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Date : 20200129


Dossier : IMM-2345-19

Référence : 2020 CF 162

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

IRSHAD BEGUM

ABDUL KHALID, FAHAD KHALIQ,

SAIRA KHALIQ et ZUNAIRA KHALIQ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent des visas [agent] à Londres, au Royaume-Uni [haut-commissariat], qui a refusé la demande de visa de résident permanent des demandeurs au titre du volet du soutien familial de la Saskatchewan de la catégorie des candidats des provinces [CCP], en vertu de l’article 87 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR].

II.  Faits

[2]  Les demandeurs sont citoyens du Pakistan. Il s’agit de la demanderesse principale, de son époux, de son fils et de ses filles. Les enfants ont tous plus de 18 ans.

[3]  Les demandeurs ont présenté leur demande de résidence permanente au titre du volet du soutien familial de la Saskatchewan de la CCP. La Saskatchewan a présenté la candidature de la demanderesse principale dans le cadre du programme Candidats immigrants pour la Saskatchewan [PCIS]. Sa candidature a été proposée en citant le code national des professions correspondant aux enseignants aux niveaux primaire et préscolaire. Elle a par la suite changé le code pour celui correspondant aux caissiers, sans que la Saskatchewan s’y oppose.

[4]  Dans sa demande, la demanderesse principale a inclus ses notes en anglais qui sont équivalentes aux échelles des Niveaux de compétence linguistique canadiens [NCLC] : 4 en écoute, 5 en lecture, 5 en écriture et 6 en expression orale.

[5]  Le niveau minimal des NCLC qui est exigé pour les caissiers, tel qu’il a été déterminé par les gouvernements du Canada et de la Saskatchewan, est le NCLC 4.

[6]  Il convient de noter que la demanderesse principale a atteint ou dépassé le NCLC 4 dans toutes les catégories.

[7]  En juillet 2015, la demanderesse principale a reçu une lettre relative à l’équité procédurale dans laquelle l’agent affirmait qu’il n’était pas convaincu que la demanderesse principale possédait les compétences linguistiques nécessaires pour travailler comme enseignante. La demanderesse principale a retenu les services d’une avocate qui a soutenu qu’elle pouvait s’établir économiquement en tant que caissière plutôt qu’enseignante, en faisant remarquer qu’il y avait un grand nombre de postes de caissier offerts, que ses notes en anglais étaient suffisantes pour occuper un emploi de caissière parce qu’elle a atteint ou dépassé les niveaux minimaux, qu’elle était et avait été une enseignante en mathématiques (peut-être depuis 1985), et que son expérience d’enseignante lui a permis de connaître les exigences sociales et administratives d’un poste de caissier. Elle a fait remarquer qu’une formation en cours d’emploi est habituellement offerte aux caissiers. Elle a également affirmé qu’elle avait un soutien financier et familial au Canada.

[8]  La Saskatchewan était au courant de la lettre relative à l’équité procédurale, mais elle n’a pas retiré sa candidature. J’en conclus qu’elle a été nommée candidate à titre de caissière par la Saskatchewan dans le cadre du PCIS.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[9]  Le 15 mars 2019, l’agent a rejeté la demande principalement parce qu’il n’était pas convaincu que la demanderesse principale possédait les compétences linguistiques nécessaires pour s’établir économiquement au Canada [décision]. Les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC] indiquent la principale préoccupation de l’agent :

[traduction]

Le représentant indique que « [d]e nombreux postes de caissier n’exigent aucune expérience dans le domaine, et la note en anglais de Mme Begum lui permettra d’exécuter les fonctions d’une caissière ». Le représentant souligne qu’une recherche sur le site Web de saskjobs, au 9 octobre 2015, a révélé 70 postes de caissier disponibles dans la région de Saskatoon et « un grand nombre de ces possibilités d’emploi indiquent expressément qu’aucune expérience n’est requise ». Le représentant a fourni des imprimés de trois offres d’emploi précises qui indiquent qu’aucune expérience n’est requise. Le représentant conclut qu’en raison de « l’abondance des postes de caissier de premier échelon disponibles, il est soutenu que Mme Begum sera en mesure de trouver un emploi de caissière dans la région de Saskatoon ». * À noter que la recherche sur le site Web de saskjobs pour les postes de caissier dans la région de Saskatoon au 19 mai 2016 révèle seulement 11 offres d’emploi, dont aucune ne précise qu’aucune expérience n’est requise. Le fichier des compétences essentielles d’EDSC pour les caissiers (CNP 6611) indique que les niveaux de complexité des communications orales et des tâches de lecture, de rédaction et d’utilisation de documents décrites par EDSC comme étant généralement exécutées par la majorité des travailleurs en tant que caissiers varient des niveaux de complexité 1 à 3. Il semble donc raisonnable de s’attendre à ce qu’au moins un niveau modéré de compétence linguistique en anglais soit requis pour être en mesure d’accomplir toute la gamme des tâches auxquelles il est raisonnable de s’attendre dans un poste de caissier au Canada. Le niveau de compétence en anglais démontré par la demanderesse principale n’est que modéré en expression orale et n’est qu’élémentaire en lecture, en écriture et en écoute.

[…]

[Je souligne.]

[10]  Conformément au paragraphe 87(4) du RIPR, l’affaire a été renvoyée à un deuxième agent aux fins de confirmation. Selon les notes du SMGC de février 2019, voici ce que le deuxième agent a conclu : [traduction« selon tous les renseignements versés au dossier jusqu’à maintenant et l’évaluation de l’agent d’examen, il semble raisonnable de craindre que la demanderesse principale ne s’établisse pas sur le plan économique dans un délai raisonnable ». J’attache peu d’importance à cette seule question parce que le deuxième agent n’a pas donné d’autres motifs. Je remarque que le deuxième n’a pas vraiment confirmé la décision, mais affirme simplement qu’elle semble raisonnable.

IV.  Question en litige

[11]  La question à trancher consiste à déterminer si la décision de l’agent selon laquelle il est peu probable que la demanderesse principale s’établisse économiquement au Canada est raisonnable.

V.  Norme de contrôle et cadre législatif

A.  Norme de contrôle

[12]  En ce qui concerne la norme de contrôle, la présente demande de contrôle judiciaire a été entendue peu après les décisions de la Cour suprême du Canada dans les affaires Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, motifs majoritaires du juge en chef Wagner [Vavilov], et Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada], motifs majoritaires du juge Rowe. Les parties ont présenté leurs observations initiales en se fondant sur le cadre établi dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Dans la présente décision, j’appliquerai le cadre de la norme de contrôle établi dans les arrêts Vavilov et Postes Canada. Il n’y a pas d’iniquité parce que, avant l’audience, j’ai invité les parties à présenter des observations concernant l’application de la méthode d’analyse de la norme de contrôle établie dans l’arrêt Vavilov.

[13]  Dans la décision Postes Canada, le juge Rowe a déclaré que l’arrêt Vavilov a établi un cadre révisé pour déterminer la norme de contrôle applicable aux décisions administratives. Le point de départ est une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique. Les parties conviennent qu’il s’agit de la norme et qu’elle n’a pas été réfutée. Par conséquent, je conclus que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[14]  L’examen du caractère raisonnable est à la fois rigoureux et adapté au contexte : Vavilov, au paragraphe 67. Appliquant le cadre de l’arrêt Vavilov dans la décision Postes Canada, le juge Rowe explique ce qui est exigé pour qu’une décision soit raisonnable et ce qui est exigé d’un tribunal qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[31]  La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32]  La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33]  Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). En l’espèce, ce fardeau incombe au Syndicat.

[15]  Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104]  De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreintes des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105]  En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‑Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

B.  Dispositions législatives

[16]  La demande de résidence permanente de la demanderesse principale au titre de la catégorie des candidats des provinces est régie par le paragraphe 12(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], et l’article 87 du RIPR. Voici le paragraphe 12(2) de la LIPR :

Immigration économique

Economic immigration

12 (2) La sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

12 (2) A foreign national may be selected as a member of the economic class on the basis of their ability to become economically established in Canada.

[17]  Voici les paragraphes 87(1) à (4) du RIPR :

Catégorie

Class

87 (1) Pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi, la catégorie des candidats des provinces est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

87 (1) For the purposes of subsection 12(2) of the Act, the provincial nominee class is hereby prescribed as a class of persons who may become permanent residents on the basis of their ability to become economically established in Canada.

Qualité

Member of the class

(2) Fait partie de la catégorie des candidats des provinces l’étranger qui satisfait aux critères suivants :

(2) A foreign national is a member of the provincial nominee class if

a) sous réserve du paragraphe (5), il est visé par un certificat de désignation délivré par le gouvernement provincial concerné conformément à l’accord concernant les candidats des provinces que la province en cause a conclu avec le ministre;

(a) subject to subsection (5), they are named in a nomination certificate issued by the government of a province under a provincial nomination agreement between that province and the Minister; and

b) il cherche à s’établir dans la province qui a délivré le certificat de désignation.

(b) they intend to reside in the province that has nominated them.

Substitution d’appréciation

Substitution of evaluation

(3) Si le fait que l’étranger est visé par le certificat de désignation mentionné à l’alinéa (2)a) n’est pas un indicateur suffisant de l’aptitude à réussir son établissement économique au Canada, l’agent peut, après consultation auprès du gouvernement qui a délivré le certificat, substituer son appréciation aux critères prévus au paragraphe (2).

(3) If the fact that the foreign national is named in a certificate referred to in paragraph (2)(a) is not a sufficient indicator of whether they may become economically established in Canada and an officer has consulted the government that issued the certificate, the officer may substitute for the criteria set out in subsection (2) their evaluation of the likelihood of the ability of the foreign national to become economically established in Canada.

Confirmation

Concurrence

(4) Toute décision de l’agent au titre du paragraphe (3) doit être confirmée par un autre agent.

[Je souligne.]

(4) An evaluation made under subsection (3) requires the concurrence of a second officer.

[Emphasis added]

C.  Résumé de l’étude d’impact de la réglementation [REIR]

[18]  Les dispositions réglementaires susmentionnées découlaient d’un REIR préparé par le défendeur, notamment pour expliquer son intention. Les demandeurs s’appuient sur la décision Sarfraz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1578 [Sarfraz], dans laquelle la juge Fuhrer a examiné le REIR pour le Programme des candidats des provinces, dont j’adopte respectueusement les conclusions en l’espèce :

[22]  Essentiellement, les provinces et les territoires peuvent, grâce à la plus grande souplesse autorisée par le PCP, attirer des individus qui pourraient ne pas être admissibles aux programmes d’immigration fédéraux. Le REIR ne précise pas toutefois que l’évaluation par l’agent de l’établissement économique doit être calquée sur l’approche de la province ou du territoire. Les agents fédéraux ont plutôt droit à leurs propres interprétations dans un dossier donné, et peuvent considérer des facteurs additionnels ou carrément différents au moment de déterminer s’ils doivent substituer leur appréciation au titre du paragraphe 87(3) du RIPR, comme cela s’est produit en l’espèce : Debnath, précité, au par. 15. Bien qu’une décision provinciale ou territoriale de désignation appelle une certaine retenue quant à l’évaluation par le gouvernement des critères applicables, elle n’est pas contraignante pour les agents fédéraux : Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1072 [Chaudhry], au par. 28; Sran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 791 [Sran], au par. 13. Ces derniers doivent mener leur propre analyse de manière objective; mais pour que le processus soit cohérent [c.‑à‑d., équitable], le processus de substitution de l’appréciation ne devrait pas supplanter l’intention sous‑jacente du programme applicable : Roohi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1408, au par. 31. Par conséquent, toute contestation directe d’une conclusion provinciale ou territoriale tirée à l’issue du processus de désignation doit être justifiée, transparente et intelligible : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au par. 47.

[Je souligne.]

[19]  Les deux parties se sont fondées sur le REIR pour interpréter l’article 87 du RIPR. Le défendeur s’appuie sur l’extrait suivant du REIR :

IX . CATÉGORIE DES CANDIDATS D’UNE PROVINCE — PARTIE 6, SECTION 1

 

Description

Le paragraphe 12(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés énonce que la sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada. La sélection des étrangers et l’attribution d’un statut en vertu de la Loi doivent également être conformes aux accords fédéraux-provinciaux. Les provinces ont le pouvoir et la responsabilité d’établir leurs propres critères pour désigner les candidats tandis que le gouvernement fédéral conserve la responsabilité d’appliquer les critères d’admissibilité prévus par la loi et de prendre les décisions finales en matière de sélection. Ces dispositions réglementaires permettent aux personnes désignées par un gouvernement provincial, dans le cadre d’un accord concernant les candidats des provinces conclu entre cette province et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, d’obtenir un visa d’immigrant sans avoir à obtenir la note de passage prévue dans le cas des travailleurs qualifiés.

[20]  Les demandeurs affirment que le REIR concernant l’article 87 du RIPR met en lumière l’objet du Programme des candidats des provinces, indiquant que l’article 87 permet la mise en candidature de personnes qui ne répondent pas aux critères d’immigration fédéraux pour les travailleurs qualifiés au profit de l’économie provinciale :

Ces dispositions réglementaires permettent aux personnes désignées par un gouvernement provincial, dans le cadre d’un accord concernant les candidats des provinces conclu entre cette province et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, d’obtenir un visa d’immigrant sans avoir à obtenir la note de passage prévue dans le cas des travailleurs qualifiés.

[…]

Le but de ces dispositions réglementaires est le suivant : permettre aux provinces de soutenir l’immigration des personnes qui ont exprimé le désir de s’établir sur leur territoire et qui pourront, selon la province, contribuer à son développement et à sa prospérité économiques ainsi qu’à ceux du Canada.

[…]

Il sera profitable à la province, sur le plan économique, d’avoir la possibilité de faire venir un candidat qui pourrait ne pas répondre aux critères fédéraux d’immigration, mais dont les caractéristiques présentent pour elle et ses objectifs de développement économique une valeur particulière. Aussi, les provinces pourront contribuer à mieux répartir les immigrants ainsi que les avantages qu’ils procurent entre les différentes régions du pays.

[Je souligne.]

VI.  Analyse

[21]  Les demandeurs soutiennent que la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse principale ne possède pas suffisamment de compétences linguistiques est déraisonnable parce que l’agent a effectivement remplacé la norme par une norme de compétence linguistique beaucoup plus élevée et déraisonnable, la faisant passer du NCLC 4 au NCLC 6 au minimum. Deuxièmement, les demandeurs affirment que l’agent a évalué de façon déraisonnable la capacité de la demanderesse principale de s’établir comme caissière pour ce qui est des tâches courantes, ce qui a fait en sorte que la norme linguistique a été encore plus élevée, soit le NCLC 9. À cet égard, l’accord fédéral-provincial régissant les compétences linguistiques n’exigeait que le NCLC 4, niveau que la demanderesse satisfaisait ou dépassait dans les quatre catégories.

[22]  À titre d’information, en 2011, le ministre défendeur a ajouté le NCLC 4 comme seuil linguistique minimal pour les programmes des candidats des provinces. Selon un rapport de 2011 de la Division de l’évaluation du ministre [rapport du ministre de 2011], ce seuil linguistique minimal améliorerait [traduction« la capacité [des candidats des provinces] d’obtenir des emplois pour lesquels ils sont qualifiés, réduirait le fardeau des employeurs en matière d’évaluation des compétences linguistiques et aurait l’avantage supplémentaire de contribuer à la santé et à la sécurité au travail ». Le NCLC 4 a été accepté par la Saskatchewan dans le cadre de son PCIS.

[23]  Les demandeurs font remarquer que le NCLC 4 en anglais dans les quatre catégories (écoute, expression orale, lecture et écriture) est la norme minimale établie par le gouvernement du Canada sur son site Web pour les candidats des provinces pour les professions semi‑spécialisées et peu spécialisées qui relèvent des niveaux de compétence C et D de la Classification nationale des professions [CNP]. Un poste de caissier correspond au niveau de compétence D de la CNP, soit le plus bas niveau professionnel du système de classification de la CNP.

[24]  Pourtant, le NCLC 4 n’a pas été la norme utilisée pour mesurer la compétence linguistique de la demanderesse principale. Avec tout le respect que je lui dois, et nonobstant les observations du conseil à l’effet contraire, l’agent a exigé qu’elle ait des compétences linguistiques correspondant au NCLC 6, et non au NCLC 4. Le passage suivant des notes relatives à la décision dans le SMGC l’indique clairement. L’agent utilise le mot [traduction] « modéré » en ce qui concerne la compétence requise, puis a utilisé le même adjectif pour décrire le niveau de compétence de la demanderesse principale en expression orale en anglais, pour lequel elle a obtenu le NCLC 6 :

[traduction]

Il semble donc raisonnable de s’attendre à ce qu’au moins un niveau modéré de compétence linguistique en anglais soit requis pour être en mesure d’accomplir toute la gamme des tâches auxquelles il est raisonnable de s’attendre dans un poste de caissier au Canada. Le niveau de compétence en anglais démontré par la demanderesse principale n’est que modéré en expression orale et n’est qu’élémentaire en lecture, en écriture et en écoute […].

[Je souligne.]

[25]  Le défendeur n’est pas d’accord et demande en fait à la Cour d’inférer des significations différentes à l’égard du mot « modéré » qui est utilisé dans les deux phrases séquentielles qui viennent d’être citées. Toutefois, rien ne justifie l’adoption de cette interprétation.

[26]  Comme il a été mentionné, les deux ordres de gouvernement ont convenu d’un NCLC d’au moins 4. La Cour reconnaît que le défendeur n’est pas techniquement lié par une candidature provinciale. Toutefois, la loi prévoit que les agents du ministre doivent faire preuve d’une certaine déférence à l’égard des candidatures provinciales. Comme l’a déclaré le juge Southcott dans la décision Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1072, au paragraphe 28 [Chaudhry], citant la décision Sran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 791, motifs du juge Mosley, au paragraphe 13 [Sran] :

[28]  En ce qui concerne le degré de retenue dont devait faire preuve l’agent des visas envers la décision de la province, je suis d’accord avec le défendeur que l’agent n’a pas commis d’erreur dans la décision sur ce point. Il ne fait aucun doute qu’il faut faire preuve de retenue envers l’évaluation de la province de la capacité d’établissement du demandeur sur le plan économique dans la province. Au paragraphe 13 du jugement Sran, le juge Mosley souligne que la décision du gouvernement provincial doit faire l’objet d’une certaine retenue, mais qu’elle n’est pas contraignante et que l’agent des visas n’est pas obligé de tenir compte des mêmes critères que la province.

[27]  À mon humble avis, surtout compte tenu du raffinement des gouvernements modernes aux échelons provincial et fédéral, les agents du ministre qui décident de substituer leurs opinions à celles du Canada et de la province qui présente la candidature doivent agir de façon raisonnable, ce qui signifie qu’ils doivent fournir des motifs qui sont intelligibles, transparents et surtout justifiés : Zahid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1263, motifs du juge Harrington, au paragraphe 36, et Ullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 607, motifs de la juge Heneghan, aux paragraphes 5 et 6.

[28]  Ainsi, la capacité des agents du ministre de rendre une décision de substitution n’est pas une carte blanche. Les décisions de substitution en vertu du paragraphe 87(3) doivent faire preuve de déférence à l’égard de la province qui propose la candidature et, en cas de désaccord, des motifs sont requis. De plus, leur décision ne doit pas supplanter l’intention sous-jacente du programme applicable : Roohi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1408, au paragraphe 31 [Roohi]; Sarfraz, au paragraphe 22.

[29]  À mon humble avis, ces contraintes imposées aux décisions de substitution n’ont pas été appliquées de façon raisonnable en l’espèce. La décision de faire passer le niveau minimal de NCLC 4 à NCLC 6 n’était pas justifiée dans les motifs. Même le libellé utilisé est problématique, car l’agent a utilisé le mot [traduction« modéré », mais n’a pas défini ce mot, ce qui a permis au conseil du ministre de soutenir que le mot [traduction« modéré » signifiait quelque chose de différent dans une phrase par rapport à sa signification dans la suivante.

[30]  Ce raisonnement problématique est au cœur de la raison principale pour laquelle l’agent a rejeté la demande. À mon avis, cette partie essentielle du raisonnement de l’agent comporte une sorte de « faille décisive » comme celle définie dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 102 :

[102]  Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. Il s’ensuit qu’un manquement à cet égard peut amener la cour de révision à conclure qu’il y a lieu d’infirmer la décision. Certes, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Pâtes & Papier Irving, par. 54, citant Newfoundland Nurses, par. 14. Cependant, la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [. . .] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » : Ryan, par. 55; Southam, par. 56. [. . .]

[31]  À mon avis, l’agent a perdu de vue les facteurs qui ont persuadé le gouvernement de la Saskatchewan de nommer les demandeurs dans le cadre de son PCIS, a perdu de vue le respect dû à une candidature provinciale, et a également perdu de vue l’exigence selon laquelle les décisions de substitution ne doivent pas supplanter l’intention sous-jacente du programme applicable. Comme l’a noté le juge Mosley dans la décision Sran :

[24]  À mon avis, l’agent a commis une erreur en se servant principalement de l’outil de classification utilisé dans le cas des travailleurs qualifiés pour évaluer la probabilité que le demandeur s’établisse sur le plan économique au Canada. En comparant les compétences du demandeur aux critères prévus dans la CNP, l’agent a perdu de vue les facteurs qui avaient convaincu le gouvernement de l’Alberta que la famille pourrait s’établir, notamment les études de l’épouse et la volonté des parents d’aider la famille.

[Je souligne.]

[32]  Je tire cette conclusion principalement parce que la demanderesse principale satisfaisait et, dans le cas de la lecture, de l’écriture et de l’expression orale (trois des quatre catégories), dépassait en fait les exigences linguistiques minimales établies par le Canada et la Saskatchewan.

[33]  À cet égard, la décision est également déraisonnable parce qu’elle estime que la demanderesse principale serait incapable d’exécuter les tâches exigées d’un caissier. Je dis cela parce qu’un poste de caissier est classé dans la catégorie du niveau de compétence D de la CNP, le plus bas niveau professionnel évalué par le ministère, et que le rapport de 2011 du ministre indiquait également [traduction« [qu’]une formation en cours d’emploi est habituellement offerte » pour les postes de niveau de compétence D de la CNP.

[34]  Les demandeurs soutiennent également que l’agent a omis d’évaluer raisonnablement les facteurs pertinents et adjacents, y compris le fait – que l’agent n’a pas reconnu – que la demanderesse principale enseigne les mathématiques apparemment depuis 1985 et qu’elle avait une vaste expertise. De plus, le dossier indique clairement qu’une formation en cours d’emploi est habituellement offerte aux caissiers; ce point a été soulevé par la demanderesse en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, mais n’a pas été abordé par l’agent.

[35]  À ces égards importants et centraux, la décision ne répond pas aux observations importantes de la demanderesse relativement aux faits pertinents et adjacents. L’arrêt Vavilov indique que, même si un décideur n’est pas tenu de traiter de chaque argument, il doit rendre compte de façon significative des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Dans le cas contraire, on peut se demander si le décideur était réellement alerte et sensible à la question dont il est saisi :

(e)  Les observations des parties

[127] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[Je souligne.]

[36]  À mon humble avis, le fait que la demanderesse principale était enseignante en mathématiques aurait dû être pris en compte dans l’évaluation de sa capacité de s’établir économiquement comme caissière, mais ce n’a pas été le cas. La Cour prend connaissance d’office du fait que la capacité de compter, de donner la monnaie et d’effectuer d’autres calculs mathématiques constitue une compétence professionnelle importante pour une personne qui occupe un poste de caissier. Il est également raisonnablement possible que la formation en cours d’emploi aide la demanderesse principale à s’établir économiquement comme caissière, ce qui n’a pas du tout été pris en compte.

VII.  Conclusion

[37]  En résumé, la Cour conclut que les motifs de l’agent ne démontrent pas une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Lorsque la décision est perçue dans son ensemble, et non comme une chasse au trésor visant à trouver les erreurs, la décision contient des failles décisives et elle est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

VIII.  Question certifiée

[38]  Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et aucune n’est soulevée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2345-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il la réexamine, qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 23e jour de mars 2020

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2345-19

 

INTITULÉ :

IRSHAD BEGUM, ABDUL KHALID, FAHAD KHALIQ, SAIRA KHALIQ, ZUNAIRA KHALIQ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Luke McRae

pour les demandeurs

Jocelyn Espejo‑Clarke

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

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