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Date : 20200103


Dossier : IMM-1444-19

Référence : 2020 CF 10

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

YVELINE ISNARDIN

JOAO YVENSON SAINT FLEUR

Demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Yveline Isnardin et son fils mineur Joao Yvenson Saint Fleur, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiées [SAR] qui a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] voulant que la demanderesse est exclue de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] et de la section 1E de la Convention relative au statut des réfugiés  au motif qu’elle avait la résidence permanente au Brésil.

[2]  La demanderesse est citoyenne d’Haïti et son fils mineur est citoyen du Brésil. En août 2013, la demanderesse a quitté Haïti pour le Brésil où elle a obtenu la résidence permanente. Trois ans plus tard, le 19 mars 2016, d’après les demandeurs, elle est retournée en Haïti. D’après le défendeur, qui se réfère aux formulaires d’immigration que la demanderesse a remplis, elle aurait quitté le Brésil le 21 septembre 2016.

[3]  La demanderesse prétend qu’en mars et en mai 2016, des hommes auraient tenté de l’agresser sexuellement ainsi que de la kidnapper après qu’elle ait porté plainte à un juge de la paix. La demanderesse, son fils et son époux auraient quitté Haïti le 19 mai 2016 pour les États-Unis. L’époux de la demanderesse a été déporté et la demanderesse et son fils se sont rendus au Canada en juillet 2017 où ils ont déposé une demande d’asile.

[4]  Le 1 mars 2018, une audience devant la SPR a eu lieu. Le Ministre de la Sécurité publique du Canada est intervenu dans le dossier pour démontrer que la demanderesse était visée par la section 1E de la Convention. La demande d’asile a été rejetée par la SPR le 23 mars 2018. Essentiellement, la SPR a conclu que la demanderesse est visée par l’article 1E de la Convention parce qu’elle détenait le statut de résidente permanente au Brésil.

[5]  Le 14 février 2019, la SAR a confirmé la décision de la SPR, concluant que la demanderesse était exclue en raison du fait qu’elle avait la résidence permanente au Brésil au moment de l’audience devant la SPR puisque son absence du Brésil ne dépassait pas deux ans. La SAR a aussi conclu que les demandeurs ne seraient pas à risque au Brésil.

[6]  La demande de contrôle judiciaire est à l’encontre de cette décision.

[7]  La seule question en litige est la suivante : est-ce que la décision de la SAR quant au fait que la demanderesse avait un statut de résidente permanente semblable aux ressortissants du Brésil est déraisonnable? La norme de contrôle qui s’applique à la question de savoir si les faits mènent à une exclusion en vertu de l’article 1E de la Convention et de l’article 98 de la LIPR est celle de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118 au para 11 [Zeng].

[8]  Lorsque cette norme s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]). Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC au para 59).

[9]  La décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne change pas cette conclusion. Dans les circonstances de l’affaire en l’instance, et considérant le paragraphe 144 de cette décision, il n’est pas nécessaire de demander aux parties de présenter leurs observations sur la norme de contrôle ou sur l’application de celle-ci.  Comme dans l’arrêt de la Cour Suprême Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 24 [Société canadienne des postes] , l’application du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov en l’instance ne «  résulte [en] aucune injustice, car la norme de contrôle applicable et le résultat auraient été les mêmes selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Dunsmuir ».

[10]  La Cour suprême du Canada enseigne aussi que le contrôle judiciaire ne doit pas être une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; mais qu’il faut plutôt considérer la décision comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54. De plus, une cour siégeant en révision doit déterminer si la décision, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62; Vavilov au para 81; Société canadienne des postes au para 30.

[11]  L’argument des demandeurs en l’instance est fondé sur la prétention que la SAR a adopté une interprétation déraisonnable du statut de la demanderesse au Brésil. Les faits ne sont pas contestés; il est plutôt question de l’interprétation de la loi et des politiques sur la résidence permanente au Brésil.

[12]  La SAR a fait référence au fait que le passeport de la demanderesse contient un visa VIPER (visa permanent spécial et visa de regroupement familial) valide pour 5 ans, émis le 25 septembre 2013 à Port-au-Prince, Haïti, ainsi qu’une étampe démontrant qu’elle a la résidence permanente, valide à compter du 7 novembre 2013. La SAR a rejeté l’argument de la demanderesse à l’effet que sa résidence permanente est un statut temporaire, parce qu’elle doit la renouveler à chaque 9 ans. La SAR a conclu :

[19] Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation. Tel qu’il apparaît dans le Cartable national de la documentation sur le Brésil, la résidence permanente est indéterminée même pour un étranger. En ce qui concerne le VIPER et sa durée de 5 ans, dont il est question dans l’article 18 de la Loi no. 6,815, avec respect, l’appelante confond les deux documents. Ce n’est pas le VIPER qui confirme la résidence permanente mais bien l’étampe de résidence permanente en soi. Une fois octroyée, comme en espèce, la résidence permanente est alors renouvelée automatiquement à chaque 9 ans sans avoir à postuler de nouveau.

(Références omises.)

[13]  La demanderesse prétend que cette interprétation est déraisonnable, parce que la SAR n’a pas tenu compte de l’article 18 de la Loi no 6,815. Cet article prévoit ce qui suit :

Art. 18. L’octroi d’un visa permanent peut être conditionnel, pour une période ne dépassant pas cinq (5) années, à l’exercice d’une activité déterminée et l’établissement dans une région donnée du territoire brésilien.

[14]  La demanderesse note que la conclusion de la SAR quant à la résidence permanente n’est pas en accord avec les termes de cet article ni avec le fait qu’elle a déclaré qu’elle n’avait pas trouvé un emploi ou un logement au Brésil. Parce qu’elle n’a pas un emploi ni un logement au Brésil, elle soutient qu’elle n’a pas un statut de résidence permanente indéterminé, mais un statut temporaire et que les conclusions de la SPR ainsi que celles de la SAR sur cette question sont déraisonnables.

[15]  La demanderesse prétend que la SPR ainsi que la SAR n’ont pas tenu compte de ses déclarations à la frontière du Canada. Les notes indiquent qu’elle a déclaré être « résident permanent du Brésil », mais qu’elle a aussi dit qu’elle a un statut « temporaire » et une « carte pour cinq ans ». Il n’est pas raisonnable de ne pas traiter cette preuve.

[16]  La demanderesse note que dans la plupart des causes des citoyen(nes) de Haïti qui sont venus au Canada du Brésil, le défendeur a produit une liste préparée par le gouvernement du Brésil, indiquant les noms des Haïtiens qui ont obtenu la résidence permanente indéterminée au Brésil. Il n’y a pas une telle preuve en l’instance. C’est une autre indication que la demanderesse n’a qu’un statut temporaire au Brésil.

[17]  Le défendeur souligne que la décision de la SAR est fondée sur son interprétation des faits, incluant l’information dans le Cartable national de documentation sur le Brésil au sujet de la résidence permanente pour les personnes qui ont fui Haïti. La jurisprudence a établi un cadre d’analyse pour déterminer si une personne remplit les critères de l’article 1E de la Convention, et l’analyse de la SAR suit ce cadre. Le Ministre a établi prima facie que la demanderesse pouvait retourner au Brésil au moment de l’audience devant la SPR. Une fois cette preuve faite, le fardeau de preuve se déplace à la demanderesse qui doit démontrer qu’elle ne peut pas effectivement bénéficier des droits que lui confère sa résidence.

[18]  En l’instance, la SAR n’a pas erré en référant aux tampons dans le passeport de la demanderesse, indiquant qu’elle a obtenu le statut temporaire lui permettant d’entrer au Brésil (le visa VIPER), ainsi que la résidence permanente. Le défendeur note que le document dans le Cartable national de documentation sur Haïti auquel la SAR a fait référence explique le processus:

[P]our faire une demande de résidence permanente, les Haïtiens doivent se présenter au département de la Police fédérale avant que leur visa de 5 ans ne vienne à échéance. Sur la base de l’article 18 de la Loi n° 6 815 […] les ressortissants haïtiens doivent alors prouver qu’ils travaillent et sont domiciliés au Brésil […]. Des sources signalent que la période de validité de la résidence permanente est indéterminée, mais que la résidence permanente doit être émise à nouveau périodiquement, présentement à des intervalles de 9 ans. [La] réémission de la résidence permanente est automatique et il n’est pas requis de postuler à nouveau, ni même de se qualifier à nouveau.

(Références omises.)

[19]  Le défendeur prétend que l’analyse de la SAR est en conformité avec cette explication. La SAR a noté les tampons dans le passeport de la demanderesse, et il n’est pas déraisonnable pour la SAR de donner plus de poids à la preuve objective au lieu de se fier à la déclaration de la demanderesse à la frontière. Le défendeur prétend que la demanderesse n’a pas rencontré le fardeau d’établir qu’elle ne peut bénéficier des droits que lui confère sa résidence.

[20]  Avant de commencer l’analyse, il faut souligner qu’il s’agit une demande de contrôle judiciaire, et que c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique. Comme explique la Cour suprême dans l’affaire Société canadienne des postes :

[28] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour statue que « [l]e contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit » (par. 82). La Cour affirme qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (par. 86 (en italiques dans l’original)).

[…]

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[21]  Je ne suis pas persuadé par l’argument des demandeurs en l’instance. La SAR a tenu compte de la preuve déposée par la demanderesse, ainsi que de la documentation objective dans le Cartable national de documentation sur Haïti. La SPR ainsi que la SAR ont traité d’une façon explicite l’argument de la demanderesse qu’elle n’a qu’un statut temporaire au Brésil. La SAR a fait référence à l’article 18, mais a aussi noté la documentation objective qui indique que : « la résidence permanente est […] renouvelée automatiquement à chaque 9 ans sans avoir à postuler de nouveau ».

[22]  Les motifs de la décision de la SAR sont « justifiables » et les motifs se justifient la décision de manière transparente et intelligible. (voir Dunsmuir au para 48; Vavilov aux paras 81 et 136; Société canadienne des postes aux paras 28-29). Les motifs démontrent que la décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le décideur et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux paras 105-07).

[23]  Dans leurs représentations écrites, les demandeurs ont fait référence à l’onglet 14.11 du Cartable national de documentation sur Haïti, alléguant que la SAR n’a pas tenu compte du contenu de ce document. Durant l’audience, j’ai demandé des précisions sur la question à savoir si ce document faisait partie du Cartable national à la date de l’audience devant la SAR, parce qu’il ne figure pas dans la version incluse dans la copie certifiée du dossier du tribunal déposée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada avec la Cour en l’instance.

[24]  Les demandeurs ne peuvent pas confirmer si le document était devant la SAR, néanmoins, ils confirment que le contenu de ce document est identique à celui mentionné à l’onglet 3.7 du Cartable national de documentation sur le Brésil. Ce document est le même que celui à l’onglet 3.12 du Cartable sur Haïti. Je note que la SPR ainsi que la SAR ont fait référence à l’onglet 3.12, et donc il ne semble pas que la décision de la SAR peut être infirmée parce qu’ils n’ont pas fait référence à l’onglet 14.11 du Cartable sur Haïti. Si le contenu est le même, il n’est pas nécessaire que la SAR mentionne les deux documents.

[25]  Les demandeurs n’ont pas établi que la décision de la SAR a ignoré un document ou un fait important dans son analyse, ou qu’elle a adopté une interprétation qui n’est pas liée avec la documentation objective : voir Zeng aux paras 35-36. La décision de la SAR appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au para 47), et l’analyse de la SAR est « intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il n’y a pas lieu d’écarter la décision de la SAR en l’instance.

[26]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a pas question d’importance générale à certifier.

 


JUGEMENT au dossier IMM-1444-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1444-19

INTITULÉ :

YVELINE ISNARDIN et JOAO YVENSON SAINT-FLEUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 dÉcembre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 3 janvier 2020

COMPARUTIONS :

Mohamed Diaré

POUR LES DEMANDEURS

Annie Flamand

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mohamed Diaré

Diaré Avocat

Montréal, Québec

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LE DÉFENDEUR

 

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