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Date : 20200128


Dossier : IMM-1950-19

Référence : 2020 CF 156

Ottawa, Ontario, le 28 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

JESULA DEBEL

ALIANCE SOLIMA

SHERLIE SOLIMA

ALAIN SOLIMA

MIKE SOLIMA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La présente affaire porte sur la raisonnabilité de l’analyse d’une crainte de persécution dans le pays de résidence permanente relevant de l’article 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [Convention], et de l’article 98 de la Loi surl’'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. En particulier, les demandeurs demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] ayant conclu que l’absence de protection dans leur pays de résidence était de leur sort, plutôt que le résultat d’une faille dans la protection accordée par l’État de résidence.

[2] Comme je l’expliquerai, l’analyse de la SAR était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Faits

[3] Les demandeurs, Jesula Debel [la demanderesse principale], son époux Aliance Soliman [le demandeur principal] et leurs enfants mineurs sont des citoyens d’Haïti.

[4] Les demandeurs soutenaient que leur vie était en danger en raison de conflits avec la famille du demandeur principal parce qu’elle n’a jamais accepté sa relation avec son épouse. En 2001, la famille du demandeur principal l’a empoisonné. En juillet 2002, les demandeurs sont partis pour la vallée de Jacmel afin d’éviter les querelles familiales. Ils ont ensuite déménagé en République dominicaine. De 2002 à 2010, la demanderesse principale faisait des allers-retours entre la vallée de Jacmel et la République dominicaine, tandis que son époux restait toujours en République dominicaine. Pendant ce temps, la famille de la demanderesse principale a séquestré le père de son époux qui est décédé par la suite.

[5] En février 2010, les demandeurs principaux et l’un de leurs enfants se sont enfuis d’Haïti. En novembre 2010, la demanderesse principale se rend en Équateur. En janvier 2011, son époux et son fils ont quitté la République dominicaine pour la rejoindre en Équateur. Les deux autres enfants sont restés avec le frère de la demanderesse principale. Le 18 avril 2011, les demandeurs principaux et le fils sont arrivés au Brésil. Les deux autres enfants mineurs sont arrivés au Brésil en novembre 2012 et en mars 2013.

[6] Les demandeurs soutiennent avoir été victimes de persécution au Brésil. Apparemment, un bandit à moto a tenté de kidnapper l’un des enfants et le demandeur principal aurait été victime d’abus de la part de son employeur.

[7] La famille a donc quitté le Brésil le 22 juillet 2016. En octobre 2016, ils arrivent aux États-Unis et y restent jusqu’à qu’ils franchissent la frontière canadienne en août 2017. Les demandeurs ont demandé l’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR en septembre 2017.

[8] Devant la Section de la protection des réfugiés [SPR], le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté est intervenu pour soutenir que les demandeurs sont exclus de la protection canadienne en raison de leur statut de résident permanent au Brésil. La thèse du ministre est fondée sur trois éléments. Premièrement, les demandeurs se sont vu accorder la résidence permanente au Brésil en février 2012. Deuxièmement, le demandeur principal était muni d’une carte d’identité brésilienne indiquant qu’il a le statut de résident permanent dans ce pays. Troisièmement, le ministre allègue qu’il est raisonnable de croire que les autres enfants ont obtenu la résidence permanente au titre du regroupement familial.

[9] Cette thèse a été confirmée par les demandeurs, qui ont indiqué lors de l’audience de la SPR qu’ils ont tous le même statut au Brésil. Cependant, lors de la même audience, le demandeur principal a expliqué qu’il ne pouvait retourner au Brésil en raison d’événements que sa famille a vécus dans ce pays.

[10] Dans sa décision, la SPR a conclu que les demandeurs sont visés par l’article 1E de la Convention. Après l’analyse de la preuve documentaire et testimoniale, la SPR a conclu de façon brève que les demandeurs n’ont pas réussi à renverser la présomption selon laquelle ils ont le statut de résident permanent au Brésil.

[11] Ensuite, la SPR a analysé la crainte et le risque posés aux demandeurs s’ils devaient retourner au Brésil.

[12] Dans sa décision, la SPR a relevé plusieurs problèmes quant à la crédibilité des demandeurs. Par exemple, la demanderesse principale avait témoigné qu’elle craignait « des choses mystiques » telles que des pratiques de vaudou. Sur l’épisode de l’empoisonnement, le demandeur principal avait témoigné qu’il a été « emprisonné par sorcellerie » et qu’il a subi une intervention chirurgicale qui l’« a gratté à l’intérieur ». Selon la SPR, ce manque de clarté et « tergiversations » entachait la crédibilité générale des demandeurs.

[13] Selon la SPR, les demandeurs n’étaient pas plus crédibles quant aux évènements vécus au Brésil. Lors de son témoignage, le demandeur principal avait allégué qu’un collègue de travail et l’un de ses anciens employeurs le menaçaient. Selon la SPR, il avait confondu ces deux personnes dans son compte-rendu des incidents.

[14] Les demandeurs mineurs ont aussi témoigné quant à leurs expériences au Brésil. La SPR a retenu un incident dans lequel un jeune aurait menacé les demandeurs mineurs avec une arme blanche à l’école. La SPR a également retenu l’affirmation qu’à quelques reprises, un homme circulant en moto a fait signe à l’un des enfants de monter à bord de sa moto. Cependant, la SPR a estimé que conclure que ces incidents constituaient des tentatives d’enlèvement relevait de la pure conjecture.

[15] Tout en retenant l’idée que les demandeurs aient vécu des épreuves dans leur pays de résidence, la SPR a conclu qu’ils avaient accès à une protection de l’État adéquate au Brésil. Le demandeur principal n’avait pas appelé la police après les deux incidents avec son employeur et l’autre individu. Il avait initialement indiqué qu’il avait appelé la police deux fois, pour ensuite dire qu’il avait contacté la police qu’une fois après la tentative alléguée d’enlèvement. Durant cette interaction, la police aurait refusé d’aider la famille parce qu’elle ne pouvait pas fournir le numéro d’immatriculation du suspect. D’après la SPR, cette preuve lacunaire ne justifie pas le renversement de la présomption que le pays de résidence offre une protection adéquate. Par voie de conséquence, la SPR a conclu que les demandeurs n’ont ni qualité de réfugié ni celle de personne à protéger.

III. Décision de la SAR

[16] Devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que la SPR a commis une erreur en concluant qu’ils avaient accès à la protection étatique au Brésil et aux mêmes droits que les citoyens brésiliens. Les demandeurs alléguaient également que la SPR avait commis une erreur lorsqu’elle a refusé d’entendre le témoignage des demandeurs mineurs et dans son analyse du risque auquel ils étaient exposés en Haïti. Les demandeurs n’ont pas contesté leur qualité de résidents permanents au Brésil.

[17] Dans une décision en date du 18 février 2019, la SAR a confirmé la décision de la SPR. La SAR a rejeté l’argument que certaines restrictions de droits (telles que le droit de vote, d’occuper certains emplois dans la fonction publique et de servir dans l’armée) constituent un motif de non-application aux demandeurs de l’article 1E.

[18] Concernant le niveau de protection au Brésil, la SAR avait confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait de produire une preuve claire et convaincante que les autorités de l’État au Brésil n’avaient pas la volonté ni la capacité d’offrir la protection de l’État. Bien que la SAR ait conclu qu'étaient crédibles les allégations des demandeurs, elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit suffisamment de preuves tendant à établir qu’ils avaient été ciblés pour des motifs raciaux.

[19] La SAR a aussi souligné que, d’ailleurs, les demandeurs mineurs avaient témoigné lors de l’audience SPR. La SAR a donc confirmé la décision de la SPR.

IV. Questions en litige

[20] La présente affaire soulève la question suivante : la SAR a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que les demandeurs sont visés par l’article 1E de la Convention?

V. Norme de contrôle

[21] Il n'est pas controversé entre les parties que la norme de la décision raisonnable joue un en l’espèce. Considérant l’absence de raison contraire, cette Cour appliquera la norme de la raisonnabilité (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 17, 23 [Vavilov]). Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et être justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles applicables (Vavilov aux paras 99-101).

VI. Discussion

[22] Les arguments des demandeurs portent sur trois points. Premièrement, ils soutiennent que les Haïtiens au Brésil n’ont pas les mêmes droits que les ressortissants brésiliens. Deuxièmement, ils allèguent qu’ils n’ont pas la protection de l’État brésilien. Troisièmement, ils soutiennent que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en n’examinant pas le statut d’immigration des demandeurs à la date de l’audience, lequel est maintenant expiré.

[23] Je note que les demandeurs ont décidé de ne plus défendre ce troisième argument. En conséquence, je ne le discuterai donc pas.

[24] De plus, lors de l’audience devant notre Cour, les demandeurs ont admis qu’ils étaient résidents permanents au Brésil au moment de l’audience devant la SPR.

1) La situation des demandeurs au Brésil

[25] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas pris en considération les facteurs consacrés par l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, [2011] 4 RCF 3, 2010 CAF 118, quant à l’exclusion prévue par l’article 1E de la Convention. En particulier, la SAR n’aurait pas examiné la preuve générale attestant une discrimination systématique contre les Haïtiens vivant au Brésil ni la preuve relative à la situation sécuritaire précaire des Haïtiens au Brésil, en dépit de la preuve documentaire attestant d’un climat de discrimination généralisé contre les Haïtiens vivant au Brésil.

[26] Le défendeur soutient que l’analyse de la SAR était raisonnable. Selon lui, il est raisonnable de conclure que la preuve produite par les demandeurs est insuffisante pour renverser la présomption voulant qu’un État soit en mesure de protéger ses citoyens. Le défendeur soutient que la seule communication avec la police ne démontre pas l’absence de la protection étatique. De plus, le défendeur allègue que la SAR n’a pas commis d’erreur quant à l’examen de la perte du statut de résident permanent au Brésil des demandeurs.

[27] Lors de l’audience devant notre Cour, j’ai interrogé les demandeurs sur la nature de la preuve appuyant leur crainte quant au Brésil. J’ai insisté sur ce que les allégations de persécution doivent être appuyées par des preuves portant spécifiquement sur la situation des demandeurs. J’ai alors demandé à ceux-ci de se concentrer sur les preuves précises dont il ressortirait que la décision de la SAR était déraisonnable.

[28] En réponse à cela, les demandeurs ont d’abord invoqué une preuve documentaire sur la situation objectivement vécue par les Haïtiens au Brésil; puis, ils ont invoqué une preuve relative à la tentative d’enlèvement au Brésil, laquelle démontrerait que le Brésil n’est plus un pays sûr pour eux.

[29] En ce qui concerne le premier élément de preuve, je crois qu’il est raisonnable de conclure qu’il est insuffisant pour établir leur crainte. La preuve de discrimination soulevée par les demandeurs est de nature généralisée ou démographique. Elle démontre que les Haïtiens et les Afro-Brésiliens sont souvent victimes de discrimination au Brésil. Bien que la discrimination raciale soit lamentable, cette preuve ne démontre pas que les demandeurs seront personnellement exposés à une violation soutenue ou systématique de ces droits. En d’autres termes, cette preuve ne permet pas d’établir l’existence de conséquences gravement préjudiciables pour les demandeurs (Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97 au para 62 [Celestin]; Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 aux paras 18-21; Simolia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1336 aux paras 26‑27).

[30] En ce qui concerne le deuxième élément de preuve, je crois qu’il est raisonnable de conclure que les demandeurs n’ont produit nulle preuve convaincante d’absence de protection de la part de l’État brésilien. Aucun élément de preuve ne tend à établir que les demandeurs sont ciblés ou qu’ils n’ont pas été suffisamment protégés par l’État brésilien.

[31] D’abord, les demandeurs ont produit des preuves contradictoires quant à leurs démarches de communications avec la police. Dans leur FDA, les demandeurs affirment avoir appelé la police à « plusieurs reprises ». Or, lors de l’audience devant la SPR, le demandeur principal avait modifié son témoignage portant qu’il n'avait contacté la police qu’une fois après la tentative d’enlèvement alléguée. Selon le compte-rendu des demandeurs, la police n’a pas fait de suivi concernant l’incident parce que les demandeurs n’ont pas communiqué le numéro d’immatriculation du conducteur de moto.

[32] De plus, les demandeurs n’ont pas produit de preuve convaincante dont il ressort que les demandeurs ont été ciblés pour des motifs raciaux ou autres.

[33] Les forces de l’ordre auraient refusé d’agir en prétextant un manque d’information importante permettant l’identification du conducteur de moto. Une seule communication avec la police, sans aucun autre suivi, ne constitue pas la preuve de persécution systémique ni d’absence de protection étatique. Cela ne signifie pas que la discrimination n’existe pas au Brésil. Bien au contraire, il ressort des preuves que la discrimination visant les Afro-Brésiliens est une réalité au Brésil. Cet état des choses est regrettable.

[34] Cependant, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de démontrer comment ces preuves renversent la présomption voulant que les demandeurs soient visés par l’article 1E. À mon avis, cette preuve lacunaire ne justifie pas le renversement de la présomption portant que le pays de résidence offre une protection adéquate à ses habitants ou qu’ils ne détiennent pas tous les droits et obligations qui sont attachés à la nationalité de ce pays (Celestin aux paras 33-38; Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 103 FTR 241; Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration) c Choovak, 2002 CFPI 573 (CanLII) aux paras 31-34; Omorogie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1255 au para 59). Il est donc raisonnable de conclure que les demandeurs n’ont pas produit de preuve claire et convaincante que les autorités brésiliennes n’ont pas la capacité ou la volonté de les protéger.

[35] En conséquence, je suis d’avis que les conclusions et l’analyse de la SAR sont raisonnables.

VII. Conclusion

[36] Pour ces motifs, la décision de la SAR est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT au dossier IMM-1950-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1950-19

 

INTITULÉ :

JESULA DEBEL, ALIANCE SOLIMA, SHERLIE SOLIMA, ALAIN SOLIMA et MIKE SOLIMA c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal, QuÉbec

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 octobre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Murhula Jugauce Mweze

 

Pour le demandeur

Me Suzon Létourneau

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Murhula Jugauce Mweze

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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