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Date : 20200212


Dossier : IMM‑3540‑19

Référence : 2020 CF 240

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 12 février 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

HUBERT ALANZO GRAY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur s’est présenté devant la Cour pour contester le rejet de sa demande d’asile. Malgré les efforts concertés déployés par son avocat, j’ai rejeté sa demande à l’audience et j’ai promis de fournir mes motifs ultérieurement. Les voici.

I.  Le contexte

[2]  Le demandeur est un citoyen jamaïcain de 40 ans qui a travaillé comme entomologiste pour le gouvernement. Il a fondé sa demande d’asile sur trois motifs et événements principaux qui lui font craindre d’être persécuté s’il devait être renvoyé en Jamaïque, ainsi que sur la crainte qu’il éprouve en tant que rastafari.

[3]  Premièrement, le 18 janvier 2019, le bon ami et partenaire commercial du demandeur a été tué par balle. Bien que le demandeur ne soit pas en mesure d’attribuer le meurtre à une personne ou à un groupe en particulier, il fait valoir que la vengeance est profondément ancrée dans la culture des gangs jamaïcains. Selon lui, s’il retourne en Jamaïque, il sera assassiné par la personne ou le groupe responsable du meurtre, qui supposera qu’il est revenu pour venger la mort de son ami.

[4]  Deuxièmement, la mère du demandeur a été témoin d’une fusillade entre bandits dans sa communauté il y a près de dix ans. Le demandeur affirme que les bandits en question pourraient donc vouloir s’en prendre aux membres de la famille de toute personne qui a été témoin de l’événement.

[5]  Troisièmement, le demandeur craint son ancien patron, pour lequel il a travaillé pendant une dizaine d’années avant de fuir la Jamaïque. Il a décrit cet ancien patron comme un homme corrompu et influent, qui exerce un grand pouvoir et une influence considérable au sein du gouvernement et qui utilise des moyens comme la diffamation et la violence pour s’assurer de la loyauté des gens. Lorsque le patron du demandeur a appris en 2016 que ce dernier avait des problèmes conjugaux, il lui a fait des remarques inappropriées, qui sont devenues de plus en plus agressives et ont abouti à des avances sexuelles importunes auxquelles le demandeur n’a pas répondu, ce qui a mis sa sécurité d’emploi en péril.

[6]  Enfin, le demandeur allègue qu’il craint d’être persécuté parce qu’il s’identifie comme un rastafari.

[7]  Le demandeur a expliqué qu’il n’a jamais fait part à la police des préoccupations pour sa sécurité que suscitaient en lui les craintes mentionnées ci‑dessus. Il affirme notamment qu’il aurait commis un [traduction] « suicide professionnel » s’il avait demandé l’aide ou la protection de la police à l’égard de la situation qu’il vivait avec son patron compte tenu du pouvoir et des liens de celui‑ci. Quant à la question de savoir s’il a cherché un refuge sûr ailleurs, le demandeur soutient qu’il n’a jamais essayé de fuir dans une autre région de la Jamaïque parce que, affirme‑t‑il, la criminalité gangrène l’ensemble du pays.

[8]  Dans sa décision du 15 mai 2019 [la décision contestée], la Section de la protection des réfugiés [la SPR ou la Commission] a conclu que le demandeur était crédible, mais qu’il n’y avait pas de lien entre le risque auquel il serait exposé et les motifs prévus dans la Convention, dans la mesure où ses craintes réelles portaient essentiellement sur la criminalité générale, la corruption et la vengeance. En ce qui concerne les croyances religieuses, le commissaire de la SPR a noté que le demandeur avait exprimé des craintes quant à son appartenance au mouvement rastafari seulement après qu’il lui avait expliqué la différence entre une demande d’asile présentée au titre de l’article 96 et une demande d’asile présentée au titre de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. En fin de compte, la Commission a conclu qu’il n’y avait aucun lien entre la religion du demandeur et le risque de préjudice auquel il serait exposé s’il devait retourner en Jamaïque.

[9]  La Commission a également rejeté la demande d’asile fondée sur l’article 97. Elle a conclu que le patron du demandeur n’agissait pas en tant qu’agent de l’État et que le demandeur n’avait pas démontré l’existence d’un risque particulier ou personnalisé, par opposition à un risque généralisé. De plus, la Commission a conclu que les menaces relatives à la sécurité et aux perspectives d’emploi du demandeur au sein du gouvernement jamaïcain ne sont pas visées par l’article 97, notamment parce que le demandeur ne travaille plus pour son ancien patron.

[10]  La Commission était également d’avis que les autres craintes correspondaient elles aussi à un risque généralisé et qu’elles ne donnaient donc pas lieu à un risque d’être soumis à la torture ou à une menace à la vie du demandeur aux termes de la Loi. Par exemple, en ce qui concerne le crime dont la mère du demandeur avait été témoin dans le passé, la Commission a noté que la mère et le fils avaient continué à résider en Jamaïque pendant de nombreuses années sans jamais subir de représailles. La Commission est parvenue à des conclusions similaires concernant la crainte spéculative du demandeur découlant du meurtre récent de son ami.

[11]  En fin de compte, la Commission a conclu que le demandeur craint d’être victime de la criminalité générale, comme toute personne qui se trouve dans une situation économique favorable en Jamaïque. Lorsqu’une personne est exposée à un risque élevé de criminalité — que ce soit parce qu’elle vit dans une zone dangereuse ou qu’elle est perçue comme étant riche —, ce risque généralisé élevé n’est pas suffisant pour établir le bien‑fondé d’une demande d’asile en l’absence d’autres facteurs.

II.  Analyse

[12]  La seule question qui se pose est celle de savoir si la SPR a commis une erreur en concluant i) à l’absence de lien entre les craintes soulevées et l’article 96 de la Loi, et ii) à l’absence d’un risque particulier au sens de l’article 97. Les parties ont convenu que, selon l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Je me pencherai donc sur le caractère raisonnable des conclusions de la Commission, d’abord en ce qui concerne l’article 96, puis en ce qui concerne l’article 97.

(i)  Le risque prévu à l’article 96 de la Loi

[13]  J’estime qu’il était tout à fait raisonnable pour la Commission de conclure, en fonction des trois incidents évoqués ci‑dessus, que les victimes d’actes criminels, de corruption ou de vengeance ne parviennent généralement pas à établir un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs prévus dans la Convention. Premièrement, le demandeur n’a jamais subi de représailles à la suite du meurtre dont sa mère a été témoin. Deuxièmement, il n’a jamais été victime de violence au travail. Troisièmement, il n’a subi aucunes représailles après le meurtre de son ami, et la Commission a estimé à juste titre que toute allégation relative à de futures représailles était également spéculative au regard de la preuve. J’estime qu’il est également révélateur que le demandeur n’a jamais cherché à obtenir la protection de l’État lorsqu’il était en Jamaïque, pas plus qu’il ne semble avoir eu besoin de le faire.

[14]  En ce qui concerne l’allégation de persécution fondée sur le fait que le demandeur est un rastafari, le commissaire a écrit :

Je constate que, à l’audience, le demandeur d’asile a fait référence à ses croyances religieuses en tant que [rastafari] et a laissé entendre que celles‑ci pourraient faire en sorte qu’il soit une cible plus facile à des fins de discrimination en Jamaïque. Toutefois, j’estime que la religion du demandeur d’asile constitue une question tout à fait secondaire qui a été soulevée seulement quand j’ai expressément mentionné au demandeur d’asile les différences entre les demandes d’asile au titre de l’article 96 et celles au titre de l’article 97 de la LIPR. Selon la preuve dont je dispose, je juge qu’il n’existe aucun lien entre la religion du demandeur d’asile et les préjudices auxquels celui‑ci dit être exposé en Jamaïque.

[15]  Cette conclusion était tout à fait raisonnable compte tenu des éléments de preuve figurant au dossier et des documents particuliers qui s’y trouvent et auxquels l’avocat a fait référence au cours de l’audience. Les rastafaris ont tout au plus été victimes d’une certaine discrimination par le passé. La question de savoir si cette discrimination se poursuit aujourd’hui demeure entière, mais aucun élément dans le dossier ne permet de penser qu’elle a atteint le niveau de la persécution, et ce, même dans le passé, où de graves problèmes ont parfois été constatés. Lorsque je lui ai posé la question, l’avocat du demandeur n’a pu citer aucune décision — de la Commission ou de la Cour — pour étayer l’allégation selon laquelle les rastafaris sont persécutés en Jamaïque. Je n’en connais assurément aucune. La jurisprudence générale appuie les conclusions de la Commission (voir, par exemple, Pava c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1239, au par. 25).

(ii)  Le risque prévu à l’article 97 de la Loi

[16]  La Commission n’a rien trouvé qui puisse laisser penser que le demandeur est exposé à un risque prospectif qui pourrait susciter des inquiétudes. Le demandeur n’a pas été en mesure de présenter des éléments de preuve particuliers lorsqu’il a été interrogé à l’audience, du moins en ce qui concerne les craintes découlant de l’un des trois incidents susmentionnés. Toutefois, le demandeur s’est concentré sur les craintes que suscitera, selon lui, son retour en Jamaïque après une période d’absence à l’étranger. Il a fait référence à des reportages qui portent sur certains actes de violence, ainsi qu’à d’autres éléments qui semblent indiquer que les policiers pourraient cibler les rapatriés. Aucun de ces éléments de preuve ne permet de conclure que le demandeur est exposé à des risques; en effet, l’un d’entre eux concerne des expatriés qui ont quitté la Grande-Bretagne et pris leur retraite en Jamaïque. Premièrement, ces histoires portent sur des actes de violence aléatoires. Deuxièmement, rien ne laisse penser que les policiers cibleraient le demandeur ou que des gangs communiqueraient des renseignements au sujet de ce dernier aux autorités.

[17]  Je ne puis convenir que la Commission a fait abstraction des éléments de preuve concernant le risque auquel le demandeur serait exposé en tant que rapatrié, que ce risque découle des incidents survenus dans le passé ou du fait qu’il serait considéré comme une personne riche de retour de l’étranger. La Commission a souligné à juste titre que le demandeur n’a jamais eu de démêlés avec la police ou avec des gangs, et qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’un éventuel retour en Jamaïque y changerait quoi que ce soit. Compte tenu des éléments de preuve produits, il était loisible au commissaire de la SPR de déclarer qu’il « ne [pouvait] conclure que le profil de risque du demandeur d’asile est plus élevé que celui de nombreux autres Jamaïcains ou est différent », ni que le risque auquel est exposé le demandeur est différent du risque auquel sont généralement exposées les personnes qui se trouvent dans une situation économique favorable.

[18]  Certes, la Commission a souligné que les éléments de preuve démontraient qu’au cours des dernières années, la Jamaïque a été confrontée à des problèmes de criminalité, y compris à des crimes violents, au crime organisé, à des guerres entre groupes de trafiquants de drogue, à des cas de corruption au sein de la police, à des abus des droits des citoyens, au phénomène des justiciers et, ultimement, à certains problèmes avec le système de justice pénale et la magistrature. Bien que cette situation soit inquiétante pour les citoyens, les demandeurs doivent néanmoins démontrer la probabilité d’un risque personnalisé plutôt que l’existence d’un simple risque auquel sont généralement exposées les autres personnes dans le pays. Le demandeur n’a pas été en mesure de le faire, et la conclusion tirée par la SPR à cet égard était légitime.

[19]  Enfin, le demandeur n’a pas été en mesure de citer une décision à l’appui des faits qui concernent précisément le risque auquel il serait exposé en Jamaïque en tant que rapatrié.

III.  Conclusion

[20]  Comme la décision contestée est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la Commission est assujettie, il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3540‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de février 2020.

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3540‑19

 

INTITULÉ :

HUBERT ALANZO GRAY c le ministre de la citoyenneté et de l’immigration

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 FÉVRIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Joseph Paul Granton

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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