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Date : 20191220


Dossiers : T-542-19

T-544-19

Référence : 2019 CF 1651

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

Dossier : T-542-19

ENTRE :

NOUR ALI NABOULSI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : T-544-19

ET ENTRE :

KHALED ALI NABOULSI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Les demandeurs dans ces deux affaires, Nour Ali Naboulsi et son jeune frère, Khaled Ali Naboulsi, sont des ressortissants libanais. À l’automne 2009, ils ont présenté une demande de citoyenneté canadienne par l’entremise de leur père, car ils étaient tous deux mineurs à l’époque. Ils l’ont fait en vertu du paragraphe 5(2) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi], qui, dans sa version actuelle et dans sa version de 2009, énonce les exigences auxquelles un demandeur mineur doit satisfaire pour obtenir la citoyenneté canadienne. Ces exigences sont que le demandeur doit être un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ainsi que l’enfant d’un citoyen canadien.

[2]  Ils s’adressent à la Cour pour demander le contrôle judiciaire de la décision d’une agente de la citoyenneté [l’agente], datée du 13 mars 2019, rejetant leur demande de citoyenneté canadienne au motif qu’ils n’ont pas fourni d’éléments de preuve adéquats démontrant qu’ils étaient des résidents permanents du Canada en 2009, lorsque leurs demandes de citoyenneté ont été déposées, ou qu’ils ont ce statut aujourd’hui.

[3]  Le principal argument des demandeurs contre la décision de l’agente est que, en exigeant une preuve supplémentaire de leur statut de résident permanent et en appliquant les dispositions actuelles de la Loi pour l’appréciation de leurs demandes de citoyenneté, l’agente a contrevenu à l’esprit et à la lettre d’une entente de règlement extrajudiciaire conclue avec le ministre défendeur [le ministre] le 31 juillet 2018 [l’entente]. Ils prétendent que, selon l’entente, leurs demandes de citoyenneté devaient être rouvertes et traitées selon la date déterminante du 9 novembre 2009, ce qui signifiait qu’elles devaient être tranchées en fonction des faits et du droit applicables à cette date.

[4]  Comme les deux demandes de contrôle judiciaire découlaient d’un même dossier de preuve et de décisions identiques rendues par la même agente, elles ont été instruites ensemble. Ces motifs porteront donc sur les deux demandes et seront versés au dossier de la Cour T-542-19 et au dossier de la Cour T-544-19.

II.  Contexte

A.  Les demandes de citoyenneté des demandeurs et leur traitement

[5]  La présente affaire dure depuis longtemps. Les demandeurs sont nés en Arabie saoudite. Avec leur père, ils sont arrivés au Canada en 2003 en tant que résidents permanents. Leur père est devenu citoyen canadien le 27 mai 2008. Quant à la mère des demandeurs, bien qu’il ne précise pas le moment et le motif, le dossier indique qu’elle a été déclarée interdite de territoire et a été renvoyée du Canada.

[6]  En 2009, les demandeurs ont présenté une demande de citoyenneté canadienne en vertu du paragraphe 5(2) de la Loi, à titre d’enfants mineurs d’un citoyen canadien. Khaled Ali a présenté sa demande le 21 septembre 2009, et Nour Ali a présenté sa demande le 3 novembre 2009. Il n’y a aucune explication concernant leurs dates de demande différentes. Les demandeurs étaient respectivement âgés de 12 et de 14 ans lorsque leur demande a été déposée.

[7]  Sur leur formulaire de demande, ils ont indiqué ne pas avoir quitté le Canada pendant plus de six mois depuis qu’ils sont devenus résidents permanents du Canada en 2003. Ils ont joint à leur demande une copie de leur carte de résident permanent [la carte de RP]. Cependant, ces cartes avaient expiré en 2008. 

[8]  À partir de septembre 2010, un examen des notes du Système mondial de gestion des cas [les notes du SMGC] révèle que les autorités de la citoyenneté étaient préoccupées par des questions relatives à la résidence des demandeurs, notamment parce que leur père faisait l’objet d’une enquête pour fraude possible en matière de résidence.

[9]  Le 30 décembre 2015, le père des demandeurs a fait l’objet d’une procédure d’annulation de la citoyenneté au motif qu’il avait obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen de fausses déclarations ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Quelques mois plus tard, soit le 31 mars 2016, la citoyenneté canadienne de leur père a été révoquée. Le même jour, les demandes de citoyenneté des demandeurs ont été rejetées, car on a jugé que l’exigence d’être l’enfant mineur d’un parent canadien n’était plus satisfaite. Selon le formulaire de décision au dossier, l’autre exigence relative à une demande présentée en vertu du paragraphe 5(2), soit d’être un résident permanent, n’a pas été examinée.

[10]  Le 10 mai 2017, on a conclu que le cadre de la Loi pour la révocation de la citoyenneté pour cause de fraude ou de fausse déclaration, qui permettait au défendeur, dans la plupart des cas, de révoquer la citoyenneté sans donner à la personne visée la possibilité de faire valoir son point de vue devant un décideur indépendant, violait l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, SC 1960, c 44 (Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473 [Hassouna]). Cette décision a profité à un certain nombre de personnes se trouvant dans une situation semblable, y compris le père des demandeurs, qui avait reçu un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté et qui avait ensuite contesté la validité constitutionnelle de ce cadre (voir la décision connexe à la décision Hassouna : Monla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 668).

[11]  À la suite de ces deux jugements, la citoyenneté canadienne du père a été rétablie à compter de la date à laquelle elle avait d’abord été accordée et les demandeurs ont demandé que leurs demandes de citoyenneté soient réexaminées. Cette demande a été rejetée. Le 7 juin 2018, ils ont obtenu l’autorisation de solliciter le contrôle judiciaire de cette décision. Quelques semaines plus tard, soit le 31 juillet 2018, l’entente a été conclue.

[12]  Selon l’entente, les demandes de citoyenneté des demandeurs, qui remontent à l’automne 2009, seraient rouvertes sur dépôt d’un avis de désistement de leur instance en contrôle judiciaire en cours et elles seraient traitées en vertu du paragraphe 5(2) de la Loi comme si les demandeurs étaient toujours mineurs. Au moment où l’entente a été conclue, ils étaient tous deux adultes. Les demandeurs ont toutefois reconnu que la réouverture de leurs demandes de citoyenneté en vertu de l’entente ne garantissait pas qu’elles soient accueillies.

[13]  Le 20 août 2018, dans le cadre du réexamen de leurs demandes, l’agente a communiqué avec les demandeurs afin d’obtenir des éléments de preuve supplémentaires. Elle l’a fait, selon sa décision, en vertu de l’article 23.1 de la Loi, qui est entré en vigueur le 1er août 2014, par l’intermédiaire de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, LC 2014, c 22 [la LRCC]. Plus particulièrement, elle a demandé une copie de tout passeport ou document de voyage, valide et expiré, visant la période entre le moment où les demandeurs sont devenus résidents permanents et le moment où ils ont déposé leurs demandes de citoyenneté en 2009. L’agente cherchait à obtenir la confirmation que les demandeurs [traduction« n’ont pas quitté le Canada pendant six mois ou plus depuis [cette date] ». Elle a également demandé des cartes de RP valides, car celles qui avaient été déposées avec les demandes étaient expirées.

[14]  Les demandeurs ont d’abord refusé de fournir à l’agente les renseignements demandés. Selon eux, les modalités de l’entente étaient claires et toute demande faite en vertu de l’article 23.1 de la Loi contreviendrait à la fois aux modalités et à l’esprit de l’entente. Ils ont également demandé à la Cour l’autorisation de rouvrir l’instance qui avait été réglée par l’entente, car ils estimaient que l’agente ne pouvait pas légalement les obliger à fournir ces éléments de preuve supplémentaires.

[15]  Le 14 septembre 2018, la Cour, comme l’a indiqué le juge Mosley, a refusé l’autorisation au motif que les demandeurs n’avaient aucune chance raisonnable d’avoir gain de cause advenant la réouverture de l’instance. Le juge Mosley a conclu que cette demande de réouverture de l’instance était prématurée et deviendrait théorique si leurs demandes de citoyenneté étaient accueillies, car l’agente n’avait pas encore confirmé son intention d’appliquer la version actuelle de la Loi.

[16]  Environ deux mois après sa première demande de renseignements supplémentaires, l’agente a fait une autre demande, toujours en vertu de l’article 23.1 de la Loi. Cette fois, elle a cherché à obtenir des éléments de preuve démontrant que les demandeurs étaient actuellement des résidents permanents. Elle les a également informés qu’ils devraient communiquer avec un bureau canadien des visas à l’étranger afin que leur statut d’immigration soit déterminé. Le 13 novembre 2018, les demandeurs ont réitéré leur position selon laquelle l’entente empêchait l’agente de faire de telles demandes, mais lui ont fourni des éléments de preuve documentaire (fiche relative au droit d’établissement, copie de courriels échangés entre des agents d’immigration et copies des notes du SMGC) qui confirmeraient leur statut et le fait qu’ils l’avaient maintenu pendant toute la période visée.

[17]  Le 9 janvier 2019, l’agente a exprimé des préoccupations au sujet des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés le 13 novembre 2018. Elle a donné aux demandeurs l’occasion de répondre auxdites préoccupations et de présenter des éléments de preuve concernant leur statut d’immigration dans un délai de 30 jours. Elle les a informés qu’à défaut de le faire, leurs demandes seraient examinées en fonction des renseignements figurant actuellement au dossier, ce qui pourrait entraîner le rejet desdites demandes.

[18]  Le 6 février 2018, les demandeurs ont, une fois de plus, répondu en réitérant les modalités de l’entente. Ils ont également averti l’agente qu’en raison du retard déraisonnable et abusif de traitement de leurs demandes, ils réclameraient des dommages-intérêts contre elle et les responsables de ce qu’ils considéraient comme un abus de procédure.

B.  La décision de l’agente

[19]  Tel qu’il est indiqué au début de ces motifs, l’agente a rejeté les demandes de citoyenneté des demandeurs au motif qu’ils n’avaient pas fourni d’éléments de preuve adéquats démontrant qu’ils étaient des résidents permanents du Canada lorsqu’ils ont déposé leurs demandes de citoyenneté à l’automne 2009 ou qu’ils ont ce statut aujourd’hui.

[20]  L’agente a d’abord abordé les diverses modifications apportées à la Loi au cours de 2014, à la suite de l’adoption de la LRCC, qui comprenait de nombreuses modifications visant, selon l’agente, à lutter contre la fraude et à protéger la valeur de la citoyenneté canadienne. L’une de ces modifications a été l’adoption du paragraphe 22(6) de la Loi, qui exige maintenant que les demandeurs de citoyenneté satisfassent aux exigences de la Loi jusqu’à ce qu’ils prêtent leur serment de citoyenneté.

[21]  Étant convaincue que le paragraphe 22(6) s’appliquait aux demandes de citoyenneté des demandeurs, même si lesdites demandes ont été déposées avant l’entrée en vigueur de cette nouvelle disposition, l’agente a examiné les éléments de preuve fournis par les demandeurs à l’appui de leurs demandes. Elle a tiré une conclusion défavorable du fait que les demandeurs n’ont pas fourni de carte de RP valide à l’appui de leurs demandes ni lorsqu’elle a demandé des renseignements supplémentaires à l’automne 2018. Elle a également examiné leurs dossiers d’immigration, qui, selon elle, ont confirmé que les demandeurs n’avaient jamais demandé le renouvellement de leur carte de RP depuis son expiration.

[22]  De plus, elle a accordé peu de poids aux fiches relatives au droit d’établissement fournies par les demandeurs. Bien que ces documents confirment que les demandeurs étaient des résidents permanents à leur arrivée au Canada en 2003, ils ne constituent pas, selon l’agente, une preuve adéquate pour trancher s’ils avaient toujours ce statut en 2009 ou s’ils ont ledit statut aujourd’hui.

[23]  Enfin, elle a examiné la correspondance par courriel entre des agents de la citoyenneté et les notes du SMGC présentées par les demandeurs pour prouver que d’autres agents de la citoyenneté avaient déjà reconnu leur statut de résident permanent, et elle a conclu que cette preuve n’était pas suffisante pour établir le statut des demandeurs en 2009.

C.  Allégations des demandeurs contre la décision de l’agente

[24]  Les demandeurs soutiennent que l’analyse de l’agente et les conclusions qui en découlent sont fondamentalement viciées, tant sur le fond que sur la forme, car elles sont entièrement fondées sur des dispositions légales – l’article 23.1 et le paragraphe 22(6) de la Loi – qui n’existaient pas au moment où l’entente a été conclue. Tel qu’il est indiqué au début de ces motifs, ils soutiennent que l’entente privait l’agente du pouvoir d’invoquer ces dispositions pour demander des éléments de preuve supplémentaires de leur statut de résident permanent. Ils affirment plutôt que leurs demandes de citoyenneté devaient être traitées et tranchées en fonction du droit en vigueur au moment du dépôt de leurs demandes, sans tenir compte des modifications apportées à la Loi par la suite.

[25]  Ils soutiennent en outre que, puisque leurs demandes de citoyenneté ont été rejetées au seul motif de la révocation de la citoyenneté de leur père, l’agente n’avait pas le pouvoir de remettre en question leur statut d’immigration comme elle l’a fait lorsqu’elle a rouvert le dossier en vertu de l’entente.

[26]  Subsidiairement, les demandeurs soutiennent que la décision de l’agente concernant leur statut d’immigration en 2009 était déraisonnable pour deux raisons. En premier lieu, ils allèguent que les notes du SMGC et les courriels échangés entre d’autres agents de la citoyenneté révèlent qu’ils étaient considérés comme des résidents permanents à l’époque. En deuxième lieu, ils soutiennent que cette décision découle d’une interprétation erronée de la LIPR, plus particulièrement de l’article 46 et de son interaction avec la Loi. En ce qui concerne cette décision, ils prétendent également que l’agente a enfreint les principes de l’équité procédurale lorsqu’elle ne leur a pas donné l’occasion de répondre à ses préoccupations au sujet de leur statut à ce moment-là.

[27]  En dernier lieu, les demandeurs font valoir que le défendeur a commis un abus de procédure en retardant de manière déraisonnable le traitement de leurs demandes pendant sept ans avant qu’une décision ne soit enfin prise relativement auxdites demandes. Ils soutiennent que le défendeur ne devrait pas avoir le droit de bénéficier de ce retard de traitement déraisonnable, qui a fait en sorte que leurs demandes ont été appréciées en fonction de dispositions législatives qui n’existaient pas au moment où ils ont déposé leurs demandes.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[28]  À mon avis, la présente affaire soulève les deux questions suivantes :

  1. L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle, tant sur le fond que sur la forme, en exigeant des demandeurs qu’ils possèdent le statut de résident permanent à la fois en 2009, lorsqu’ils ont déposé leurs demandes de citoyenneté, et au moment où elle a rendu sa décision, de même qu’en concluant qu’ils n’avaient pas réussi à prouver qu’ils possédaient ce statut à ces deux moments?
  2. L’agente a-t-elle manqué aux principes d’équité procédurale en ne donnant pas aux demandeurs l’occasion de dissiper ses doutes concernant les renseignements qu’ils avaient fournis afin d’établir leur statut d’immigration au moment de présenter leurs demandes?

[29]  Il est bien établi en droit que la norme de contrôle applicable aux décisions rejetant les demandes de citoyenneté est celle de la décision raisonnable, puisque ces types de décisions soulèvent des questions mixtes de fait et de droit (Haddad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 137, par. 6). Cela signifie qu’il faut faire preuve d’une certaine déférence à l’égard de ces décisions et que la Cour n’interviendra donc que si elles n’appartiennent pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47).

[30]  Il est également bien établi en droit que l’inobservation d’un principe d’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, par. 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, par. 79). En pareil cas, la Cour n’a pas à faire preuve de déférence à l’endroit du décideur administratif.

IV.  Analyse

A.  L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle, tant sur le fond que sur la forme, en exigeant des demandeurs qu’ils possèdent le statut de résident permanent à la fois en 2009, lorsqu’ils ont déposé leurs demandes de citoyenneté, et au moment où elle a rendu sa décision, de même qu’en concluant qu’ils n’avaient pas réussi à prouver qu’ils possédaient ce statut à ces deux moments?

(1)  Le cadre législatif

[31]  Lorsque les demandeurs ont présenté une demande de citoyenneté canadienne, en vertu du paragraphe 5(2) de la Loi, tel qu’il est indiqué au début de ces motifs, ils devaient établir, afin que leurs demandes soient acceptées, qu’ils étaient des résidents permanents au sens du paragraphe 2(1) de la LIPR et qu’ils étaient les enfants d’un citoyen canadien.

[32]  À cette époque, le paragraphe 2(1) de la LIPR définissait ainsi l’expression « résident permanent » :

résident permanent Personne qui a le statut de résident permanent et n’a pas perdu ce statut au titre de l’article 46. (permanent resident)

permanent resident means a person who has acquired permanent resident status and has not subsequently lost that status under section 46 (résident permanent)

[33]  Aux termes du paragraphe 31(1) de la LIPR, il devait être remis à une personne jouissant du statut de résident permanent une attestation de statut. Ce document a pris la forme d’une carte de RP, conformément au paragraphe 53(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement]. Les cartes de RP étaient habituellement valides pour une période de cinq ans et ne pouvaient être renouvelées qu’au Canada, à la demande du titulaire du document.

[34]  Aux termes du paragraphe 31(2) de la LIPR, une personne munie d’une carte de RP était présumée avoir le statut de résident permanent, tandis qu’une personne à l’extérieur du Canada qui n’était pas munie d’un tel document était présumée ne pas avoir ce statut. Cependant, dans les deux cas, un agent d’immigration pourrait en décider autrement.

[35]  Le simple fait d’être muni d’une carte de RP expirée ne signifiait pas que le titulaire avait perdu son statut de résident permanent. Selon le paragraphe 46(1) de la LIPR, il y avait un certain nombre de cas où le statut de résident permanent pouvait être perdu au terme d’un processus officiel, notamment la confirmation en dernier ressort du constat, hors du Canada, de manquement à l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la LIPR. Selon cet article, un résident permanent devait être effectivement présent au Canada pour au moins 730 jours pendant chaque période quinquennale.

[36]  Ces exigences de la LIPR concernant le statut de résident permanent n’ont pas changé de manière importante depuis le dépôt des demandes de citoyenneté des demandeurs. Toutefois, la Loi, quant à elle, a fait l’objet de modifications.

[37]  En 2014, le législateur a adopté la LRCC. La LRCC a mis à jour les conditions d’admissibilité en vue d’obtenir la citoyenneté canadienne, a renforcé les dispositions touchant la sécurité et la fraude et a modifié celles régissant le traitement des demandes et la révision des décisions prises en vertu de la Loi. 

[38]  Plus particulièrement, la LRCC a créé un nouveau motif pour interdire aux demandeurs de prêter le serment de citoyenneté si ceux-ci n’ont jamais satisfait ou ne satisfont plus aux exigences relatives à l’attribution de la citoyenneté. Ce nouveau motif, qui figure au paragraphe 22(6) de la Loi, est entré en vigueur le 11 juin 2015. Par l’effet d’une disposition transitoire figurant dans la Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté et une autre loi en conséquence, LC 2017, c 14, le paragraphe 22(6) de la Loi s’applique à toutes les demandes de citoyenneté présentées au titre des paragraphes 5(1) ou (2) de la Loi avant le 11 juin 2015 et, dans le cas où le demandeur n’aurait pas encore prêté le serment de citoyenneté tandis qu’il était tenu de le faire, avant l’entrée en vigueur de cette disposition transitoire en juin 2017.

[39]  En ce qui concerne le traitement des demandes de citoyenneté, la LRCC a entraîné une modification de la Loi par l’adoption de l’article 23.1, qui permet au défendeur d’exiger que le demandeur de citoyenneté « fournisse des renseignements ou des éléments de preuve supplémentaires se rapportant à la demande » et de préciser la date limite pour présenter ces renseignements ou éléments de preuve. Aux termes de l’article 31 de la LRCC, cette nouvelle disposition s’applique également aux demandes en cours.

[40]  Grâce à l’adoption de l’article 13.2 de la Loi, la LRCC permet également au défendeur de considérer une demande comme abandonnée lorsque le demandeur omet, sans excuse légitime, de fournir les renseignements ou les éléments de preuve exigés au titre de l’article 23.1 de la Loi. L’article 13.2 de la Loi s’applique aux demandes présentées avant le 1er août 2014.

[41]  Ces modifications à la Loi s’appliqueraient donc en principe aux demandes de citoyenneté des demandeurs.

[42]  Est-ce que l’entente y a changé quelque chose?

(2)  L’entente

[43]  L’entente par écrit est le résultat d’un échange de lettres entre les représentantes légales qui défendaient les parties à l’époque. Voici la lettre de la représentante légale du défendeur, datée du 31 juillet 2018, où elle accepte l’offre de son homologue (dossier certifié du tribunal [DCT], T-542-19, p. 117; T-544-19, p. 99) :

[traduction]
Chère consœur,

Je confirme que mon client, Citoyenneté et Immigration Canada, accepte votre offre. Dès le dépôt d’un avis de désistement de leur demande de contrôle judiciaire et de la requête pour outrage au tribunal, les dossiers de citoyenneté de vos clients seront rouverts en application du paragraphe 5(2) de la Loi sur la citoyenneté, et vos clients seront traités en tant que mineurs en fonction de la demande datée du 9 novembre 2009. Tous les efforts seront mis en œuvre pour traiter leurs demandes dans les trente (30) jours suivant le dépôt de l’avis de désistement, étant entendu qu’aucun délai précis dans lequel une décision sera rendue ne peut être proposé.

Le tout sans frais.

[44]  La lettre de la représentante légale des demandeurs rédigée le même jour confirme l’entente (dossier du défendeur, T-542-19 et T-544-19, p. 18); elle fait référence aux mêmes modalités et comprend la phrase suivante :

[traduction
Nous comprenons que la présente offre ne constitue en aucun cas une promesse de citoyenneté, mais seulement une proposition de rouvrir les dossiers de citoyenneté reçus le 9 septembre 2009.

[45]  Des éléments de preuve provenant des deux représentantes légales figurent au dossier concernant leur compréhension des modalités de l’entente. Ces éléments de preuve sont contradictoires.

[46]  La représentante légale du défendeur affirme que la question consistant à déterminer quelles dispositions juridiques devaient s’appliquer aux demandes de citoyenneté des demandeurs au moment de la réouverture de ces dossiers ne faisait pas partie de l’entente et n’a jamais été soulevée par la représentante légale des demandeurs. Selon les éléments de preuve qu’elle a soumis, l’entente avait pour unique objet de rouvrir les demandes des demandeurs et de les traiter comme si les demandeurs étaient encore mineurs.

[47]  Le défendeur soutient par conséquent que la date déterminante de l’entente de novembre 2009 portait sur l’âge des demandeurs, et non sur les dispositions législatives applicables.

[48]  Selon la représentante légale des demandeurs, aux termes de l’entente, les demandes des demandeurs devaient être traitées et appréciées sur la base de la Loi telle qu’elle existait en 2009 (dossier des demandeurs, T-542-19 et T-544-19, p. 183 et 184). Les demandeurs ajoutent que la formulation de l’entente exprime l’intention des deux parties de tenir compte de toutes les circonstances qui existaient au moment de la date déterminante de novembre 2009, ce qui comprend les dispositions législatives applicables en matière de citoyenneté, et non seulement de voir à ce que leurs demandes soient traitées comme s’ils étaient mineurs. Ils soutiennent qu’autrement, le passage de l’entente selon lequel leurs demandes allaient être traitées comme s’ils étaient des mineurs « en fonction de la demande datée du 9 novembre 2009 » serait redondant et ne servirait à rien.

[49]  Les demandeurs soutiennent par conséquent que l’entente ne permettait pas à l’agente d’invoquer l’article 23.1 de la Loi actuelle pour exiger des renseignements supplémentaires autres que la preuve qu’ils avaient obtenu le statut de résident permanent et ne l’avaient pas perdu officiellement au moment de soumettre leurs demandes.  

[50]  À l’audition des présentes demandes de contrôle judiciaire, le défendeur a soutenu que la question de la loi applicable n’était pas vraiment pertinente puisque l’agente a conclu raisonnablement que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils avaient toujours le statut de résident permanent lorsqu’ils ont présenté leur demande de citoyenneté. Le défendeur affirme que ce facteur à lui seul est déterminant quant à ces demandes.

[51]  Selon moi, l’entente permettait à l’agente de se pencher sur la question du statut de résident permanent des demandeurs au moment où ils ont présenté leurs demandes. Un élément clé de cette conclusion est la compréhension des demandeurs selon laquelle les modalités proposées par le défendeur dans ce qui allait devenir l’entente ne constituaient [traduction« en aucun cas une promesse de citoyenneté, mais seulement une proposition de rouvrir les dossiers de citoyenneté reçus le 9 septembre 2009 ». S’il faut attribuer un sens à ce passage, c’est que la question du statut de résident permanent, qui découle du fait que les demandeurs ne pouvaient que présenter des cartes de RP expirées à l’appui de leurs demandes, pouvait être examinée par l’agente puisque l’autre critère prévu au paragraphe 5(2) – être l’enfant d’un citoyen canadien – n’était plus pertinent étant donné que la citoyenneté de leur père avait été rétablie à compter de la date à laquelle la citoyenneté lui avait été accordée pour la première fois.

[52]  En résumé, en tenant compte de l’ensemble des éléments de preuve ayant trait à l’objet de l’entente, je conclus que l’agente était en droit de s’informer du statut de résident permanent des demandeurs au moment de la présentation de leurs demandes de citoyenneté et que pour ce faire, elle pouvait invoquer l’article 23.1 de la Loi, une disposition strictement procédurale qui décrit le processus que l’agente doit suivre pour mener son enquête. Comme je l’ai déjà dit, l’article 23.1 a été appliqué aux demandes des demandeurs par la mise en œuvre des dispositions de transition de la LRCC et s’appliquait immédiatement aux demandes en cours en vertu des principes de l’interprétation des lois (Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 4e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2009, p. 203; Demande fondée sur l’art 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, par. 62), et l’entente n’y changeait rien.

[53]  Je suis donc convaincu que la lettre et l’esprit de l’entente ont été respectés à ce sujet.

[54]  Quoi qu’il en soit, comme nous le verrons, l’agente avait selon moi le droit d’obtenir de l’information sur les exigences qui étaient en vigueur en 2009, même si l’article 23.1 de la Loi ne s’appliquait pas aux demandes en cours des demandeurs en raison de l’entente. Comme je l’expliquerai, il serait contraire à l’objectif du paragraphe 5(2) de la Loi qu’une agente de la citoyenneté n’ait pas le pouvoir, avant l’entrée en vigueur de l’article 23.1 de la Loi, de mener un examen plus poussé lorsqu’elle n’est pas convaincue qu’un demandeur de citoyenneté remplisse les exigences fondamentales en vue de l’obtention de la citoyenneté en raison de l’information fournie par ce demandeur.

[55]  Il s’agit de déterminer si les conclusions de l’agente concernant le statut de résident permanent des demandeurs en novembre 2009 étaient raisonnables. Si ces conclusions étaient raisonnables, ce sont ces conclusions, comme le soutient le défendeur, qui sont déterminantes en l’espèce. Dans le cas contraire, la question consiste à déterminer si l’agente avait le droit d’exiger des demandeurs qu’ils établissent également qu’ils remplissaient une obligation de fond en matière de citoyenneté qui n’existait pas lorsqu’ils ont présenté leur demande, c’est‑à‑dire qu’ils ont toujours le statut de résident permanent aujourd’hui. Puisque je conclus que la conclusion de l’agente relativement au statut des demandeurs à l’époque en question était raisonnable, il ne sera pas nécessaire d’examiner cette autre question ni les sous‑questions liées à l’abus de procédure et à l’équité procédurale.

[56]  Les demandeurs soutiennent que l’agente ne pouvait venir à la conclusion à laquelle elle est arrivée que si les éléments de preuve dont elle disposait indiquaient que les demandeurs avaient perdu officiellement leur statut de résident permanent à la suite d’une décision rendue aux termes du paragraphe 46(1) de la LIPR. Ils soutiennent également que la conclusion de l’agente va à l’encontre des notes du SMGC et des courriels entre d’autres agents de citoyenneté, qui montrent que les demandeurs étaient considérés comme des résidents permanents au moment de leur demande.

[57]  Il est important de souligner, à ce stade de l’analyse, que la citoyenneté canadienne est un privilège qu’il ne faut pas accorder à la légère (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Pereira, 2014 CF 574, par. 21). En fait, la citoyenneté canadienne confère des avantages, y compris un certain nombre de droits constitutionnels, exclusifs à ceux qui peuvent s’en réclamer (Murad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1089, par. 43).

[58]  Il incombait aux demandeurs de prouver qu’ils satisfaisaient aux exigences de la Loi lorsqu’ils ont présenté leurs demandes (Zhao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 207, par. 20). Puisqu’ils ont soumis des cartes de RP expirées à l’appui de leurs demandes de citoyenneté, ils n’ont pas bénéficié de la présomption prévue au paragraphe 31(2) de la LIPR, selon laquelle la personne qui est munie d’une carte de RP est présumée avoir le statut de résident permanent. Il leur incombait donc d’établir qu’ils avaient encore ce statut lorsqu’ils ont présenté leurs demandes.

[59]  Dans la décision Saab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 653 [Saab], la Cour (juge Peter Annis) a examiné l’interaction entre le paragraphe 46(1) de la LIPR et l’exigence prévue au paragraphe 5(2) de la Loi d’être un « résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la [LIPR] ». Cette affaire portait sur des demanderesses d’âge mineur qui vivaient à l’extérieur du Canada. En l’espèce, le dossier n’indique pas clairement où les demandeurs vivaient lorsqu’ils ont soumis leurs demandes de citoyenneté, bien que le dossier indique clairement qu’ils vivaient à l’extérieur du Canada au moment de l’enquête de l’agente. La décision Saab fournit néanmoins, selon moi, des indices pertinents sur la façon d’interpréter cette exigence.

[60]  Dans cette affaire, les deux demanderesses d’âge mineur étaient devenues résidentes permanentes du Canada le 30 juin 2010. Dès que leur père a obtenu la citoyenneté canadienne en 2016, elles ont également présenté des demandes de citoyenneté en vertu du paragraphe 5(2) de la Loi. Au moment de la présentation de leurs demandes, elles semblaient, comme c’est le cas en l’espèce, satisfaire aux deux critères prévus au paragraphe 5(2) de la Loi puisqu’elles avaient obtenu le statut de résident permanent et qu’elles étaient les filles d’un citoyen canadien.

[61]   Toutefois, elles ont inclus dans leurs demandes des photocopies de leurs cartes de RP, qui étaient expirées depuis le 5 août 2015. Elles ont également indiqué dans leurs demandes qu’elles avaient été absentes du Canada pendant une période considérable entre le 12 août 2010 et le 27 septembre 2016.

[62]  Le fonctionnaire de la citoyenneté qui appréciait leurs demandes, craignant qu’elles n’aient pas maintenu leur statut de résident permanent, a demandé des éléments de preuve supplémentaires, notamment des copies de leurs cartes de RP valides, et leur a indiqué que si elles étaient à l’extérieur du Canada, ce qui était le cas, elles allaient devoir obtenir une décision relativement à leur statut de résident permanent aux termes de l’alinéa 46(1)b) de la LIPR.

[63]  Les demanderesses ont refusé de se soumettre à une décision en ce qui a trait à la résidence, soutenant que la Loi exigeait seulement qu’elles soient des résidentes permanentes qui n’avaient pas perdu leur statut officiellement. Étant donné qu’elles n’avaient pas perdu leur statut, elles ont considéré qu’elles étaient des résidentes permanentes par le seul effet de la loi et que cela aurait dû suffire à leur accorder la citoyenneté aux termes du paragraphe 5(2) de la Loi.

[64]  Puisque les demanderesses n’ont pas soumis l’information demandée, leurs demandes de citoyenneté ont été considérées comme abandonnées aux termes du paragraphe 13.2(1) de la Loi. Les demanderesses ont contesté la décision du fonctionnaire en demandant une ordonnance de mandamus visant à contraindre le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à régler leurs demandes de citoyenneté.   

[65]  La principale question d’interprétation dans cette décision concernait l’« interprétation appropriée » du terme "résident permanent" au paragraphe 5(2) de la Loi, aux termes de la LIPR » (Saab, par. 22). Les parties convenaient que l’unique motif de refuser aux demandeurs la citoyenneté était de déterminer qu’ils n’avaient pas qualité de « résident permanent » au sens où l’entend le paragraphe 5(2) de la Loi, qui renvoie à la LIPR.

[66]  À l’instar des demandeurs en l’espèce, les demanderesses dans la décision Saab faisaient valoir que la seule interprétation raisonnable du paragraphe 5(2) de la Loi veut qu’elles demeurent résidentes permanentes, au sens de cette disposition, à moins qu’une décision finale ne soit rendue selon laquelle elles ont perdu leur statut au sens des dispositions de la LIPR (Saab, par. 27).

[67]  Le juge Annis était d’avis que les arguments des demanderesses « feraient échec à l’administration de la justice applicable à l’octroi de la citoyenneté canadienne en empêchant de rendre une décision finale appropriée sur le statut de résident permanent des demanderesses comme condition à la citoyenneté canadienne » (Saab, par. 28). À cet égard, il a affirmé que le principe qui sous‑tend la présence physique au Canada comme condition à la citoyenneté est le même pour les adultes et les enfants et que cette exigence a pour objet de permettre une sorte de « processus d’inculcation des valeurs canadiennes et des comportements attendus des Canadiens » (Saab, par. 60).

[68]  Reprenant le principe souvent cité selon lequel la citoyenneté comme le statut de résident permanent sont des privilèges, le juge Annis était d’avis que le fait d’accorder la citoyenneté canadienne aux demanderesses alors que celles‑ci ne satisfont pas aux critères de résidence permanente « aurait pour effet de miner l’administration des procédures établies pour accorder la citoyenneté » (Saab, au paragraphe B(1)). Il a souligné qu’en pareil contexte, les circonstances factuelles de chaque affaire « devaient être établies de façon constructive dans le but de réaliser l’objectif des dispositions relatives au statut de résident permanent » (Saab, par. 42).

[69]  Un fait est cependant encore plus important à mon avis et c’est le suivant : le juge Annis a déclaré que les arguments des demanderesses portaient atteinte à « un principe fondamental se rapportant à l’administration de la justice » qui doit influer sur l’interprétation du paragraphe 5(2) de la Loi, ce principe voulant que « dans toute circonstance donnant lieu à une décision juridique qui pourrait avoir des conséquences négatives pour une personne, il y existe un principe logique et impératif, qu’il soit énoncé ou non, selon lequel une personne ne peut tirer des avantages du délai raisonnable requis pour prendre une décision juridique, au point que cette décision n’atteigne pas entièrement son objectif » (Saab, par. 35).

[70]  C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la déclaration du juge Annis selon laquelle l’octroi de la citoyenneté canadienne n’est pas « une course jusqu’à la ligne d’arrivée » où les demanderesses sont « autorisées à avancer librement, sans restriction, tout au long du processus d’octroi de la citoyenneté pour obtenir tous les avantages de la citoyenneté canadienne avant que leur statut de résident permanent soit déterminé, sous les yeux d’un fonctionnaire qui entame une enquête portant sur cette même question sur la base de renseignements fournis par les demanderesses » (Saab, par. 34).

[71]  Le juge Annis était d’avis que les personnes dont le statut de résident permanent fait l’objet d’une enquête ne devraient pas être autorisées à obtenir la citoyenneté tant qu’une décision finale n’est pas rendue, un avis que vient corroborer son analyse de la preuve extrinsèque concernant l’adoption du paragraphe 46(1) de la LIPR. Il admet cependant que le statut de résident permanent ne devrait pas être perdu immédiatement après l’expiration de la carte de RP, « puisque le Canada est une société fondée sur la primauté du droit » (Saab, par. 51 à 54).

[72]  Bien que certains aspects de la décision Saab diffèrent de ceux de l’espèce au chapitre, par exemple, des procédures de mandamus et de la présomption relative au paragraphe 32(1) de la LIPR, j’estime que les principes établis dans cette décision, que j’approuve dans leur intégralité, quant à ce qui devrait influer sur l’interprétation du paragraphe 5(2) de la Loi lorsqu’il s’agit du statut de résident permanent comme condition à la citoyenneté aux termes de la LIPR, s’appliquent tout autant en l’espèce.

[73]  Pour paraphraser le juge Annis, les demandeurs en l’espèce ne devraient pas être autorisés à avancer librement, sans restriction, tout au long du processus d’octroi de la citoyenneté avant que leur statut de résident permanent soit déterminé, sous les yeux d’une agente qui entame une enquête portant sur cette même question sur la base de renseignements qu’ils ont fournis (Saab, par. 34). En d’autres termes, la question de savoir, dans le cas des demandeurs, s’ils satisfaisaient aux critères régissant le statut de résident permanent énoncés au paragraphe 5(2) de la Loi au moment de présenter leurs demandes de citoyenneté en novembre 2009 doit être tranchée, pour que cette disposition atteigne son objectif, de façon constructive et en tenant compte des préoccupations de l’agente selon lesquelles ils pourraient avoir perdu leur statut de résident permanent. 

[74]  Sur cette question, les notes du SMGC font explicitement état des réserves de l’agente qui tiraient leur origine des cartes de RP expirées présentées par les demandeurs avec leurs demandes de citoyenneté canadienne pour prouver leur statut de résident permanent. À ses yeux, ces cartes semblaient contredire leur affirmation sur leur formulaire de demande voulant qu’ils n’avaient pas résidé à l’extérieur du Canada pendant plus de six mois depuis leur arrivée au Canada. Ajoutons à cela l’enquête qui était alors en cours concernant la résidence de leur père qui procédait d’une allégation de fraude en matière de résidence, allégation qui a par la suite été rejetée, et les circonstances entourant la révocation de la citoyenneté de leur père. Uniquement par souci d’équité procédurale, l’agente était, selon moi, fondée à entamer une enquête pour faire la lumière sur la question et à demander des renseignements supplémentaires pour la trancher.

[75]  Je tiens ici à réitérer que les demandeurs, en ne présentant que des cartes de RP expirées pour étayer leurs demandes de citoyenneté, ne bénéficient pas de la présomption énoncée au paragraphe 31(2) de la LIPR selon laquelle ils ont qualité de résident permanent au moment de présenter leurs demandes. Cela étant, il leur incombait toujours de démontrer qu’ils satisfaisaient à ce critère. 

[76]  Comme je l’ai déjà indiqué, l’agente, dans les circonstances, était en droit de chercher à obtenir auprès des demandeurs une copie de leurs passeports ou documents de voyage, valides et expirés, pour la période comprise entre la date de l’obtention de leur statut de résident permanent et la date à laquelle ils ont présenté leurs demandes de citoyenneté (dossier du demandeur, T‑542‑19 et T‑544‑19, p. 148 et 150). À mon avis, l’agente pouvait raisonnablement conclure que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait en ne présentant qu’une copie de leurs fiches relatives au droit d’établissement délivrées pour leur permettre d’entrer au Canada. Ces fiches, si elles établissaient le statut de résident permanent des demandeurs à leur arrivée au Canada en août 2003, étaient cependant inadéquates aux yeux de l’agente pour démontrer que ce statut était toujours valide en novembre 2009 compte tenu de la nature des renseignements fournis pour appuyer leurs demandes. Là encore, je ne peux affirmer que cette conclusion justifie l’intervention de la Cour.

[77]  Les demandeurs soutiennent que les notes du SMGC et la correspondance par courriels entre des agents de la citoyenneté en 2010 contredisent cette conclusion. Comme je l’ai affirmé précédemment, l’agente était arrivée à la conclusion que ces notes et courriels ne suffisaient pas à établir que les demandeurs avaient toujours le statut de résident permanent en 2009.

[78]  Je ne trouve aucune information dans les notes du SMGC qui confirme ou tend à confirmer que les demandeurs avaient le statut de résident permanent en 2009. Au contraire, ces notes mettent en exergue les doutes des autorités de la citoyenneté qui remontaient à septembre et octobre 2010, qui avaient pour cause les cartes de RP expirées présentées par les demandeurs avec leurs demandes de citoyenneté et qui justifiaient la tenue d’une enquête. Le 15 février 2011, les notes du SMGC indiquent que la citoyenneté ne devrait pas être accordée aux demandeurs sans consulter d’abord la Direction générale du règlement des cas.

[79]  Une lecture des notes du SMGC et des courriels échangés entre des agents de la citoyenneté en 2010 révèle que le statut des demandeurs demeurait une source de préoccupation. Pour nous aider à comprendre la nature de cette préoccupation, je mentionne plus particulièrement un courriel envoyé le 13 octobre 2010 en réponse à une question à savoir si Khaled était toujours un résident permanent en raison de la présentation d’une carte de RP expirée et des notes relatives à une enquête sur la résidence. L’agent de la citoyenneté mentionne que Khaled semble avoir qualité de résident permanent, mais qu’il fait l’objet d’une enquête sur la résidence et que cette enquête pourrait entraîner la perte de son statut.

[80]  Il semble donc, à la lecture des notes du SMGC et de ces courriels et à la lumière des principes établis dans la décision Saab selon lesquels les personnes dont le statut fait l’objet d’une enquête ne devraient pas être autorisées à obtenir la citoyenneté avant qu’une décision finale relative à leur statut soit rendue, que le statut de résident permanent des demandeurs avait attiré l’attention des autorités de la citoyenneté lors d’un premier examen de leur dossier en 2010. Les doutes quant au statut des demandeurs existaient déjà en novembre 2009, et je ne vois rien dans les notes et les courriels qui pourrait dissiper ces doutes et m’autoriserait à conclure que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que ces preuves documentaires ne suffisaient pas à démontrer que les demandeurs avaient en 2009 le statut de résident permanent.

[81]  En résumé, je suis d’avis que l’agente était fondée, au vu des renseignements fournis par les demandeurs pour étayer leurs demandes de citoyenneté, à entreprendre une enquête afin de déterminer si les demandeurs avaient toujours le statut de résident permanent au moment de présenter leurs demandes de citoyenneté en 2009. J’estime en outre que l’entente n’a en rien miné le pouvoir de l’agente de procéder à une enquête et que, de toute façon, la jurisprudence établie par la décision Saab lui conférait ce pouvoir, même si l’on part de la prémisse que l’article 23.1 de la Loi ne s’appliquait pas aux demandes des demandeurs.

[82]  Je conclus également qu’il était raisonnable de la part de l’agente de conclure que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau de démontrer qu’ils avaient toujours le statut de résident permanent en 2009. Il n’y a donc pas lieu de déterminer si l’agente était en droit d’exiger également de la part des demandeurs qu’ils fournissent la preuve qu’ils étaient toujours résidents permanents au moment où elle a rendu sa décision, puisque la décision rendue en 2009, comme l’a à juste titre fait valoir le défendeur, tranche définitivement l’ensemble du litige.

[83]  Un dernier point. Les demandeurs invoquent le jugement rendu par la Cour dans la décision Stanizai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 74 [Stanizai] pour soutenir que l’agente n’avait pas le pouvoir de différer l’attribution de la citoyenneté jusqu’à la réception de « l’attestation de vérification en matière d’immigration ». 

[84]  Dans cette affaire, la demande de citoyenneté du demandeur avait été approuvée par un juge de la citoyenneté, mais l’attribution de la citoyenneté avait été différée jusqu’à ce que le demandeur reçoive une « attestation de vérification en matière d’immigration ». La Cour a déclaré qu’une fois la décision rendue par le juge de la citoyenneté, le ministre défendeur « [n’a rien d’autre à faire] sauf peut‑être interjeter appel », sauf s’il découvre, après que le juge de la citoyenneté lui a soumis sa décision, que l’auteur de la demande a fait une fausse déclaration (Stanizai, par. 31 et 32).

[85]  Puisque la décision rendue par le juge de la citoyenneté n’a pas été contestée en appel et que le ministre défendeur n’a pas été en mesure de conclure à l’existence de fausses déclarations, la Cour a conclu que l’on ne pouvait différer l’attribution de la citoyenneté au demandeur au motif qu’une « attestation de vérification en matière d’immigration », qui n’avait même pas été demandée de toute façon, devait être obtenue avant d’accorder la citoyenneté. La Cour a souligné que le juge de la citoyenneté était pleinement informé de tous les renseignements contradictoires fournis par le demandeur concernant ses absences du Canada et que le ministre défendeur n’avait été en mesure d’indiquer aucun nouveau renseignement concernant la fréquence et la durée des absences du demandeur du Canada durant la période visée (Stanizai, par. 40 et 41).

[86]  Les demandeurs invoquent la conclusion de la Cour selon laquelle aucun texte législatif n’oblige à obtenir une attestation de vérification en matière d’immigration avant d’attribuer la citoyenneté (Stanizai, par. 48) pour faire valoir que l’enquête de l’agente concernant leur statut de résident permanent en 2009 était illégale. À mon humble avis, la décision Stanizai ne s’applique pas en l’espèce, puisqu’elle a été tranchée dans un tout autre contexte. Contrairement à la décision Stanizai, l’agente en l’espèce n’a pas cherché à vérifier le statut de résident permanent des demandeurs dans un contexte où le défendeur n’avait plus aucun autre recours relativement aux demandes de citoyenneté des demandeurs. Elle s’acquittait simplement de la responsabilité qui lui incombait de s’assurer que les demandeurs satisfaisaient à l’un des deux critères ouvrant droit à la citoyenneté, une responsabilité dont seul le défendeur pouvait s’acquitter au regard d’une demande présentée aux termes du paragraphe 5(2).

[87]  Il me faut maintenant déterminer si, comme le soutiennent les demandeurs, l’agente, lorsqu’elle s’est prononcée sur leur statut en 2009, a manqué à l’obligation d’équité procédurale qu’elle a envers eux.

B.  L’agente a-t-elle manqué aux principes d’équité procédurale en ne donnant pas aux demandeurs l’occasion de dissiper ses doutes concernant les renseignements qu’ils avaient fournis afin d’établir leur statut d’immigration au moment de présenter leurs demandes?

[88]  Les demandeurs soutiennent que l’agente ne leur a pas donné l’occasion de dissiper ses doutes au sujet de leur statut de résident permanent en 2009.

[89]  Comme il a été indiqué précédemment, l’agente a envoyé aux demandeurs une première lettre le 20 août 2018 afin de leur demander une preuve documentaire démontrant qu’ils se trouvaient au Canada entre le 3 août 2003 et 2009. Dans une autre lettre datée du 25 octobre 2018, elle leur a demandé de fournir une copie de leurs cartes de RP valides. En guise de réponse à cette lettre, les demandeurs ont remis à l’agente des preuves documentaires, dont leurs fiches relatives au droit d’établissement. Après examen, l’agente a conclu que ces preuves ne suffisaient pas à prouver qu’ils avaient bel et bien le statut de résident permanent en 2009.

[90]  L’agente a fait parvenir une autre lettre aux demandeurs en janvier 2019 pour leur demander cette fois de fournir une preuve qu’ils étaient toujours résidents permanents à la date de leurs demandes de citoyenneté.

[91]  Les demandeurs affirment que puisque les deux dernières lettres ne mentionnaient aucune inquiétude précise quant à leur statut de 2003 à 2009, cela voulait dire que l’agente ne semblait plus avoir de doutes quant à leur statut pendant cette période et apparaissait satisfaite de l’information déjà fournie concernant leur statut en novembre 2009.

[92]  Il est bien établi qu’un agent n’a pas l’obligation de faire part de ses préoccupations lorsque celles‑ci découlent de la preuve présentée par les demandeurs ou directement des exigences de la loi (Nassima c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 688, par. 18).

[93]  Comme je l’ai mentionné précédemment, il incombait aux demandeurs de démontrer qu’ils satisfaisaient aux critères énoncés au paragraphe 5(2) de la Loi. Ils ont présenté des éléments de preuve au regard des exigences de la loi qui ont soulevé des doutes.

[94]  De l’avis des demandeurs, les décisions Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283 et Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284 [Rukmangathan] établissent que l’obligation d’équité exige que les agents d’immigration informent les demandeurs des doutes que suscitent les éléments de preuve qu’ils présentent. Cependant, le contexte dans lequel la décision Rukmangathan a été rendue est très différent. En effet, l’agente des visas avait omis lors de l’entrevue d’informer le demandeur de l’impression défavorable que lui avait donné la preuve qu’il avait présentée et ne lui avait pas donné la possibilité de dissiper les préoccupations qu’elle avait relativement à plusieurs points cruciaux, qui ont joué un rôle essentiel dans son refus de la demande de résidence permanente du demandeur.

[95]  En l’espèce, l’agente a informé les demandeurs des réserves qu’ont soulevées chez elle leurs cartes de résident permanent expirées. Elle leur a envoyé trois lettres dans lesquelles elle leur demandait des éléments de preuve qui lui permettraient de déterminer s’ils avaient qualité de résident permanent, l’un des critères fondamentaux posés par la Loi. Pour s’acquitter de son obligation d’équité procédurale envers les demandeurs, l’agente n’avait pas selon moi à leur fournir un résultat intermédiaire des lacunes que comportaient leurs demandes après que les demandeurs lui ont fait parvenir des éléments de preuve en novembre 2018. Il s’agit là de ce que les demandeurs demandent en fin de compte :

Toutefois, ce principe d’équité procédurale ne va pas jusqu’à exiger que l’agent des visas fournisse au demandeur un « résultat intermédiaire » des lacunes que comporte sa demande : Asghar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1091 (1re inst.) (QL), paragraphe 21, et Liao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1926 (1re inst.) (QL), paragraphe 23. L’agent des visas n’est pas tenu d’informer le demandeur des questions qui découlent directement des exigences de l’ancienne Loi et de son règlement d’application : Yu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 36 F.T.R. 296, Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 151 F.T.R. 1 et Bakhtiania c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1023 (1re inst.) (QL).

[Non souligné dans l’original.]

[96]  Il m’est donc impossible de conclure que la décision de l’agente selon laquelle les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient toujours qualité de résident permanent au moment où ils ont présenté leurs demandes de citoyenneté a été rendue en violation des principes d’équité procédurale. 

[97]  Les demandes de contrôle judiciaire des demandeurs sont donc rejetées. Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune à mon avis.

[98]   Dans les affaires régies par les Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, une demande de contrôle judiciaire ne donne pas lieu à des dépens, sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales. Étant donné l’issue de ces deux affaires, je ne vois aucune raison spéciale de condamner aux dépens le défendeur, comme les demandeurs m’ont prié de le faire. Je rappelle que la citoyenneté canadienne est un privilège qui ne doit pas être accordé à la légère. Je ne considère donc pas comme un abus de procédure le fait de différer les demandes de citoyenneté des demandeurs le temps de connaître l’issue des procédures en révocation du statut de citoyenneté de leur père. Ces procédures étaient d’une importance capitale pour déterminer si les demandeurs satisfaisaient à l’un des deux critères énoncés au paragraphe 5(2) de la Loi ouvrant droit à la citoyenneté.




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