mauvaises herbes dans l’agriculture et la gestion des terres non agricoles.

[11]  Les auteurs de la réévaluation ont également fait des commentaires sur l’étude et l’utilisation du glyphosate dans d’autres pays. À cet égard, l’ARLA a écrit, aux pages 8 et 9 du document :

L’ARLA collabore régulièrement avec d’autres pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) concernant la réglementation des pesticides. Lorsqu’elle réévalue une matière active, l’ARLA tient compte des récents développements et des nouveaux éléments d’information concernant le statut d’un pesticide dans d’autres pays, notamment dans les pays membres de l’OCDE. L’utilisation du glyphosate est actuellement considérée comme acceptable dans les autres pays membres de l’OCDE, y compris les États‑Unis, l’Australie et l’Union européenne. En date du 8 mars 2017, aucun pays membre de l’OCDE n’avait décidé de bannir toutes les utilisations du glyphosate pour des considérations d’ordre sanitaire ou environnemental.

En mars 2015, le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un résumé des résultats de sa classification des risques posés par cinq pesticides, y compris le glyphosate. Le CIRC a classé le glyphosate comme étant probablement cancérogène pour les humains. Il est important de souligner que la classification du CIRC est une classification des dangers et non une évaluation des risques pour la santé. Cela signifie que le niveau d’exposition humaine, qui détermine le risque réel, n’a pas été pris en compte par le CIRC.

En novembre 2015, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a finalisé sa réévaluation du glyphosate, et a conclu qu’il est peu probable que le glyphosate présente un danger cancérogène pour les humains. L’Union européenne (UE) a également fixé une dose aiguë de référence qui est la même que celle qu’a établie l’ARLA (PRVD2015‑01). En mai 2016, la réunion conjointe FAO/OMS sur les résidus des pesticides (JMPR) a conclu qu’il est peu probable que le glyphosate soit génotoxique aux doses d’exposition prévues par le régime alimentaire, et qu’il est peu probable qu’il présente un risque cancérogène pour les humains à la suite d’une exposition par le régime alimentaire. En mars 2017, l’Agence européenne des produits chimiques the European Chemical Agency (AEPC) et l’Australian Pesticides and Veterinary Medicines Authority (APVMA) ont publié qu’ils avaient déterminé que le glyphosate ne pose pas un risque de cancer. À l’heure actuelle, aucun organisme de réglementation des pesticides, y compris Santé Canada, ne considère que le glyphosate présente un risque cancérogène préoccupant pour les humains.

[Non souligné dans l’original.]

La réévaluation invitait le public à présenter des avis d’opposition.

[12]  La présentation d’avis d’opposition [un AO] est permise, conformément à l’article 35 de la LPA. Le libellé de cet article est reproduit ci‑dessous.

Examen des décisions

Reconsideration of Decisions

Avis d’opposition — homologation

Notice of objection to registration decisions

35 (1) Dans les soixante jours suivant celui où l’énoncé de décision visé au paragraphe 28(5) est rendu public, toute personne peut déposer auprès du ministre, selon les modalités que celui‑ci fixe, un avis d’opposition à la décision visée aux alinéas 28(1)a) ou b)

35 (1) Any person may file with the Minister, in the form and manner directed by the Minister, a notice of objection to a decision referred to in paragraph 28(1)(a) or (b) within 60 days after the decision statement referred to in subsection 28(5) is made public.

Avis d’opposition — autorisation d’exportation

Notice of objection to authorization decisions

(2) Dans les soixante jours suivant celui où l’avis visé aux paragraphes 33(6) ou 34(4) est rendu public, toute personne peut déposer auprès du ministre, selon les modalités qu’il fixe, un avis d’opposition à la décision d’autoriser l’exportation d’un produit antiparasitaire ou de modifier ou de révoquer l’autorisation d’exportation.

(2) Any person may file with the Minister, in the form and manner directed by the Minister, a notice of objection to a decision to authorize the export of a pest control product or to amend or cancel an authorization within 60 days after a notice referred to in subsection 33(6) or 34(4) is made public.

Constitution d’une commission d’examen

Establishment of review panel

(3) Le ministre peut, après réception de l’avis d’opposition, constituer, en conformité avec les éventuels règlements, une commission d’examen, composée d’un ou de plusieurs individus, chargée d’examiner la décision prise et de recommander soit sa confirmation, soit son annulation, soit encore sa modification.

(3) After receiving a notice of objection, the Minister may, in accordance with the regulations, if any, establish a panel of one or more individuals to review the decision and to recommend whether the decision should be confirmed, reversed or varied.

Avis — commission d’examen

Notice of review panel

(4) Le ministre publie un avis de la constitution de la commission d’examen.

(4) The Minister shall give public notice of the establishment of a review panel.

Non‑constitution motivée

Reasons to be provided if panel not established

(5) Si le ministre décide de ne pas constituer de commission d’examen, il communique sans délai ses motifs écrits à la personne qui a déposé l’avis.

(5) If the Minister does not establish a panel, the Minister shall provide written reasons without delay to the person who filed the notice of objection.

Mandat et procédure

Terms of reference and procedure

(6) Le ministre peut fixer le mandat de la commission et prévoir la procédure d’examen et, à tout moment, les modifier.

(6) The Minister may determine the terms of reference of a review panel and the procedure for the review, and may at any time change them.

Observations

Representations

(7) La commission est tenue, en conformité avec son mandat, de donner à toute personne la possibilité de présenter ses observations sur la décision faisant l’objet de l’examen.

(7) A review panel shall give any person a reasonable opportunity to make representations in respect of the decision under review, in accordance with the terms of reference.

Accessibilité

Public access

(8) Sous réserve des paragraphes 44(3) et (6), les audiences de la commission sont publiques.

(8) Subject to subsections 44(3) and (6), the hearings of a review panel shall be open to the public.

Inscription au Registre

Information to be placed in Register

(9) Les renseignements fournis à la commission sont remis au ministre, qui les verse au Registre.

(9) A review panel shall give the information submitted to it to the Minister, who shall place it in the Register.

[13]  Les demanderesses ont déposé un AO, par lequel elles sollicitent la constitution d’une commission d’examen chargée d’examiner la décision de maintenir l’homologation du glyphosate. L’AO soulève des doutes au sujet de l’épandage du glyphosate sur des cultures en tant qu’agent desséchant prérécolte, et non en tant qu’herbicide, et les doutes exprimés portent principalement sur le préjudice causé aux humains, et non à l’environnement.

[14]  L’article 3 du Règlement sur les commissions d’examen (DORS/2008‑22) pris en vertu de la LPA [le RCE] prévoit ce qui suit :

 

3  Le ministre prend en compte les facteurs ci‑après pour déterminer s’il y a lieu de constituer une commission d’examen :

3  The Minister shall take the following factors into account in determining whether it is necessary to establish a review panel:

 

 

a) l’avis d’opposition soulève un doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement, quant à la validité des évaluations qui ont été faites de la valeur du produit antiparasitaire et des risques sanitaires et environnementaux qu’il présente et qui ont mené à la décision contestée;

(a) whether the information in the notice of objection raises scientifically founded doubt as to the validity of the evaluations, on which the decision was based, of the health and environmental risks and the value of the pest control product; and

 

b) l’obtention de l’avis de scientifiques serait susceptible de favoriser le règlement de l’objet de l’opposition.

(b) whether the advice of expert scientists would assist in addressing the subject matter of the objection.

 

[Non souligné dans l’original.]

[My Emphasis]

 

[15]  L’article 4 du RCE prévoit qu’une commission d’examen est composée de scientifiques indépendants ayant l’expertise requise pour évaluer l’objet de l’objection formulée dans l’AO :

Composition des commissions d’examen

Review Panel Composition

4  Si le ministre décide de constituer une commission d’examen composée d’une ou de plusieurs personnes, il choisit chacune d’elles en fonction des critères suivants :

4  If the Minister determines that it is necessary to establish a review panel of one or more persons, each person selected by the Minister shall

a) elle possède des connaissances scientifiques de nature à lui permettre d’évaluer l’objet de l’opposition;

(a) possess scientific knowledge that allows them to evaluate the subject matter of the objection;

b) elle n’a, dans l’année précédant sa nomination comme membre de la commission d’examen, été employée dans aucun ministère ou secteur de l’administration publique ni au sein d’aucune personne morale ou société d’État mère respectivement visés aux annexes I, I.1, II ou III de la Loi sur la gestion des finances publiques;

(b) not have been employed in any department, in any division or branch of the federal public administration, in any corporation or in any parent Crown corporation as set out, respectively, in Schedules I, I.1, II and III to the Financial Administration Act, within one year before the day on which they are appointed to the review panel;

c) elle a fourni au ministre une déclaration écrite portant qu’elle n’est pas en conflit d’intérêts réel ou potentiel par rapport à la décision contestée ;

(c) have provided the Minister with a written statement indicating that they are free from any actual or potential conflict of interest that relates to the decision under review; and

d) elle s’est engagée par écrit à signaler sans délai au ministre, également par écrit, tout conflit d’intérêts réel ou potentiel susceptible de survenir dans le cadre de ses fonctions à titre de membre de la commission.

(d) have undertaken in writing to disclose to the Minister in writing, without delay, any actual or potential conflict of interest that may arise and affect their duties as a member of the review panel.

IV.  La décision de l’ARLA

[16]  Dans sa décision de ne pas constituer une commission d’examen, l’ARLA a conclu que l’AO des demanderesses ne satisfaisait à aucun des deux critères énoncés à l’article 3 du RCE. Autrement dit, l’AO ne soulevait aucun doute scientifiquement fondé quant à la validité des évaluations et des scientifiques ne seraient pas susceptibles de favoriser le règlement des questions soulevées dans l’AO. Dans sa décision, l’ARLA a répondu aux questions soulevées dans l’AO [la réponse de l’ARLA], et cette réponse sera décrite plus loin, lors de l’analyse de ces questions.

V.  Un doute scientifiquement fondé

[17]  Il n’existe aucune affaire dans laquelle le sens de cette notion a été examiné. Cependant, dans leurs observations préliminaires, les demanderesses ont reconnu – et je suis d’accord avec elles – que les décisions rendues sous le régime de la LPA doivent reposer sur des données scientifiques rigoureuses. À mon avis, le processus des AO que la Loi prévoit doit lui aussi reposer sur des données scientifiques rigoureuses. Par ailleurs, il ressort clairement des articles 3 et 4 du RCE, qui ont été cités plus tôt, que l’objet de l’AO dont il est question en l’espèce est de contester les données scientifiques sur lesquelles s’est fondée l’ARLA dans les évaluations qui étayent la décision de maintenir l’homologation du glyphosate. À mon avis, l’AO n’est pas un moyen approprié de contester des évaluations pour des motifs étrangers à la science.

[18]  Le contexte m’indique qu’il s’agit là de la bonne approche à suivre. Si elle était admise, la contestation, dans l’AO, des données scientifiques applicables, donnerait lieu à la constitution d’une commission composée de scientifiques indépendants. Cette commission, en s’appuyant sur des principes scientifiques, ferait part à l’ARLA de recommandations qui confirmeraient ou, sinon, mettraient en doute la décision de cette dernière quant au maintien de l’homologation du glyphosate.

[19]  Dans ce contexte, la décision de ne pas constituer une commission d’examen ne sera déraisonnable que si les demanderesses, dans leur AO, font état d’un doute scientifiquement fondé au sujet d’une conclusion tirée dans les évaluations. Je suis également d’avis qu’un doute scientifiquement fondé quant à la validité des évaluations doit être établi par au moins une étude contrôlée, révisée par des pairs et publiée dans une revue sérieuse, qui contredit les conclusions tirées dans les évaluations ou qui soulève un doute raisonnable quant à ces conclusions.

[20]  Contrairement aux observations des demanderesses, je ne suis pas disposée à conclure qu’un doute scientifiquement fondé peut découler d’un article paru dans un journal ou du fait qu’il n’existe pas d’études sur un sujet ou que des scientifiques ont écrit des articles dans lesquels ils font part de leurs opinions. Les articles de cette nature font partie de la littérature portant sur un sujet précis et ils sont importants du fait qu’ils suscitent de l’intérêt à l’égard d’une question particulière et peuvent mener au financement d’une étude. Cependant, ni l’absence d’études ni les opinions publiées ne soulèvent un doute scientifiquement fondé dans le monde des données scientifiques rigoureuses.

[21]  Les demanderesses n’étaient pas tenues de recourir à la procédure des AO. Elles auraient pu contester la décision de maintenir l’homologation du glyphosate dans le cadre d’un contrôle judiciaire fondé sur le caractère déraisonnable de cette décision. Dans le cadre d’une telle contestation, il n’aurait pas été nécessaire de démontrer l’existence d’un doute scientifiquement fondé.

VI.  Les informations de base

A.  La translocation

[22]  Lorsqu’il est épandu sur une culture dans laquelle des semences et des fruits sont encore en croissance, le glyphosate migre dans ces parties de la plante et s’y accumule sous forme de résidus. L’ARLA fixe des limites maximales de résidus (LMR) pour le glyphosate présent dans de nombreuses cultures. À la page 4 de sa réponse, l’ARLA indique que les LMR sont fixées nettement en deçà des concentrations qui se révéleraient préoccupantes pour la santé humaine.

B.  La teneur en humidité et le degré de maturité des récoltes

[23]  L’ARLA prescrit que le glyphosate ne peut être épandu que lorsque la teneur en humidité des plantes d’une culture est inférieure à 30 %. Les agriculteurs sont tenus d’inspecter visuellement la culture pour déterminer si des indices particuliers de maturité et de teneur en humidité, décrits sur une étiquette (comme des semences ou des tiges brunes), sont présents.

C.  Les dépassements

[24]  Si une culture est vérifiée et si l’on décèle des concentrations supérieures aux LMR, ces concentrations sont appelées des dépassements. Il est possible que ces dépassements ne soient pas problématiques, car les concentrations de résidus, même si elles sont supérieures aux LMR, peuvent néanmoins être nettement en deçà de celles qui présentent un risque pour la santé.

D.  Les cultures à croissance indéterminée

[25]  Les cultures dans lesquelles l’ensemble de la plante vient à maturité en même temps sont dites « à croissance déterminée ». D’autres cultures peuvent être à croissance indéterminée, en ce sens que les plantes poussent de manière continue, et cela signifie que, même au stade de la récolte, certaines parties de ces plantes peuvent être immatures. C’est donc dire que lorsqu’on épand du glyphosate en tant qu’agent desséchant prérécolte, le phénomène de la translocation fait en sorte que des concentrations de résidus peuvent être présentes. Le pois chiche et la lentille sont des cultures à croissance indéterminée.

E.  Les groupes de cultures

[26]  L’ARLA n’attribue pas de LMR à toutes les cultures. Les cultures semblables sont plutôt regroupées et l’on choisit une culture représentative. La LMR correspondante est alors appliquée à toutes les cultures faisant partie du groupe. À la suite d’une étude d’essai en champ menée en 1992 [l’étude de 1992], le haricot blanc est la culture représentative du groupe qui comprend le pois chiche.

[27]  Dans l’affidavit d’Isabelle Pilote, souscrit le 27 juin 2019 [l’affidavit de Mme Pilote], l’ARLA explique, aux paragraphes 58 et 59, ce qu’est le groupement de cultures :

[traduction]

Les groupements de récolte sont une pratique que l’on utilise dans de nombreux pays du globe, et ils permettent d’étendre les données obtenues en champ sur une récolte « représentative » à d’autres récoltes situées au sein du même groupe de récoltes, ou de s’en servir comme substitut.

Un groupe ou un sous‑groupe de récoltes est constitué de récoltes qui présentent des caractéristiques semblables sur le plan de la morphologie (les caractéristiques physiques de la récolte), des habitudes de croissance et de la partie comestible de la récolte (p. ex., les haricots présents dans les cosses des plants de haricot). À partir des cultures inscrites dans un groupe de cultures, on choisit entre deux et sept cultures qui seront représentatives du groupe tout entier. Une culture représentative contient fort probablement les résidus de pesticide les plus élevés, est fondée sur une expertise professionnelle et des données à l’appui, et est également susceptible d’être une culture importante sur le plan de la production ou de la consommation.

VII.  Les questions en litige

[28]  Dans l’AO, les demanderesses soulèvent les questions suivantes :

[traduction]

  • 1) En ce qui concerne les concentrations de résidus et les dépassements : des informations émanant de l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) et d’autres sources à propos de la translocation et de l’effet de l’immaturité des récoltes sur les concentrations de résidus soulèvent des doutes scientifiquement fondés quant à la validité de la conclusion tirée dans les évaluations, à savoir qu’on ne s’attend pas à ce que le glyphosate présente un risque pour la santé humaine;

  • 2) Pour ce qui est des données sur la consommation alimentaire : l’ARLA s’est fondée sur des données des États‑Unis datant de 1998 et n’a pas examiné de manière sérieuse des données plus récentes, datant de 2010, sur la consommation alimentaire;

  • 3) Pour ce qui est de la marge d’exposition, la variable du taux d’épandage, dans une étude portant sur l’exposition de rats au glyphosate, a été indûment réduite par l’ARLA de deux fois à une fois sur sept jours;

  • 4) Pour ce qui est de la sécurité ou du facteur issu de la LPA : le facteur de la sécurité, relevé dans une étude portant sur des lapins, a été indûment réduit de 10 fois à 3 fois.

A.  La question en litige no I – Les concentrations de résidus et les dépassements

[29]  Dans sa réponse, l’ARLA a reformulé les préoccupations que les demanderesses avaient exprimées dans l’AO et les a décrites sous forme de commentaires. Elle a ensuite fait part de ses réponses. Les quatre commentaires relatifs à cette question en litige sont les suivants :

[traduction]

Commentaire no 2 : Nous avons reçu un commentaire qui indiquait que le fait d’épandre précocement le glyphosate en tant qu’agent desséchant ou celui de l’épandre à un moment où la teneur en humidité est trop élevée occasionnait, dans le cas de certaines cultures, un dépassement des limites maximales de résidus (LMR). Ce commentaire faisait également référence à des données obtenues de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA), lesquelles faisaient état de dépassements dans le cas d’une céréale et d’une légumineuse. Selon Safe Food Matters Inc., étant donné que les aliments contenant un résidu de pesticide dont la concentration ne dépasse pas les LMR fixées ne soulèvent pas de préoccupations sur le plan des risques pour la santé, les aliments qui dépassent bel et bien la LMR fixée présentent effectivement un risque pour la santé et mettent donc en péril la santé humaine.

Commentaire no 3 : Nous avons reçu un commentaire selon lequel il semblerait qu’une analyse des risques découlant d’une exposition alimentaire à des cultures desséchées au glyphosate ne faisait pas partie de l’évaluation et qu’il était nécessaire d’effectuer une telle analyse, surtout compte tenu des mécanismes par lesquels il est possible de dépasser les LMR dans des cultures desséchées [sic] et que des données de l’ACIA indiquent qu’il y a effectivement des dépassements.

Commentaire no 5 : Nous avons reçu un commentaire qui fait référence à un document qu’a publié en 2017 le ministère de l’Agriculture de la Saskatchewan (Guide to Crop Protection), lequel indique que l’utilisation du glyphosate pour la « stadification des récoltes en vue d’épandages prérécolte », relativement aux cultures des graines à canari, de moutarde, de pois chiche, de lupin et de fèverole, est enregistrée dans le cadre du PEPUDU [Programme d’extension du profil d’emploi pour les usages limités demandés par les utilisateurs] et que, de ce fait, « le fabricant n’assume aucune responsabilité quant au rendement de l’herbicide. Ceux qui épandent du glyphosate sur les champs de pois chiche, de lupin, de fèverole, de semence à canari, de caméline ou de moutarde le font à leurs propres risques. »

Safe Food Matters Inc. a soutenu que, dans l’examen du glyphosate, il n’y avait aucune indication que l’utilisation d’un agent desséchant ou de techniques de gestion prérécolte à l’égard de ces cultures supplémentaires avait été évaluée pour en déterminer les risques pour la santé ou que l’on avait fixé des LMR pour les cultures assujetties à cette utilisation.

Commentaire no 6 : Nous avons reçu un commentaire indiquant que le risque pour la santé humaine qui découle de la consommation de cultures desséchées au glyphosate lorsque la teneur en humidité est élevée n’est pas atténué par les changements d’étiquette proposés à la suite de l’examen. Il est allégué qu’il n’y a aucune certitude raisonnable qu’une exposition alimentaire au glyphosate ne causera aucun préjudice pour la santé humaine ou pour les générations à venir, étant donné que :

1)  aucune énoncé d’étiquette visant à atténuer le risque que représente le dessèchement pour la santé humaine n’a été proposé;

2)  aucun énoncé de cette nature ne serait efficace, avec une certitude raisonnable, à cause du contenu subjectif de quelque étiquette que ce soit et de l’imprévisibilité des conditions atmosphériques qui peuvent avoir une incidence sur la teneur en humidité.

[30]  Les demanderesses disent que l’ARLA, en rédigeant ces commentaires, a minimisé leurs doutes. Elles disent qu’un doute quant à l’épandage du glyphosate sur des plantes dont la teneur en humidité est supérieure à 30 % n’est pas le seul enjeu qu’elles ont exprimé dans l’AO. Elles ajoutent qu’elles y avaient également affirmé craindre que les taux d’humidité n’indiquent pas forcément le degré de maturité d’une récolte. Elles déclarent de plus que l’ARLA, dans sa réponse, n’a pas traité de l’étude pertinente.

[31]  Il ressort d’un examen de l’AO que la seule référence au degré de maturité des récoltes se trouve dans le paragraphe qui suit et, à mon avis, il s’agissait simplement d’une description de la translocation dans les plantes immatures.

[traduction]

Selon la littérature pertinente, quand on épand du glyphosate sur des cultures déjà sorties de terre, cet agent se déplace par translocation jusqu’aux semences de la plante. Par ailleurs, plus on épand tôt le glyphosate en tant qu’agent desséchant, ou plus la plante a une forte teneur en humidité, plus les concentrations de résidus présentes dans la plante sont élevées. Cela est dû au fait que le glyphosate migre de préférence vers des points de croissance, qui sont essentiellement la semence. Si l’on épand le glyphosate sur une culture qui n’est pas physiologiquement mature, cet agent s’accumule davantage dans la semence.

[Non souligné dans l’original.]

[32]  En conséquence, j’ai conclu que le texte de l’AO ne soulève pas la question de savoir si la teneur en humidité est une indication fiable du degré de maturité d’une récolte.

[33]  Cependant, dans la note de bas de page no 4 de l’AO, les demanderesses ont fait état de l’étude de Cessna sur le colza [l’étude sur le colza], qui donne effectivement à penser que la teneur en humidité, à elle seule, n’est pas un indicateur fiable du degré de maturité d’une récolte. On y conclut toutefois qu’une teneur en humidité de moins de 30 %, plus une évaluation visuelle de la culture, constituent une méthode fiable et que, étant donné que c’est ce qui est prescrit sur les étiquettes relatives au glyphosate qui figurent dans le dossier, cette étude ne soulève aucun doute scientifiquement fondé sur le caractère suffisant des directives actuelles concernant l’épandage du glyphosate. Selon moi, étant donné que l’ARLA indique, à la page 4 de sa réponse, qu’elle a évalué la littérature scientifique accompagnant l’AO et étant donné que l’étude sur le colza ne contredisait pas les évaluations, il n’était pas nécessaire d’en discuter en détail dans sa réponse.

[34]  J’en viens maintenant aux données de 2016 de l’ACIA qui sont mentionnées dans le commentaire no 2 [les données de l’ACIA] et je signale que, dans le présent contexte, la culture qui préoccupe les demanderesses est celle du pois chiche.

[35]  La réévaluation fournit des renseignements contextuels sur la question, à la page 9 :

L’ARLA a établi des LMR pour les résidus de pesticide dans les aliments, qui représentent la quantité maximale de résidus qui devraient rester sur les produits alimentaires lorsqu’un pesticide est utilisé conformément aux modes d’emploi des étiquettes. Les LMR correspondent à des niveaux bien en deçà des quantités pouvant représenter un risque pour la santé des Canadiens. En 2015, l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) a testé environ 700 échantillons composés d’une variété de jus et de mélanges de jus, de céréales et de produits céréaliers, de haricots, de lentilles et d’une grande variété de fruits et de légumes. L’ACIA a également entrepris une étude ciblée portant sur environ 2 500 échantillons, afin de déterminer les concentrations du glyphosate dans les haricots, les pois, les lentilles, les pois chiches et les produits du soja, ainsi que dans des céréales de consommation moins courante comme l’orge, le sarrasin et le quinoa. Les résultats obtenus à ce jour indiquent un degré élevé de respect des LMR établies par l’ARLA pour le glyphosate. L’ACIA prévoit que l’analyse sera terminée d’ici avril 2017.

[36]  L’ACIA a finalement conclu qu’on avait trouvé des résidus de glyphosate à une concentration supérieure aux LMR dans 1,3 % de 3 188 échantillons seulement et qu’aucune préoccupation en matière de santé humaine n’était présente. Les échantillons comprenaient des pois chiches.

[37]  Les données de l’ACIA ont été fournies aux demanderesses dans un courriel daté du 16 janvier 2019. Ces données indiquent que l’ACIA a relevé deux dépassements dans 93 observations de pois chiches et a conclu qu’aucun des deux ne présentait un risque pour la santé humaine. Il n’y a donc aucun doute scientifiquement fondé quant à la sécurité du glyphosate présent dans le pois chiche.

[38]  Les demanderesses ont également exprimé des préoccupations à propos du fait que le haricot blanc était la culture représentative du pois chiche. Elles soutiennent que l’ARLA n’a pas examiné le risque que, par suite de la translocation, le pois chiche contienne des résidus de glyphosate inacceptables. Elles ajoutent que le pois chiche est particulièrement sensible aux dépassements des LMR relatives au glyphosate, car, comme il s’agit d’une culture à croissance indéterminée, cette plante aura toujours des semences immatures. Elles ajoutent que le pois chiche ne devrait pas figurer dans un groupe de cultures où le haricot blanc est une culture représentative, car ce dernier, contrairement au pois chiche, est à croissance déterminée.

[39]  Le défendeur soutient qu’aucune donnée scientifique ne permet de dire que le fait de regrouper le pois chiche avec le haricot blanc dans un groupe de cultures pose un problème. Il cite les données de l’ACIA qui sont décrites au paragraphe 36 qui précède et qui montrent que le pourcentage de dépassements des LMR était faible et que les données non conformes ne présentaient pas de risque sur le plan de la santé. Il convient de signaler que, d’après l’affidavit de Mme Pilote, au paragraphe 40, la LMR utilisée pour le pois chiche dans les données de l’ACIA était celle qui était attribuée au haricot blanc et qu’aucun problème n’avait été relevé. Cela signifie que la LMR qui s’applique au haricot blanc convient au pois chiche et que le fait qu’il puisse y avoir, au stade de la récolte, de nouvelles pousses sur un plant de pois chiche qui attirent le glyphosate n’est pas d’une grande importance.

[40]  Les demanderesses soutiennent également que l’étude de 1992 est périmée. Elles n’ont toutefois soumis aucune étude montrant l’existence d’un doute scientifiquement fondé quant à l’utilisation du haricot blanc en tant que culture représentative du pois chiche.

[41]  Les demanderesses sont également préoccupées par le fait que les agriculteurs ne tiendront pas compte des instructions indiquées sur les étiquettes et qu’ils épandront trop tôt le glyphosate sur les cultures, ou à un stade où les plantes sont physiologiquement immatures. Cependant, elles n’ont fourni aucune preuve que les agriculteurs ont une incitation quelconque à épandre le glyphosate au début de la croissance d’une culture.

[42]  L’étude de Kristen McNaughton que les demanderesses ont incluse à la page 4 de l’AO, sous la rubrique [traduction« Haricot sec », fait remarquer qu’un agriculteur n’épandra pas du glyphosate si cela compromettra le rendement et la qualité de sa culture. Les agriculteurs n’ont aucune raison d’épandre du glyphosate d’une manière qui détruit leurs cultures ou qui risque de laisser des résidus à des concentrations qui interdisent toute exportation. À mon avis, l’auteur de la propre étude des demanderesses réfute leurs préoccupations. De plus, elles n’ont produit aucune preuve démontrant que les agriculteurs ont bel et bien épandu précocement du glyphosate sur des cultures immatures.

[43]  Enfin, la LPA impose des pénalités aux agriculteurs qui ne se conforment pas aux instructions figurant sur les étiquettes. Voir l’alinéa 6(5)b) et le paragraphe 6(9) de la LPA. Les demanderesses laissent toutefois entendre que les mesures d’exécution de la loi de l’ACIA ne seront pas efficaces.

[44]  À mon avis, le comportement des agriculteurs et les problèmes d’exécution de la loi ne sont pas des sujets à soumettre à une commission constituée de scientifiques.

[45]  Les demanderesses ont fait état dans leur AO de six études scientifiques portant sur le glyphosate. Trois études ont trait au degré d’humidité, mais elles n’arrivent pas à la conclusion qu’il y a un problème quand on épand le glyphosate à un moment où les niveaux d’humidité sont en deçà de 30 %. Ces études sont les suivantes : l’étude de Cessna sur les semences de blé et les deux études de Zhang sur la lentille, qui sont indiquées à la page 3 de l’AO. Deux des études, celle de Cessna sur le colza, qui est indiquée dans l’AO à la page 3, dans la note de bas de page no 4, et celle de McNaughton sur le haricot sec, à la page 4 de l’AO, lesquelles ont été analysées plus tôt dans les présents motifs, portent sur les effets de l’humidité et de la maturité, mais elles ne relèvent aucun problème quant aux instructions relatives à l’épandage du glyphosate qui figurent sur les étiquettes actuelles. L’étude de Cessna sur les semences de pois cultivé, d’orge et de lin, qui est mentionnée à la page 4 de l’AO, pourrait susciter un doute relatif aux semences de lin et aux résidus de glyphosate, mais les demanderesses n’en ont pas fait état et l’étude ne conclut pas que l’épandage du glyphosate sur le lin soulève des doutes sur le plan de la santé.

[46]  L’AO présente les constatations de ces six études scientifiques de la manière suivante :

[traduction]

La littérature scientifique indique que l’épandage précoce du glyphosate en tant qu’agent desséchant ou l’épandage du glyphosate à un moment où la teneur en humidité est trop élevée donne lieu à des dépassements des limites maximales de résidus (« LMR ») dans le cas de certaines cultures.

[…]

En conclusion, il ressort de cette littérature que, dans le cas de certaines cultures, notamment les céréales et les légumes, il est possible que l’on dépasse les LMR quand on épand le glyphosate en tant qu’agent desséchant et que la teneur en humidité de la culture est élevée, […]

[47]  Nul ne conteste que si l’on épand le glyphosate en tant qu’agent desséchant sur des cultures immatures ou sur des cultures dont la teneur en humidité est supérieure à 30 %, ou en grandes quantités, les concentrations de résidus seront inacceptables. Ces études ne traitent donc pas de questions litigieuses.

[48]  Pour cette raison et étant donné qu’il ressort de la réponse de l’ARLA que celle‑ci a bel et bien pris ces études en compte, elle n’était pas obligée d’en traiter en détail dans sa réponse.

[49]  Pour ce qui est des autres commentaires sur cette question, je signale que l’ARLA a traité des préoccupations des demanderesses en ce sens que :

  1. la réponse montrait qu’une évaluation des risques alimentaires a été effectuée pour le pois chiche;

  2. la réponse de l’ARLA indique aussi que les données de l’ACIA consignaient l’effet du dessèchement sur le pois chiche et qu’aucun risque pour la santé n’a été relevé.

[50]  Enfin, l’AO critique l’ARLA pour n’avoir pas fixé une LMR pour le pois chiche, compte tenu de la forte hausse de la consommation de cette légumineuse. Cependant, l’article 9 et le paragraphe 10(1) de la LPA indiquent que la fixation d’une LMR pour les cultures telles que le pois chiche est une question discrétionnaire et qu’il n’y a aucune obligation légale de le faire. De plus, aucune preuve scientifique fondée n’a été présentée qui confirmait la nécessité de fixer une LMR pour le pois chiche.

[51]  En conclusion, je ne suis pas convaincue qu’il y ait eu des études soulevant un doute scientifiquement fondé qui justifierait la constitution d’une commission d’examen.

B.  La question en litige no II – Les données sur la consommation alimentaire

[52]  Les demanderesses étaient préoccupées par l’utilisation de données périmées. Le commentaire est libellé ainsi :

[traduction]

Commentaire no 4 : Nous avons reçu un commentaire faisant état de préoccupations quant à l’utilisation, par l’ARLA, de deux études américaines : la CSFII – 1994‑1995, 1998 Continuing Survey of food Intakes by Individuals et les données sur la consommation de WWEIA, pour évaluer les risques sur le plan alimentaire dans le cadre de la réévaluation du glyphosate. Safe Food Matters a fait valoir qu’il ne convient pas d’évaluer les risques sur le plan alimentaire au moyen de ces données à cause de la preuve que les niveaux actuels de consommation et de production de légumes desséchés, tels que le pois chiche et la lentille, ont nettement augmenté. Des renseignements exacts, faisant état d’une hausse de la consommation, feraient augmenter les chiffres entrant dans les calculs de l’exposition au glyphosate par l’alimentation.

[53]  À titre de contexte, l’étude « CSFII 1994‑1996, 1998 » désigne les données sur la consommation alimentaire en 1998 et la mention « DEEM 2.14 » désigne le logiciel de 2009 qui a servi à modéliser ces données. La mention « NHANES/WWEIA » désigne les données sur la consommation alimentaire de 2010 et [traduction« une nouvelle version du DEEM‑FCID » désigne le logiciel de modélisation de 2013 qui a été appliqué aux données de 2010.

[54]  L’affidavit de Mme Pilote traite de cette question, au paragraphe 54 :

[traduction]

[…] Comme il a été expliqué dans la lettre de décision du 11 janvier 2019 adressée à Mme McDonald, l’ARLA a procédé à une analyse de l’exposition alimentaire concernant tous les pesticides (et non précisément le glyphosate) à l’aide du DEEM‑FCIDMD avec les données NHANES/WWEIA dans le but de comparer les résultats obtenus à l’analyse réalisée au moyen du DEEM 2.14, et elle a conclu qu’il y avait une cohérence dans le modèle d’alimentation et aucune différence marquée dans l’exposition alimentaire globale.

[55]  Dans l’AO, on ne mentionne aucune étude qui contredit la conclusion de l’ARLA, à savoir que les données de 2010, devenues disponibles en 2013, ne sont pas sensiblement différentes des données antérieures dont l’ARLA s’est servie, soit celles de 1994‑1996 et de 1998.

[56]  Il existe deux articles de journaux portant sur la hausse de la consommation de pois chiches qui sont décrits dans les notes de bas de page nos 6 et 7 de l’AO et, à la page 8 de ce dernier, il y a un tableau de Statistique Canada qui fait état d’une hausse de la production des légumineuses. Ce tableau est pertinent parce que le pois chiche est une légumineuse. Cependant, rien n’indique qu’il existe des données sur la consommation alimentaire du genre de celles sur lesquelles l’ARLA s’est fondée et qui prennent en compte cette hausse de la consommation. Il m’est donc impossible de relever un doute scientifiquement fondé qui justifierait la constitution d’une commission d’examen.

[57]  Dans leur mémoire des arguments, les demanderesses ont évoqué pour la première fois la préoccupation selon laquelle l’examen conclut, à la page 4, que les estimations d’exposition relatives pour les enfants âgés de un à deux ans correspondaient à 70 % de la dose journalière admissible [DJA]. Elles soutiennent que cela est contraire à la protection qu’exige la LPA pour les groupes vulnérables. Le défendeur a déclaré, dans des observations de vive voix, que l’estimation d’exposition de 70 % n’est pas pertinente, car la DJA est fixée à un niveau qui ne présenterait aucun effet préjudiciable important. Toutefois, étant donné que la question de savoir si ce pourcentage de 70 % est un seuil dangereux n’a pas été évoquée dans l’AO et n’a pas été mentionnée dans l’affidavit de Mme Pilote ou dans le mémoire des arguments du défendeur, elle ne m’a pas été soumise en bonne et due forme et ne sera pas prise en considération.

C.  La question en litige no III – La marge d’exposition

[58]  La réponse de l’ARLA a consigné les préoccupations des demanderesses de la manière suivante :

[traduction]

Commentaire no 7 : Nous avons reçu un commentaire qui faisait référence à l’évaluation de risque global établie dans la PRVD2015‑01 pour les enfants âgés de un à deux ans, et qui examinait l’exposition thermique post‑épandage au glyphosate ainsi que l’exposition orale (main‑bouche) due à l’exécution d’activités post‑épandage sur des surfaces de pelouse ou de gazon précultivé traitées + une absorption alimentaire chronique (aliments et eau potable). Ce scénario d’exposition globale a tenu initialement pour acquis un taux de deux épandages de glyphosate à intervalles de sept jours. À ce taux d’épandage, la marge d’exposition globale applicable aux enfants (âgés de 1 à 2 ans) n’atteignait pas l’objectif de 100. Il a donc été nécessaire d’apporter des précisions à l’évaluation de risque.

Safe Food Matters Inc. a soutenu qu’en réponse à cette constatation, l’ARLA a changé l’évaluation globale, sans justification scientifique fiable, pour un seul épandage de glyphosate avec une moyenne de résidus sur gazon transférables pondérée en fonction d’un intervalle de sept jours, et ce, pour l’évaluation globale tout entière qui s’appliquait à l’ensemble des populations. Les résidus moyens de glyphosate ont été calculés à intervalles de sept jours, plutôt qu’en présumant une exposition à des résidus aussitôt après l’épandage. De plus, Safe Food Matters Inc. a déclaré que cette précision de l’évaluation de risque global a en fait réduit le facteur de sécurité de 10 en changeant les taux d’épandage, puisqu’il y aurait eu dépassement du facteur de sécurité de 10 si les taux d’épandage restaient les mêmes.

[59]  Dans ce contexte, la marge d’exposition [la ME] est un facteur qui sert à évaluer l’exposition sécuritaire au glyphosate émanant de toutes sources, dont l’alimentation, l’eau potable et l’environnement. Comme le chiffre de 100 était considéré comme le facteur de sécurité, l’objectif était une ME de 100 ou plus. Une ME inférieure à 100 dénote une exposition dangereuse.

[60]  Il convient de signaler que la LPA n’exige pas que l’ARLA dispose de données scientifiques fiables pour étayer une décision de réduire le nombre de fois auquel on s’attend à ce que les enfants soient exposés au glyphosate pendant une période donnée. Cela veut dire que l’on peut recourir à la logique et au bon sens, quand les circonstances s’y prêtent, pour justifier un tel changement.

[61]  Les résultats de l’étude portant sur l’exposition chez les rats ont été modélisés en vue d’extrapoler l’effet sur les humains de tous âges. Dans le cadre de cet exercice, il a été tenu pour acquis que deux expositions auraient lieu à sept jours d’intervalle, et ce, au taux d’épandage maximal. Dans ces circonstances, dans le cas des enfants âgés de un à deux ans, l’objectif de 100 n’a pas été atteint.

[62]  Cependant, l’ARLA signale, à la page 28 du projet de réévaluation, que ses hypothèses étaient déraisonnables et qu’elle les avait rajustées parce que :

  • elle s’était servie des LMR américaines pour l’orge, le blé et l’avoine, même si 99 % de ces cultures étudiées étaient produites au Canada;

  • un épandage au taux maximal était plus logique que deux expositions, compte tenu du bref intervalle de sept jours.

[63]  En fin de compte, le facteur de 100 était atteint pour tous les groupes d’âge.

[64]  À mon avis, les demanderesses n’ont pas démontré qu’il existe un doute scientifiquement fondé quant au caractère approprié de la révision par l’ARLA de ses hypothèses.

D.  La question en litige no IV – La sécurité ou le facteur issu de la LPA

[65]  La réponse de l’ARLA reformule de la façon suivante la préoccupation des demanderesses :

[traduction]

Commentaire no 1 : Nous avons reçu un commentaire qui s’opposait aux réductions du facteur de sécurité sans justification scientifique, relativement à l’effet le plus sensible de malformations cardiovasculaires dans l’étude sur les risques de toxicité pour le développement de lapins. L’opposant indique que le fait de tempérer le doute entourant l’« effet le plus sensible », en prenant pour base la présence d’une toxicité maternelle ne semble pas être autorisé, d’après l’approche décrite dans le document SPN 2008‑01.

[66]  Si l’on épand du glyphosate autour de maisons ou d’écoles, le facteur issu de la LPA exige que l’ARLA applique une marge de sécurité 10 fois supérieure à celle qui s’appliquerait par ailleurs.

[67]  Il est important de signaler que, dans un calcul ordinaire, il y a déjà deux facteurs qui incorporent un élément de prudence – un facteur de 10 pour la variabilité interspécifique, et un autre facteur de 10 pour la variabilité intraspécifique – dans un facteur d’incertitude de base de 100. Le facteur issu de la LPA ajoute une protection supplémentaire afin de tenir compte d’un degré d’incertitude supplémentaire lorsqu’il est question d’enfants, c’est‑à‑dire qu’un facteur issu de la LPA de 10 ferait augmenter à 1 000 le facteur d’incertitude global.

[68]  En outre, dans cette situation, l’ARLA doit, au titre du sous‑alinéa 19(2)b)(iii) de la LPA, disposer d’une base de données scientifiques fiables pour changer la norme de 10.

[69]  L’ARLA s’est fondée sur le fait que, dans l’étude sur la toxicité du glyphosate chez des lapins (fœtus et mères), les effets sensibles étaient clairs. Cela voulait dire que les données faisaient état d’une nette démarcation entre les doses de glyphosate qui faisaient montre – ou pas – d’effets préjudiciables sur la santé.

[70]  L’ARLA dit qu’en raison de la toxicité maternelle, l’effet du glyphosate sur le fœtus pouvait être réduit, parce que certains des effets préjudiciables pour la santé du fœtus pouvaient être attribués au fait que le mauvais état de santé de la mère, en soi, avait une incidence défavorable sur le fœtus. Ce raisonnement a amené l’ARLA à réduire le facteur de sécurité de 10 à 3 pour les femmes âgées de 13 à 49 ans et de 10 à 1 pour les autres groupes. Cela veut dire que les femmes en âge de procréer bénéficient d’une protection supplémentaire.

[71]  Les demanderesses disent que le facteur issu la LPA ne peut pas être réduit dans ce cas‑ci, et elles invoquent à cet égard le Document de principes [SPN] 2008‑01, à la section 4.3, dont le libellé est le suivant :

Si les données relatives à la toxicité indiquent l’absence de toxicité prénatale ou postnatale ou que le niveau préoccupant est faible (et si les données sont jugées complètes), il est inutile d’utiliser le facteur issu de la LPA de 10 concernant les toxicités prénatale et postnatale (le facteur LPA est réduit à 1). Si le niveau préoccupant est élevé, il faut conserver le facteur LPA de 10.

[72]  Cependant, l’ARLA dit qu’elle peut réduire le facteur en vertu du premier paragraphe de la section 4.1 du document de principes SPN 2008‑01, dont le libellé est le suivant :

En vertu des dispositions de la nouvelle LPA, l’ARLA doit utiliser par défaut un facteur 10 (facteur LPA) sauf si elle est amenée à conclure, sur la foi de données fiables, qu’un facteur de valeur différente serait plus approprié pour la sécurité des nourrissons et des enfants. La détermination de la valeur du facteur passe par l’évaluation de l’exhaustivité des données portant sur l’exposition des nourrissons et des enfants, et sur les risques de toxicité prénatale ou postnatale (voir la figure 2). Les lacunes des bases de données toxicologiques ne sont pas toutes du même ordre, et les problèmes de toxicité prénatale et postnatale ne présentent pas tous la même gravité. Pour ces raisons, l’ARLA s’efforce de déterminer au cas par cas la valeur du facteur LPA à utiliser lorsque la fiabilité des données disponibles le permet. Elle utilise une démarche multidisciplinaire pour optimiser l’utilisation de toutes les informations disponibles. Un facteur LPA inférieur ou égal à 10, ou dans de très rares circonstances, supérieur à 10, peut être utilisé dans une évaluation. Compte tenu de la grande quantité de données généralement disponibles sur un pesticide précis, l’ARLA estime que, dans la plupart des cas, elle pourra compter sur des données fiables suffisantes pour procéder à une détermination individuelle des facteurs supplémentaires dont elle a besoin pour assurer la sécurité des nourrissons et des enfants.

[Notes de bas de page omises.]

[73]  À mon avis, les demanderesses n’ont pas établi l’existence d’un doute scientifiquement fondé quant à la décision de l’ARLA de réduire le facteur issu de la LPA. Cette question a soulevé des préoccupations quant à l’interprétation du document de principes SPN 2008‑01 et au fait de savoir si l’interprétation de l’ARLA était raisonnable. L’interprétation d’une loi n’est pas une tâche qui incombe à une commission constituée de scientifiques.

[74]  J’ai conclu que les demanderesses n’ont pas établi dans leur AO qu’il existe un doute scientifiquement fondé quant à la validité des évaluations et, pour cette raison, la présente demande de contrôle judiciaire concernant la décision de l’ARLA de ne pas constituer une commission d’examen sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier T‑277‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Suivant une entente conclue entre les deux parties, chacune d’entre elles assumera ses propres frais.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour d’avril 2020

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑277‑19

 

INTITULÉ :

MARY LOU MCDONALD ET SAFE FOOD MATTERS INC. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 FÉVRIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Andrea Gonsalves

Emily Quail

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Andrea Bourke

Elizabeth Koudys

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stockwoods

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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