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Date : 20050926

Dossier : T-1864-00

Référence : 2005 CF 1229

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY                            

ENTRE :

                                                        JOHN LETOURNEAU et

LETOURNEAU LIFE RAIL LTD.

demandeurs

et

CLEARBROOK IRON WORKS LTD.

défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La Cour est saisie d'une requête présentée par la défenderesse, Clearbrook Iron Works Ltd., en vue d'obtenir un jugement sommaire rejetant l'action en contrefaçon de brevet intentée par les demandeurs, John Letourneau et Letourneau Life Rail Ltd., et accueillant la demande reconventionnelle présentée par la défenderesse en vue d'obtenir un jugement déclarant que le brevet canadien no 2,245,136 (le brevet 136) est invalide pour cause d'ambiguïté et d'incertitude.

[2]                John Letourneau est l'inventeur désigné et le titulaire du brevet, et Letourneau Life Rail Ltd. (les deux étant appelés collectivement Letourneau), le porteur de licence autorisé à fabriquer et à vendre le produit visé par le brevet. Il s'agit d'un dispositif de fixation des filins ou câbles qui forment une rampe de sécurité utilisée lors de la construction de bâtiments à murs de béton modulaires selon une méthode de mise en place par relèvement.

[3]                Les demandeurs allèguent dans leurs actes de procédure que Clearbrook Iron Works Ltd. (Clearbrook) fabrique, distribue et vend un produit contrefait.

[4]                La demanderesse Letourneau Life Rail Ltd. accuse également la défenderesse de contrefaçon de la marque de commerce déposée LIFE-RAIL en liaison avec des systèmes de rampes de sécurité. Clearbrook conteste la validité de l'enregistrement de la marque de commerce. Les allégations de contrefaçon de la marque de commerce ne font pas partie de la présente requête en jugement sommaire.

[5]                Clearbrook n'a fait entendre aucun expert à l'appui de sa requête, mais elle se fonde sur son contre-interrogatoire de l'expert de Letourneau et sur la proposition que l'invalidité du brevet est de toute évidence une question de droit pour laquelle il n'est pas nécessaire d'obtenir l'avis d'un expert.


[6]                Letourneau a produit l'affidavit de John Russell, un consultant en sécurité dans l'industrie de la construction et ancien superviseur de la sécurité sur les chantiers de construction qui possède une trentaine d'années d'expérience dans l'industrie de la construction. En réponse à la présente requête, l'avocat des demandeurs lui a demandé de lire le brevet 136 et de fournir son opinion sur le sens que lui donnerait la personne possédant des connaissances générales et ordinaires en matière de sécurité sur les chantiers de construction, en particulier les revendications 1 et 15 sur lesquelles porte la requête.

[7]                Clearbrook affirme que les connaissances spécialisées que possède M. Russell en tant que consultant en sécurité sur les chantiers de construction sont limitées et qu'elles n'ont de toute façon aucun rapport avec les questions en litige dans la présente requête. Il n'est pas un ingénieur professionnel et il n'a aucune formation ou études spécialisées dans le domaine. Ses connaissances se limitent par ailleurs en grande partie au régime de sécurité en vigueur en Colombie-Britannique, bien qu'il ait agi comme consultant à l'extérieur de la province dans le cadre de projets et qu'il ait participé à des programmes de formation.

[8]                Je suis convaincu que M. Russell possède des connaissances et une expérience spécialisées suffisantes pour donner un avis d'expert sur la sécurité dans les chantiers de construction et sur les systèmes de protection contre les chutes et pour éclairer la Cour sur ce qu'une personne ayant des connaissances ordinaires dans ces domaines comprendrait à la lecture du brevet en litige.


CE QUI EST REVENDIQUÉ

[9]                Les revendications pertinentes du brevet 136 sont les revendications 1 et 15 dont voici le texte :

[traduction]

Revendication 1

Un dispositif de fixation de rampes sur murs de béton modulaires formé d'un étançon et d'un manchon d'ancrage, ledit étançon étant conçu pour se fixer de façon amovible audit manchon d'ancrage, ledit étançon étant un élément oblong entre deux extrémités opposées, la seconde extrémité comportant un élément rigide de montage destiné à se glisser en ajustement serré dans le manchon d'ancrage, lequel manchon se fixe de manière rigide dans un panneau mural en béton grâce à des moyens d'ancrage, ledit élément rigide de montage se trouvant dans le plan général des deux extrémités opposées susmentionnées, la première de ces extrémités étant décalée latéralement dans le plan général précité par rapport à la seconde extrémité susmentionnée de façon à recouvrir ledit élément rigide de montage sur une distance au moins égale à l'épaisseur du panneau mural en béton précité, et de fixations destinées à se monter sur ledit étançon près de sa première extrémité pour recevoir des barres horizontales décalées par rapport à la seconde extrémité de l'étançon.

Revendication 15

Un dispositif de fixation de rampes sur murs de béton modulaires formé d'un étançon et d'un manchon d'ancrage, ledit étançon étant conçu pour se fixer de façon amovible audit manchon d'ancrage, ledit étançon étant un élément oblong entre deux extrémités opposées, ledit étançon ayant un premier tronçon compris entre sa première extrémité et une déviation, et un second tronçon allant de ladite déviation à sa seconde extrémité, lesdits tronçons étant sensiblement parallèles; la seconde extrémité comportant un élément rigide de montage destiné à se glisser en ajustement serré dans le manchon d'ancrage, lequel manchon se fixe de manière rigide dans un panneau mural en béton grâce à des moyens d'ancrage, ledit élément rigide de montage se trouvant dans un premier plan général des deux extrémités opposées susmentionnées, la déviation susmentionnée ayant pour effet de décaler latéralement ladite première extrémité dans ledit premier plan par rapport à ladite seconde extrémité de façon à recouvrir ledit élément rigide de montage sur une distance au moins égale à l'épaisseur du panneau mural en béton précité, une paire de fixations étant montée sur ledit étançon le long de son premier tronçon pour y fixer des barres horizontales décalées par rapport à sa seconde extrémité.


[10]            Selon ma compréhension des revendications, les éléments essentiels sont un poteau comportant une déviation et un manchon amovible. Le poteau (étançon) est fixé à un panneau mural en béton en ancrant son extrémité inférieure horizontalement dans le manchon amovible, une sorte de douille intégrée dans la face extérieure du panneau mural au stade de sa préfabrication. L'étançon comporte un premier tronçon vertical, une déviation diagonale et un nouveau tronçon vertical. La déviation vers l'intérieur du bâtiment et le second tronçon vertical, qui forment une sorte de « patte-de-chien » , font que le poteau, vu de face, se dresse verticalement au-dessus du mur dans un même plan.

[11]            Comme il est indiqué dans le mémoire descriptif, au sommet de l'étançon se trouve un appendice spiralé (hélicoïdal) dans lequel on peut enfiler un filin ou un cordage. Une ouverture dans la fixation permet à l'ouvrier de franchir l'étançon sans avoir à décrocher du filin ou cordage le mousqueton de son harnais de sécurité. Il est possible de monter plusieurs fixations dans le tronçon vertical supérieur de l'étançon pour faire courir d'autres câbles de sécurité horizontaux sous le premier câble au sommet.

QUESTIONS EN LITIGE

[12]            Les questions en litige dans la présente requête sont les suivantes :

1.          Y a-t-il lieu en l'espèce de rendre un jugement sommaire?

2.          Le brevet est-il invalide en raison des ambiguïtés que comporte l'exposé de l'invention?

3.          Le brevet est-il invalide en raison des ambiguïtés que comportent les revendications?


ARGUMENTS et ANALYSE

1.          Jugement sommaire

[13]            Le paragraphe 216(1) des Règles prévoit que, lorsque saisie d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence. L'alinéa 216(2)b) prévoit que, lorsque la seule véritable question litigieuse est une question de droit, la Cour peut statuer sur celle-ci et rendre un jugement sommaire. Suivant le paragraphe 216(3), lorsque la Cour conclut qu'il existe une véritable question litigieuse à l'égard d'une déclaration ou d'une défense, elle peut rendre un jugement sommaire si elle parvient, à partir de l'ensemble de la preuve, à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit.

[14]            Selon Clearbrook, l'ambiguïté et l'incertitude sont des lacunes évidentes en l'espèce et il n'y a donc pas de véritable question litigieuse à juger en ce qui concerne sa prétention d'invalidité. À titre subsidiaire, s'il y a une véritable question litigieuse à juger à l'égard de la validité, l'alinéa 216(2)b) ou le paragraphe 216(3) s'applique et la Cour devrait trancher la question en rejetant sommairement l'action.


[15]            Clearbrook affirme que les questions de l'ambiguïté et de l'incertitude sont des questions de droit. Il n'est pas nécessaire d'examiner les éléments de preuve relatifs aux activités exercées par Letourneau ou Clearbrook. Il n'y a pas de faits à dégager ou de questions de crédibilité à trancher qui feraient en sorte qu'il n'y a pas lieu en l'espèce de rendre un jugement sommaire : Trojan Technologies Inc. c. Suntech Environmental Inc. (2004), 320 N.R. 322, 2004 CAF 140; Succession MacNeil c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2004] 3 R.C.F. 3, 2004 CAF 50.

[16]            Les actes de procédure, qui comprennent une copie du brevet, sont suffisants pour permettre à la Cour de trancher les questions en litige. Clearbrook fait valoir qu'invalider à cette étape-ci le brevet 136 au lieu de tenir un procès en bonne et due forme sur toutes les allégations de contrefaçon et d'invalidité épargnerait à la Cour et aux parties beaucoup de temps et de ressources.

[17]            Letourneau répond qu'il ne s'agit pas d'un de ces procès inusités en matière de brevet dans lequel il y a lieu de rendre un jugement sommaire. On peut interpréter un brevet simplement en le lisant, mais la Cour ne devrait rendre un jugement sommaire que lorsque les faits sont clairs, qu'elle dispose de tous les éléments de preuve requis et qu'il ne se pose pas de question au sujet de la crédibilité des témoins. Il est nécessaire en pareil cas de faire témoigner des experts des deux parties pour aider la Cour à bien interpréter le brevet et à faire disparaître toute ambiguïté et, pour ce faire, il faut savoir ce que l'homme du métier en comprendrait.


[18]            Je conviens avec la défenderesse que l'interprétation des brevets est une question de droit et que l'absence de preuve de Clearbrook, sous forme notamment de témoignage d'expert, ne porte pas un coup fatal à sa requête. Clearbrook peut invoquer le témoignage de l'expert de Letourneau et elle n'a pas à faire entendre son propre expert sur ce qu'un homme du métier comprendrait des revendications pour établir si elles sont ambiguës ou insuffisantes : Calgon Carbon Corp. c. North Bay (Ville), [2005] A.C.F. no 1048, 2005 CF 838.

[19]            Letourneau, en revanche, n'a pas à établir la validité du brevet selon la prépondérance de la preuve pour faire échec à la requête. Il lui incombe plutôt de démontrer qu'il y a de véritables questions litigieuses à juger :

[L]es parties qui répondent à une requête en jugement sommaire n'ont pas la charge qu'elles auraient si elles étaient demanderesses à l'instruction. Les parties qui répondent à une requête en jugement sommaire n'ont pas la charge de prouver tous les faits de l'affaire; selon la règle 215 des Règles de la Cour fédérale (1998), elles sont uniquement tenues de présenter une preuve montrant qu'il existe une véritable question litigieuse

MacNeil, précité, au paragraphe 25.

2. Ambiguïté de l'exposé de l'invention

[20]       Clearbrook affirme que le brevet est invalide parce que l'exposé de l'invention est ambigu étant donné qu'il ne décrit pas l'invention de façon complète et précise. Le mémoire descriptif ne précise pas comment déterminer le degré de décalage requis. Il n'est pas indiqué que le décalage doit toujours excéder l'épaisseur du panneau mural en béton, ainsi qu'il est précisé dans les revendications. L'exposé n'indique que l'orientation du décalage. Même si les revendications sont suffisamment certaines - ce que Clearbrook nie - les irrégularités dont l'exposé de l'invention est entaché rendent le brevet invalide.


[21]       Suivant Letourneau, l'omission de mentionner ou de définir un terme dans l'exposé de l'invention ne constitue pas une raison suffisante pour invalider un brevet pour cause d'ambiguïté : Mentmore Manufacturing Co. c. National Merchandise Manufacturing Co., [1974] A.C.F. no 410, au paragraphe 8, 14 C.P.R. (2d) 151 (C.F. 1re inst.); Corning Glass Works c. Canada Wire & Cable Ltd. (1984), 81 C.P.R (2d) 39, 2 C.I.P.R. 77 (C.F. 1re inst.); Steel Co. of Canada Ltd. c. Sivaco Wire and Nail Co. (1973), 11 C.P.R (2d) 153, [1973] A.C.F. no 603 (C.F. 1re inst.).

[22]       Letourneau soutient que son expert n'a eu aucune difficulté à comprendre le sens de la revendication ou à déterminer le décalage requis. Aux dires de l'expert, on peut déchiffrer l'objet du brevet en lisant le brevet : Risi Stone Ltd. c. Groupe Permacon Inc. (1995), 65 C.P.R (3d) 2, 101 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.); Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., (2000), 10 C.P.R (4th) 65, aux paragraphes 88 et 91, [2001] 1 C.F. 495 (C.A.F.). Le lecteur averti ignorant le décalage précis exigé et l'épaisseur du panneau mural saurait quand même quelle serait l'amplitude du décalage acceptable en raison de l'éventail d'épaisseurs utilisées dans l'industrie de la construction : McPhar Engineering Co. of Canada c. Sharpe Instruments Ltd., [1956-60] R.C. de l'É. 467, aux paragraphes 74, 99 et 100, 35 C.P.R. 105.

[23]       Le critère applicable en matière d'ambiguïté et d'insuffisance de l'exposé de l'invention a été énoncé dans l'arrêt Pioneer Hi-Bred Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), [1989] 1 R.C.S 1623, à la page 1638, 60 D.L.R. (4th) 223 :


Le demandeur doit divulguer tout ce qui est essentiel au bon fonctionnement de l'invention. Afin d'être complète, celle-ci doit remplir deux conditions : l'invention doit y être décrite et la façon de la produire ou de la construire définie (le président Thorson dans Minerals Separation North American Corp. v. Noranda Mines Ltd., [1947] R.C. de l'É. 306, à la p. 316). Le demandeur doit définir la nature de l'invention et décrire la façon de la mettre en opération. Un manquement à la première condition invaliderait la demande parce qu'ambiguë alors qu'un manquement à la seconde l'invaliderait parce que non suffisamment décrite. Quant à la description, elle doit permettre à une personne versée dans l'art ou le domaine de l'invention de la construire à partir des seules instructions contenues dans la divulgation (le juge Pigeon dans Burton Parsons Chemicals Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555, à la p. 563; Monsanto Co. c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108, à la p. 1113), et d'utiliser l'invention, une fois la période de monopole terminée, avec le même succès que l'inventeur, au moment de sa demande (Minerals Separation, précité, à la p. 316).

[24]       Le mémoire descriptif doit être lu par un esprit désireux de comprendre, et non le contraire, et il ne doit pas être écarté pour un simple vice de forme : Whirlpool Corp. c. Camco Inc. (2000), 9 C.P.R. (4th) 129, au paragraphe 49, 2000 CSC 67, citant le jugement Lister c. Norton Brothers and Co. (1886), 3 R.P.C. 199 (Div. Ch.), à la page 203; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd. (1998), 79 C.P.R. (3d) 193, au paragraphe 306, 145 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), modifié sur d'autres questions, Apotex, précité.


[25]       M. Russell a déclaré à la barre qu'une personne versée dans le domaine des mesures de sécurité dans la construction serait facilement en mesure de calculer la distance de décalage nécessaire. Selon Clearbrook, M. Russell interprète le brevet d'après ce qu'il croit comprendre des exigences imposées par les commissions provinciales d'indemnisation des victimes d'accident du travail qui sont chargées de veiller à la sécurité au travail. Et la compréhension qu'il en a se limite en grande partie au territoire de la Colombie-Britannique. Bien que le témoignage de M. Russel ait été ébranlé lors de son contre-interrogatoire, il n'a pas été complètement anéanti.

[26]       Je ne crois pas que l'omission d'indiquer le décalage en des termes précis ou relatifs entache l'exposé de l'invention d'une irrégularité suffisamment grave pour justifier le prononcé d'un jugement sommaire en faveur de la défenderesse dans la présente instance, d'autant plus que la Cour ne dispose en l'espèce d'aucun témoignage d'expert contradictoire. Il reste à mon avis une véritable question litigieuse à trancher à cet égard.

3. Ambiguïté dans les revendications

[27]       Clearbrook affirme que les revendications du brevet sont ambiguës sous au moins deux rapports et que le brevet est invalide dans l'un ou l'autre cas.


[28]       Premièrement, les revendications décrivent un dispositif constitué uniquement d'un étançon ayant un décalage et d'un manchon d'ancrage. Les caractéristiques et les dimensions du décalage requis de l'étançon ne sont pas connues, étant donné qu'elles font référence à un panneau mural indéterminé et inconnu. D'après Clearbrook, on a affaire ici au même type d'ambiguïté que celle dont il était question dans les affaires Apotex Inc. c. Hoffman-La Roche Ltd (1989), 24 C.P.R. (3d) 289, 23 C.I.P.R. 1 (C.A.F.), et Kirin-Amgen Inc. and others c. Hoeschst Marion Roussel Limited and others, [2004] UKHL 46, [2005] 1 All E.R. 667. Le breveté qui décrit une invention dans le corps d'un mémoire descriptif ne se voit accorder aucun monopole autre que ce qui figure dans les revendications elles-mêmes : Electric and Musical Industries, Ltd. c. Lissen (1938), 56 R.P.C. 23 (C.L.), à la page 39, cité dans l'arrêt Free World Trust c. Électro Santé, [2000] 2 R.C.S. 1024, (2000), 9 C.P.R. (4th) 168, au paragraphe 39, 2000 CSC 66; Whirlpool, précité, au paragraphe 52.

[29]       Clearbrook reconnaît que la personne qui utiliserait un étançon et un manchon pourrait être en mesure de dire si leur fixation à un panneau mural de béton emporterait contrefaçon en supposant que le « panneau mural » dont il est question dans les revendications vise ce mur précis. Cela n'élimine cependant pas l'ambiguïté que comportent les revendications. Le fabricant de l'étançon ne sait pas nécessairement comment celui-ci sera utilisé et il n'a pas nécessairement un droit de regard sur son utilisation. De plus, l'utilisateur sera conscient du fait qu'un étançon déterminé peut emporter contrefaçon lorsqu'il est utilisé avec certains murs mais pas avec d'autres.

[30]       La consultation de l'exposé de l'invention ne permet pas de faire disparaître l'ambiguïté parce que l'exposé ne donne pas non plus de précisions quant au panneau mural. L'exposé de l'invention renforce la variabilité des pattes-de-chien et l'imprécision de l'exigence relative au décalage.


[31]       Deuxièmement, Clearbrook soutient que l'expression « décalée latéralement » est ambiguë et qu'on ne peut la définir avec certitude. On ignore si l'on doit mesurer la distance de décalage en fonction du bord extérieur, médian ou intérieur de l'étançon, ce qui a une incidence sur la distance totale du décalage, voire même sur la question de savoir si le dispositif contrefait le brevet 316, mais le mémoire descriptif, les revendications et l'exposé de l'invention ne permettent pas de savoir lequel il faut retenir pour déterminer le « décalage latéral » .

[32]       Letourneau affirme que le fait qu'un élément est défini en fonction d'une variable qui est extérieure au dispositif revendiqué n'est pas suffisant en soi pour justifier l'annulation d'une revendication pour cause d'ambiguïté : Paige Innovations Inc. c. Noma Inc., [1997] A.C.F. no 1118, au paragraphe 10, 135 F.T.R. 277 (C.F. 1re inst.); Stonehouse c. Batco Manufacturing Ltd., [2004] A.C.F. no 2165, au paragraphe 172, 2004 CF 1767 (C.F. 1re inst.). Les affaires Paige Innovations et Stonehouse ressemblent beaucoup à la présente espèce, dans laquelle le débat porte sur un paramètre (l'épaisseur) d'un élément qui ne fait pas partie de l'invention.

[33] Même si elle devait abonder dans le sens de Clearbrook et conclure que les termes employés sont ambigus, la Cour peut quand même s'en remettre aux lumières de personnes versées dans l'art pour interpréter les termes d'une revendication. La Cour peut attribuer un sens particulier à un terme si cela a des incidences pratiques sur le fonctionnement du dispositif en question ou si le fonctionnement de celui-ci est assujetti à certaines limites. La Cour peut requérir les lumières d'un expert pour déterminer ce sens : McPhar, précité, aux paragraphes 99 et 100.


[34]       Dans la présente requête, la Cour dispose du témoignage d'une personne possédant des connaissances ordinaires dans le domaine de la sécurité dans les chantiers de construction et de la protection contre les chutes. Ce témoin a expliqué à la barre qu'il interprète l'invention conformément à la définition qu'on en trouve dans les revendications et il a ajouté qu'il est en mesure de fabriquer et d'utiliser l'invention revendiquée. Bien qu'il ait été contesté lors de son contre-interrogatoire, son témoignage demeure non contredit.

[35]       M. Russell a décrit la façon dont il mesurerait la distance de décalage de la face extérieure de l'étançon, selon son expérience et sa compréhension des pratiques courantes dans l'industrie de la construction. Le témoignage de M. Russell reposait sur le fait que les panneaux muraux en béton préfabriqués pour mise en place par relèvement ont généralement une épaisseur de 6 po ou de 8 po, même s'il existe des bâtiments construits en panneaux modulaires plus épais (il en a d'ailleurs cité un exemple). À plus de 6 po ou 8 po d'épaisseur, les panneaux représentent une masse de nature à limiter les possibilités de mise en oeuvre. Selon sa compréhension des revendications du brevet, un spécialiste de la sécurité des chantiers et de la prévention des chutes opterait pour un décalage de 12 pouces. Ce qui cadrerait avec les lignes directrices voulant que les rampes de protection composées de filins soient disposées 12 pouces à l'intérieur de la face extérieure du bâtiment.

[36]       On a souvent recouru à l'image des clôtures ou des limites encerclant un terrain pour parler de l'ambiguïté d'une revendication. Cette analogie est particulièrement appropriée en l'espèce :


[traduction] En formulant ses revendications, l'inventeur érige une clôture autour des champs de son monopole et met le public en garde contre toute violation de sa propriété. La délimitation doit être claire afin de donner l'avertissement nécessaire, et seule la propriété de l'inventeur doit être clôturée. La teneur d'une revendication doit être exempte de toute ambiguïté ou obscurité pouvant être évitée, et sa portée ne doit pas être flexible; elle doit être claire et précise de façon que le public puisse savoir non seulement où il lui est interdit de passer, mais aussi où il peut passer sans risque.

Mineral Separation North American Corporation c. Noranda Mines Limited, [1947] R.C. de l'É. 306, à la page 352, cité dans l'arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 14.

[37]       Une revendication n'est pas invalide du simple fait qu'elle n'est pas un modèle de concision et de clarté. Bien peu de revendications de brevet possèdent ces qualités. Les revendications sont rédigées de manière à être comprises par des personnes qui ont des connaissances et une expérience pratiques dans le domaine précis de l'invention : Risi Stone Ltd., précité, au paragraphe 20. On ne saurait qualifier d'ambigu un terme que l'on peut interpréter en recourant aux règles de grammaire et à la logique : Mobil Oil Corp. c. Hercules Canada Inc. (1995), 63 C.P.R (3d) 473, à la page 484, 188 N.R. 382 (C.A.F.).

[38]       La Cour doit interpréter la revendication de façon téléologique sans être trop tatillonne ou formaliste. Si plusieurs interprétations sont raisonnablement possibles, la Cour doit favoriser celle qui permet de confirmer la validité du brevet. Si le libellé du mémoire descriptif peut raisonnablement être interprété de manière à reconnaître à l'inventeur la protection de ce qu'il a effectivement inventé de bonne foi, le tribunal doit, en principe, s'efforcer de donner effet à cette interprétation : Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd. (1992), 45 CPR (3d) 449, 98 D.L.R. (4th) 1 (C.A.F.); Western Electric Co. Inc. and Northern Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada Ltd., [1934] R.C.S. 570, [1934] 4 D.L.R. 129; Unilever PLC. c. Proctor & Gamble Inc., [1995] A.C.F. no 1005, au paragraphe 23, 61 C.P.R. (3d) 499 (C.A.F.).


[39]       En l'espèce, le domaine d'usage de l'invention n'est pas trop vaste et il ne concerne pas une science obscure. Il se limite à une application assez étroite et pratique qui vise la construction en toute sécurité de bâtiments dotés de murs de béton modulaires.

[40]       La thèse très adroitement soutenue de Clearbrook est que la personne possédant des connaissances ordinaires ne connaîtrait pas les limites des revendications. Il se peut que cet argument soit retenu au procès. Mais selon la preuve présentée lors de l'instruction de la requête, je suis persuadé que Letourneau s'est acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer qu'il y a une véritable question litigieuse à juger sur ce point et que la requête doit être rejetée.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE le rejet de la requête avec dépens au demandeur.

     « Richard G. Mosley »      

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1864-00

INTITULÉ :                                        JOHN LETOURNEAU et

LETOURNEAU LIFE RAIL LTD.

c.

CLEARBROOK IRONS WORKS LTD.

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                 VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 16 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                       LE 26 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Paul Smith                                             POUR LES DEMANDEURS

J. Kevin Wright                                     POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

PAUL SMITH                          POUR LES DEMANDEURS

Droit de la propriété intellectuelle

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

J. KEVIN WRIGHT                             POUR LA DÉFENDERESSE

Davis & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)


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