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     Date : 19981130

     Dossier : IMM-811-98

Entre

     NASSER SADEGHI,

     demandeur,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

Le juge BLAIS

[1]      Le demandeur conclut en l'espèce à ordonnance de certiorari pour annuler la décision en date du 5 janvier 1998 d'un agent des visas.

[2]      Les motifs de recours sont les suivants :

     1.      L'agent des visas a commis une erreur de droit en ignorant ou en interprétant à tort des éléments de preuve;
     2.      Il a commis une erreur de droit en faisant intervenir des considérations n'ayant aucun rapport avec l'affaire;
     3.      Il a commis une erreur de droit en tirant une conclusion déraisonnable;
     4.      Il a manqué à l'obligation d'équité.

[3]      L'avocate du demandeur conteste en particulier le passage suivant de la décision du 5 janvier 1998 de l'agent des visas :

     " étant donné que vous n'avez guère d'expérience professionnelle, que vous n'avez aucun contact professionnel au Canada, que vous n'êtes pas préparé pour aller au Canada " ce qui est une indication négative de votre motivation pour immigrer dans ce pays " ma conclusion, qu'a approuvée un agent d'immigration supérieur conformément à l'article 11(3)b) du Règlement sur l'immigration , est que le nombre de points d'appréciation obtenu ne reflète pas vos chances de vous établir avec succès au Canada. Vous n'avez non plus aucun emploi réservé qui vous permette de surmonter ces difficultés. Votre demande a donc été rejetée.         

[4]      Elle reproche à l'agent des visas d'avoir tiré ces conclusions sans avoir posé une seule question sur le manque de contacts professionnels au Canada ou sur le fait que le demandeur ne serait pas préparé pour immigrer dans ce pays.

[5]      L'avocate du demandeur soutient aussi que l'avis réitéré par l'agent des visas en page 2 de la décision du 5 janvier 1998 au sujet du " manque d'expérience professionnelle " représente un " double comptage ", et que tous ces facteurs forcent à conclure que celui-ci n'a pas observé l'obligation d'équité à l'égard de la demande de droit d'établissement faite par le demandeur.

[6]      D'après elle, cette obligation d'équité s'entend aussi de l'obligation d'informer l'intéressé des doutes qu'aurait eus l'agent des visas, si ces doutes doivent entrer en ligne de compte dans sa décision.

[7]      La décision de la Cour invoquée à ce propos, Muliadi c. M.E.I.1, n'a pas application en l'espèce, puisque dans cette affaire centrée sur la définition d'" entrepreneur ", l'agent des visas a fondé sa décision sur une lettre reçue du gouvernement de l'Ontario, sans que le demandeur fût mis au courant du motif véritable de cette décision.

[8]      L'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'agent des visas n'était pas en cause dans Muliadi, comme en témoignage le passage suivant en page 254 :

     De plus, l'avocat des intimés n'a pas tenté d'étayer la décision contestée en soutenant qu'en rendant celle-ci, l'agent des visas exerçait un pouvoir discrétionnaire. En fait, ce point de vue a été expressément rejeté au cours des plaidoiries; on a plutôt soutenu que l'appelant n'était pas admissible en qualité d'" entrepreneur " au sens de la définition et que c'est ainsi que devait être comprise la lettre de rejet.         

[9]      En l'espèce, le demandeur avait été évalué par l'agent des visas, lequel avait rejeté sa demande par décision en date du 30 octobre 1997 du fait qu'il n'avait pas obtenu le minimum requis de points d'appréciation.

[10]      Après que son avocate fut intervenue et que le demandeur eut produit un affidavit témoignant que sa soeur et son beau-frère étaient résidents permanents du Canada, ce qui devait lui valoir cinq autres points d'appréciation, l'agent des visas a revu le dossier et, après nouvelle évaluation du demandeur, lui a accordé cinq points d'appréciation de plus.

[11]      Avec ces cinq points additionnels, le demandeur remplissait, à titre d'immigrant indépendant, les conditions prévues à l'article 9 du Règlement sur l'immigration.

[12]      Cependant, l'alinéa 11(3)b) du même règlement investit l'agent des visas du pouvoir discrétionnaire de refuser le visa d'immigrant dans les conditions suivantes :

     11.(3) L'agent des visas peut         
         "
         b) refuser un visa d'immigrant à un immigrant qui obtient le nombre de points d'appréciation requis par les articles 9 et 10, s'il est d'avis qu'il existe de bonnes raisons de croire que le nombre de points d'appréciation obtenu ne reflète pas les chances de cet immigrant particulier et des personnes à sa charge de s'établir avec succès au Canada et que ces raisons ont été soumises par écrit à un agent d'immigration supérieur et ont reçu l'approbation de ce dernier.         

[13]      L'avocate du demandeur invoque plusieurs précédents mais, comme l'a fait observer l'avocat du défendeur, un grand nombre se rapporte aux décisions fondées sur l'article 9 et non sur le paragraphe 11(3), mais si on prend la décision Chen2, il est manifeste qu'elle portait en particulier sur le fait qu'au moment où il fut convoqué à l'entrevue, le demandeur n'était pas prévenu que l'agent des visas se proposait de l'interroger sur le pot-de-vin de 500 $ qu'il avait envoyé dans une lettre quelques semaines plus tôt :

     Le rejet faisait suite à un déni d'équité en ce que S n'a pas dit à C dès le début de l'entrevue de décembre 1988 que celle-ci avait pour objet réel le soi-disant pot-de-vin. Les résultats de l'entrevue pouvaient avoir des conséquences très importantes pour C, et il incombait à S de révéler ses appréhensions et de donner à C la pleine possibilité de s'expliquer.         

[14]      Il y a lieu aussi de citer ce passage en page 182 de la décision Chen :

     Le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11(3) est un pouvoir extraordinaire qui, selon la jurisprudence, doit être exercé dans le respect absolu de l'obligation de soumettre des raisons écrites à un agent d'immigration supérieur et d'obtenir son approbation3. Cela signifie de façon certaine pour moi que les raisons invoquées pour un tel exercice du pouvoir discrétionnaire doivent être les vraies raisons, et que ces raisons doivent être conformes à la loi, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.         
     _______________________         
         3      Zeng c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 12 Imm. L.R. (2d) 167 (F.C.A.); Uy c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 2 C.F. 201 (C.A.).         

[15]      J'ai également consulté la cause Zeng3, laquelle ne pourrait vraiment s'appliquer en l'espèce parce que la Cour d'appel fédérale y avait conclu que l'agent des visas avait commis des erreurs de droit :

     Il semble, à la lecture de son affidavit, que l'agent des visas avait l'impression qu'il aurait pu lui-même refuser le visa même s'il avait attribué à l'appelant au moins 70 points d'appréciation. Cette conception erronée du pouvoir discrétionnaire a été examinée dans les motifs de jugement prononcés dans un appel entendu en même temps que celui-ci2. Le juge de première instance a commis une erreur en concluant que l'agent des visas avait exercé à bon droit le pouvoir discrétionnaire que lui accorde le paragraphe 11(3). Il n'avait même pas prétendu exercer un tel pouvoir et, s'il avait prétendu l'exercer, il n'aurait pu le faire seul; le concours d'un agent d'immigration supérieur aurait été nécessaire.         

     _______________________

         2      Uy c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 12 Imm. L.R. (2d) 172 (C.A.F.).         

[16]      Tel n'est certainement pas le cas en l'espèce.

[17]      L'avocate du demandeur cite de nombreux précédents : Rudnitsky4, Mou5, Hua6, Chatrova7 et B'Ghiel8, lesquels portent tous sur la question de la " comptabilisation double " et n'ont pas vraiment application en l'espèce puisqu'il est constant que le demandeur avait obtenu le nombre de points d'appréciation nécessaire mais que la décision a été rendue sous le régime du paragraphe 11(3).

[18]      L'avocate du demandeur pose la question de savoir si, en mentionnant le fait que le demandeur n'avait " guère d'expérience professionnelle " dans la décision du 5 janvier 1998, l'agent des visas ne comptait pas deux fois le même facteur puisque l'expérience était déjà évaluée au regard de l'article 9.

[19]      L'avocat du défendeur réplique qu'il n'y a aucune erreur dans la décision rendue par l'agent des visas puisqu'il a commencé par noter que le demandeur remplissait la condition " quantitative " des points d'appréciation mais que la demande était rejetée parce qu'il " ne serait pas, pour le moment, en mesure de s'établir avec succès au Canada ".

[20]      L'avocat du défendeur cite la décision Savin9, où le juge Cullen a résumé le litige en ces termes :

     La principale question litigieuse en l'espèce consiste à savoir si l'agent des visas a fait à tort une recommandation défavorable, en application du pouvoir discrétionnaire que lui accorde le paragraphe 11(3) du Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, modifié ("le règlement").         
     La requérante soutient que l'agent des visas a commis une erreur à deux égards. Tout d'abord, il a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon arbitraire et, ce faisant, il a commis une erreur de droit. Ensuite, il n'a pas fait part à la requérante de ses réticences à l'égard de sa demande, et il a manqué à son obligation d'équité dans la procédure. Je traiterai à tour de rôle de chacune de ces prétentions.         

Le juge Cullen a cité ce passage de la décision Chen10 du juge Strayer :

     De façon plus précise, la question fondamentale est la suivante : sur quels motifs l'agent des visas peut-il fonder l'exercice de son pouvoir discrétionnaire de décider qu'il existe "de bonnes raisons" de croire que le nombre de points d'appréciation obtenu ne reflète pas adéquatement les chances d'un immigrant de "s'établir avec succès" au Canada? Il est inconcevable que cette disposition législative ait pour but de donner à l'agent des visas un pouvoir illimité de décider si un immigrant particulier est généralement apte ou non à devenir un futur membre de la société canadienne, étant donné l'existence d'autres dispositions importantes de la Loi précisant l'identification des personnes qui sont aptes ou inaptes.         

Et d'ajouter :

     Étant donné que les critères de sélection avaient une connotation économique, le juge Strayer a conclu, à la page 361, que le pouvoir discrétionnaire de l'agent des visas devait s'exercer dans la même optique d'autonomie financière :         
             Étant donné cet accent sur les facteurs économiques mis à la fois par le législateur et par le gouverneur en conseil à l'égard de la question de déterminer si un immigrant est en mesure de "s'établir avec succès" au Canada, il est difficile de voir comment le pouvoir discrétionnaire accordé à un agent des visas par le paragraphe 11(3) du règlement peut permettre à ce dernier de ne pas tenir compte du nombre de points d'appréciation et de déterminer, essentiellement pour des raisons non économiques, qu'un immigrant n'aura pas de chance de s'établir avec succès au Canada. Même si ce paragraphe exige uniquement que l'agent des visas soit "d'avis qu'il existe de bonnes raisons", ces raisons doivent être de nature à le porter à croire que l'immigrant n'est pas en mesure de s'établir avec succès au sens économique du terme"                 
     Je partage l'opinion du juge Strayer à l'égard de l'importance des facteurs économiques lorsqu'il s'agit de déterminer dans quel sens s'exercera le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11(3). L'agent des visas a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire pourvu qu'il ait eu de bonnes raisons de croire que la requérante pourrait difficilement gagner sa vie au Canada.         

     ["]

     " la présente affaire se distingue de la situation dans l'affaire Chen . En effet, dans cette affaire, la décision de l'agent des visas ne traitait que des qualités personnelles; en l'espèce, l'agent des visas tentait, dans son appréciation, d'établir un rapport entre les qualités personnelles de la requérante et le peu de demande dans sa profession. Dans ces deux catégories, la requérante s'est mérité un nombre de points inférieur à la moyenne, quoique supérieur à zéro. Cependant, l'agent des visas doit posséder un certain pouvoir discrétionnaire de décider que, pour un ensemble de raisons, un requérant n'arriverait pas à l'autonomie financière au Canada. À mon avis, la décision de l'agent des visas n'est pas erronée.         

                                     [non souligné dans l'original]

[21]      L'avocat du défendeur a encore invoqué la décision Mao11, où le juge Pinard s'est prononcé en ces termes :

     Dès lors que les motifs invoqués par l'agent des visas pour justifier l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en vue de rendre une décision défavorable se rapportent aux chances du requérant de s'établir avec succès au Canada sur le plan économique, et qu'ils ne se rapportent pas à une autre mesure de ses chances de s'établir avec succès, l'agent des visas peut à bon droit fonder sa décision sur un nombre indéterminé de facteurs, y compris ceux que l'on trouve à l'annexe 1 du Règlement (voir Covrig c. Canada (M.C.I.), [1995] 104 F.T.R. 41 (C.F. 1re inst.) et Savin c. Canada (M.C.I.), [1995] 102 F.T.R. 67 (C.F. 1re inst.), à la page 71).         

[22]      En l'espèce, l'agent des visas a noté en particulier que repartir à zéro à 62 ans dans un pays étranger n'est pas quelque chose qui puisse changer à loisir. J'ai également revu ses notes SITCI, d'où il ressort qu'il s'est fait expliquer par le demandeur tous les éléments sur lesquels il devait se fonder pour parvenir à une décision juste.

[23]      À la lumière des preuves et des documents produits, je dois rejeter l'argument proposé par l'avocate du demandeur que l'agent des visas n'avait pas observé l'obligation d'équité à l'égard de la demande de droit d'établissement du demandeur; à mon avis, il s'est conformé à cette obligation.

[24]      Le demandeur n'a pas convaincu la Cour que l'agent des visas a commis une erreur de droit en rejetant sa demande de résidence permanente au Canada.

[25]      Par ces motifs, la Cour déboute le demandeur de son recours en contrôle judiciaire.

[26]      La question suivante, proposée par l'avocate du demandeur, est certifiée après modification :

     Un agent des visas commet-il une erreur de droit si, après avoir attribué le nombre de points d'appréciation nécessaire pour l'expérience professionnelle au regard du facteur 3 de l'annexe 1 du Règlement sur l'immigration, il juge cette " expérience professionnelle limitée " par application de l'alinéa 11(3)b) du même règlement?

     Signé : Pierre Blais

     ________________________________

     Juge

Ottawa (Ontario),

le 30 novembre 1998

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER No :              IMM-811-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Nasser Sadeghi

                         c.

                         Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :      12 novembre 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE BLAIS

LE :                          30 novembre 1998

ONT COMPARU :

Mme Toni Schweitzer                  pour le demandeur

M. Brian Frimeth                  pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mme Toni Schweitzer                  pour le demandeur

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg              pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

__________________

1      Muliadi c. M.E.I. (1986), 18 Admin. L.R. 243 (C.A.F.).

2      Chen c. M.E.I., [1995] 1 R.C.S. 725; (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 174 (C.F. 1re inst.).

3      Zeng c. M.E.I. (1991), 12 Imm. L.R. (2d) 167 (C.A.F.).

4      Rudnitsky c, M.C.I., [1997] A.C.F. no 633 (1re inst.).

5      Mou c. M.C.I., [1997] A.C.F. no 108 (1re inst.).

6      Hua c. M.C.I., [1998] A.C.F. no 1291 (1re inst.).

7      Chatrova c. M.C.I., [1996] A.C.F. no 443 (1re inst.).

8      B'Ghiel c. M.C.I., [1998] A.C.F. no 1023 (1re inst.).

9      Savin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 102 F.T.R. 67.

10      Chen c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1991] 3 C.F. 350; 45 F.T.R. 96 (1re inst.).

11      Mao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (16 janvier 1997) IMM-844-96 (C.F. 1re inst.).

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