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Date : 20191211


Dossier : IMM‑1114‑19

Référence : 2019 CF 1593

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

HUA SHENG ZHAO

JIN HUA GAO

GEN LE ZHAO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Monsieur Hua Sheng Zhao [M. Zhao], son épouse, Mme Jin Hua Gao [Mme Gao] et leur enfant, Gen Le Zhao [ensemble, les demandeurs] sont citoyens de la Chine. À leur arrivée au Canada en 2014, les demandeurs ont demandé l’asile. Leurs demandes étaient fondées sur une possibilité alléguée de persécution ou de risque personnalisé en raison de la politique de planification familiale de la Chine. Ils craignaient que, s’ils retournaient en Chine, Mme Gao doive subir une stérilisation forcée et que le couple ne soit pas autorisé à avoir plus d’enfants. En juillet 2014, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté leurs demandes d’asile pour manque de crédibilité. Après que la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel des demandeurs pour une question de compétence, la Cour a infirmé la décision et renvoyé l’affaire à la SAR en décembre 2015 afin d’évaluer le bien‑fondé de l’appel. En janvier 2019, la SAR a refusé les demandes d’asile des demandeurs et confirmé les conclusions de la SPR [la décision de la SAR].

[2]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Ils affirment que la SAR : (i) a violé les principes de justice naturelle et d’équité procédurale en refusant leur demande de présenter d’autres observations sur les conclusions de la SPR en matière de crédibilité; (ii) n’avait pas compétence pour soulever une nouvelle question de son propre chef en appel, à savoir les changements apportés à la politique de planification familiale de la Chine; et (iii) a commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité. Ils demandent à la Cour d’annuler la décision de la SAR et de renvoyer l’affaire à la SAR, afin que leur demande puisse être réévaluée par un tribunal différemment constitué.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande. Après avoir examiné les conclusions de la SAR, les éléments de preuve dont le tribunal est saisi et le droit applicable, je ne vois aucun motif justifiant l’annulation de la décision de la SAR. Je ne suis pas d’avis qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale puisque les demandeurs ont eu l’occasion d’étayer leurs arguments et de présenter des observations complètes à la SAR. Je suis également d’avis que la SAR avait compétence pour soulever et examiner la nouvelle politique des deux enfants de la Chine. De plus, en ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité, les éléments de preuve appuient raisonnablement les conclusions de la SAR, et ses motifs ont les qualités qui rendent la décision raisonnable en ce sens qu’elle appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il n’y a donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II.  Contexte

A.  Le contexte factuel

[4]  En 2002, M. Zhao et Mme Gao ont eu leur premier enfant, Gen Le Zhao.

[5]  En 2009, M. Zhao a présenté une demande d’immigration au Canada. La mère de M. Zhao et trois de ses sœurs vivent au Canada. La demande a été rejetée, puisque les autorités canadiennes ne croyaient pas qu’il était cuisinier, et une mesure d’exclusion a été prise contre lui. La même année, Mme Gao serait tombée enceinte une deuxième fois, contrevenant ainsi à la politique de l’enfant unique qui était alors en vigueur en Chine. Mme Gao affirme que sa grossesse a été détectée lors d’un examen réglementaire de planification familiale auprès des autorités, et qu’elle a été contrainte de subir un avortement, sans possibilité de payer une amende à la place. D’après son récit, elle a ensuite été contrainte de se présenter à des examens de fertilité réguliers ainsi que d’utiliser des méthodes de contraception.

[6]  En septembre 2013, M. Zhao a présenté une demande de visa de visiteur pour rendre visite à sa mère au Canada. Sa demande a été refusée. À la fin de 2013, les demandeurs ont présenté une demande de visa pour se rendre aux États‑Unis. M. Zhao a déclaré que leur but était de se rendre au Canada, afin de permettre à Mme Gao d’avoir d’autres enfants. Les visas ont été accordés à la fin de janvier 2014. En janvier 2014, Mme Gao a consulté un médecin parce qu’elle ne se sentait pas bien. Une semaine plus tard, son médecin a confirmé sa grossesse, et il aurait affirmé que l’avortement forcé de 2009 avait causé une tumeur dans son utérus. Mme Gao a quitté la clinique, craignant que les autorités chinoises ne soient informées et l’obligent à subir un autre avortement. Plus tard en janvier, Mme Gao est retournée à l’hôpital en raison de nouvelles douleurs. Son médecin l’a informée que sa grossesse se déroulait mal et lui a prescrit des médicaments. Mme Gao s’est à nouveau présentée à l’hôpital au début de février et a confirmé qu’elle souhaitait poursuivre la grossesse. Elle a été hospitalisée et, cinq jours plus tard, a été informée que la poursuite de la grossesse serait dangereuse compte tenu des problèmes de santé du bébé. La grossesse a ensuite été interrompue. Selon les demandeurs, les autorités chinoises n’ont jamais été informées de cette grossesse, parce qu’elle a pris fin avant l’examen de fertilité.

[7]  En avril 2014, les demandeurs ont quitté la Chine pour les États‑Unis, puis ont déménagé au Canada, où ils ont demandé l’asile. En juillet 2014, la SPR a rejeté leurs demandes d’asile pour manque de crédibilité. En appel, la SAR a conclu qu’elle n’avait pas compétence et n’a pas évalué le bien‑fondé des demandes d’asile des demandeurs. Dans le cadre du contrôle judiciaire, par une décision datée de décembre 2015, la Cour a annulé la décision et a renvoyé l’affaire à la SAR en vue d’un réexamen (Zhao c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1384).

[8]  Trois ans plus tard, en novembre 2018, la SAR a sollicité d’autres observations auprès des demandeurs concernant la nouvelle politique de planification familiale à deux enfants de la Chine. La SAR a donné aux demandeurs un délai de 10 jours pour répondre. Dans une lettre à la SAR datée du 19 novembre 2018, l’avocat des demandeurs a indiqué que l’équité exigeait que les demandeurs disposent d’un délai raisonnable pour produire des éléments de preuve documentaire et présenter des observations sur la question du changement de circonstances, sur l’applicabilité de l’exception pour des raisons impérieuses prévue au paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], et sur la crédibilité. L’avocat des demandeurs a également fait valoir dans cette lettre que, au titre du paragraphe 110(3) de la LIPR, la SAR ne pouvait pas présenter de nouveaux éléments de preuve et soulever de nouvelles questions de son propre chef à cette étape du processus, et que la demande de la SAR était inappropriée. De plus, l’avocat des demandeurs a écrit qu’il faudrait tenir une audience.

[9]  À la fin de novembre 2018, la SAR a émis une autre directive indiquant qu’il n’y aurait pas d’audience puisque les nouveaux éléments de preuve ne soulevaient pas de problèmes sérieux en ce qui concerne la crédibilité des demandeurs et qu’ils portaient plutôt sur un changement de situation par rapport à la politique de planification familiale à deux enfants de la Chine. La SAR a souligné qu’elle peut présenter de nouveaux éléments de preuve sous la forme du plus récent Cartable national de documentation (CND) pour la Chine, et qu’elle doit en fait, selon la jurisprudence de la Cour, tenir compte du plus récent CND. Par conséquent, la SAR a accordé aux demandeurs dix jours supplémentaires, soit jusqu’au 6 décembre 2018, pour présenter des observations et des documents concernant les changements apportés à la politique de planification familiale en Chine.

[10]  Les demandeurs ont déposé un dossier d’appel complémentaire étoffé au début de décembre 2018.

B.  La décision de la SAR

[11]  Dans sa décision, la SAR a d’abord rejeté les arguments de justice naturelle des demandeurs. En ce qui concerne le fait que la SAR n’a pas donné suite à leur dossier pendant trois ans, la SAR a souligné que les demandeurs n’ont pris aucune mesure pour accélérer la tenue de leur audience et que le retard ne leur a causé aucun préjudice. La SAR a également conclu que les demandeurs avaient eu suffisamment de temps pour présenter leurs observations sur les changements apportés à la politique de planification familiale en Chine, comme en témoigne le dossier d’appel complémentaire de 214 pages déposé par les demandeurs. Ce document comprenait des observations concernant le changement de circonstances et de motifs impérieux. Les demandeurs ont déclaré qu’ils n’avaient pas eu suffisamment de temps pour la préparation de rapports d’expertise, mais ils n’ont pas fourni de preuve des efforts déployés à cet égard. De plus, la SAR a jugé qu’aucune audience n’était requise, au titre au paragraphe 110(6) de la LIPR, puisque les nouveaux éléments de preuve avaient trait à un changement de circonstances et non à la crédibilité des demandeurs.

[12]  La SAR a également conclu qu’elle avait compétence pour soulever une nouvelle question en appel, sous réserve de l’exigence d’équité procédurale selon laquelle les demandeurs doivent être avisés et avoir l’occasion de présenter des observations (Ojarikre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896; Ching c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725; Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1031). La SAR a également souligné qu’elle doit tenir compte des renseignements les plus récents sur la situation dans le pays. En l’espèce, a déclaré la SAR, les demandeurs ont eu l’occasion de présenter des observations et des éléments de preuve sur cette nouvelle question.

[13]  La SAR a ensuite examiné les conclusions de la SPR et a confirmé qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés s’ils retournaient en Chine. La SAR a effectué sa propre évaluation du dossier de la SPR et a conclu, au même titre que la SPR, que le livret de planification familiale et les documents de l’hôpital n’appuyaient pas le fait que Mme Gao avait subi un avortement forcé en 2009. De plus, la SAR a confirmé que les antécédents des demandeurs en matière de tentative d’entrée au Canada étaient un facteur pertinent dans l’évaluation de leur demande d’asile. La SAR a également conclu que le fait de retourner en Chine et d’enfreindre la politique de planification familiale, selon laquelle deux enfants sont maintenant autorisés, engendrerait des conséquences telle l’imposition d’une amende (ce qui ne relève pas de la persécution) plutôt que l’avortement forcé ou la stérilisation.

[14]  La SAR s’est ensuite prononcée quant à l’argument des demandeurs selon lequel il n’y avait pas de changement de circonstances, puisque l’application des politiques de contrôle de la population de la Chine continue d’inclure l’avortement et la stérilisation forcés ainsi que d’autres mesures coercitives. La SAR a souligné que l’adoption de la politique des deux enfants était importante, mais qu’elle n’était pas déterminante puisque, même lorsque la politique de l’enfant unique était en vigueur, il n’y avait aucune possibilité sérieuse de persécution au retour des demandeurs en Chine.

[15]  Enfin, la SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel, même en cas de changement de circonstances, l’exception pour raisons impérieuses s’appliquait à eux, en vertu du paragraphe 108(4) de la LIPR. La SAR a établi que cette exception ne s’applique pas aux demandeurs, puisqu’elle ne couvre que les situations où il a été conclu qu’une personne était un réfugié et que les conditions ayant mené à cette conclusion n’existent plus. En l’espèce, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs ne sont pas des réfugiés. La SAR a donc conclu que l’exception fondée sur des raisons impérieuses ne s’appliquait pas puisque les demandeurs n’avaient jamais été déclarés réfugiés au départ.

C.  La norme de contrôle

[16]  En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, les deux parties soutiennent que, selon l’arrêt Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, et sur Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43, la norme applicable est celle de la décision correcte. Je conviens qu’il est généralement reconnu que la « décision correcte » est la norme de contrôle applicable pour déterminer si un décideur se conforme à l’obligation d’équité procédurale et aux principes de justice fondamentale. Toutefois, dans des décisions récentes, la Cour d’appel fédérale [CAF] a affirmé que les questions d’équité procédurale ne sont pas vraiment tranchées selon une norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question juridique pour la cour de révision, et la cour doit être convaincue que l’équité procédurale a été respectée (Lipskaia c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 267, au par. 14; Canadian Airport Workers Union c. Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale, 2019 CAF 263, aux par. 24 et 25; Perez c. Hull, 2019 CAF 238, au par. 18; Chemin de fer Canadien Pacifique c. Canada (Procureur général) [CFCP], 2018 CAF 69, au par. 54).

[17]  Dans l’arrêt CFCP, la CAF a insisté sur le fait que, en l’espèce, l’obligation du décideur administratif d’agir équitablement est remise en question et pour évaluer un argument d’équité procédurale, la cour de révision doit vérifier si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les cinq facteurs contextuels non exhaustifs énoncés dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] aux paragraphes 23 à 27. Il appartient à la cour de révision de prendre cette décision et, dans le cadre de cet exercice, elle est appelée à se demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. » (CFCP, au paragraphe 54).

[18]  Il faut décider au cas par cas si une décision est équitable sur le plan de la procédure. Il est bien établi que les exigences de l’obligation d’équité procédurale sont « éminemment variables » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au par. 79) et « ne résident pas dans un ensemble de règles adoptées » (Green c. Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, au par. 53) : la nature et l’étendue de l’obligation varieront en fonction du contexte particulier et des diverses situations de fait traitées par le décideur administratif, de même que la nature des différends qu’il doit régler (Baker, aux paragraphes 23 à 27; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au par. 115). Comme la CAF l’a éloquemment exprimé dans la décision CFCP, « [p]eu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre » (CFCP, au par. 56).

[19]  Par conséquent, la véritable question soulevée lorsque l’équité procédurale et l’obligation d’agir équitablement font l’objet d’une demande de contrôle judiciaire n’est pas tant de savoir si la décision était « correcte », mais plutôt si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances en cause, le processus suivi par le décideur était équitable et a offert aux parties le droit d’être entendues et la possibilité de connaître l’affaire et d’y répondre (Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, aux par. 51 à 54).

[20]  En ce qui concerne les questions de crédibilité, il est bien établi que l’évaluation par la SPR et la SAR de la crédibilité d’une allégation de persécution doit être évaluée selon la norme de contrôle du caractère raisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 160 NR 315 (CAF), au par. 4; Akzibekian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 278, au par. 6; Clermont c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 112, au par. 11; Lawani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], au par. 13). Comme la jurisprudence a déjà arrêté la norme de contrôle applicable, il n’est pas nécessaire d’analyser davantage la question de la norme de contrôle (Dunsmuir, au par. 62).

[21]  Suivant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard de la décision visée par le contrôle, pourvu que celle‑ci soit justifiée, transparente et intelligible et qu’elle appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au par. 47). En d’autres termes, les motifs qui sous‑tendent une décision sont raisonnables s’ils « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 16). Lorsque la Cour applique la norme de la décision raisonnable, elle doit faire preuve de déférence à l’égard du décideur, car la décision de ce dernier « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, au par. 33; Dunsmuir, aux par. 48‑49). Dans le cadre d’un contrôle du caractère raisonnable, lorsqu’une question mixte de fait et de droit relève directement de l’expertise d’un décideur, « la cour de révision a pour tâche d’exercer une surveillance à l’égard de l’approche utilisée par le tribunal dans le contexte de la décision prise dans son ensemble. Son rôle n’est pas d’imposer l’approche de son choix. » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au par. 57). Un degré élevé de déférence s’impose particulièrement lorsque, comme en l’espèce, les conclusions contestées se rapportent à la crédibilité de la version des faits d’un demandeur d’asile, compte tenu de l’expertise du décideur à cet égard et de son rôle de juge des faits (Lawani, au par. 15).

III.  Analyse

A.  Il n’y a pas eu de manquement à la justice naturelle

[22]  Les demandeurs affirment d’abord que la SAR a violé les principes de justice naturelle, alléguant qu’elle n’a pas tenu compte de leur demande d’autorisation de présentation d’autres observations sur la question de la crédibilité. Ils soutiennent avoir le droit de présenter des observations supplémentaires sur la crédibilité parce que plus de trois ans se sont écoulés depuis que la Cour a annulé la décision initiale de la SAR en 2015.

[23]  Les arguments des demandeurs ne me convainquent pas.

[24]  Premièrement, les demandeurs n’ont pris aucune mesure pour accélérer le processus d’appel devant la SAR et n’ont pas été en mesure de démontrer les préjudices causés par le délai de trois ans précédant la demande de présentation d’autres observations de novembre 2018. Deuxièmement, les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve sur le préjudice qu’ils auraient pu subir en raison de l’incapacité alléguée de présenter des observations supplémentaires sur la crédibilité. En fait, ils ont effectivement présenté des observations détaillées sur la crédibilité en déposant un dossier d’appel exhaustif devant la SAR, y compris des arguments écrits détaillés, qui examinaient spécifiquement les conclusions de la SPR sur la crédibilité. Ces observations sur la crédibilité remontent à la première série d’observations des demandeurs dans le premier appel à la SAR en 2014. Ils ont également eu l’occasion de déposer un dossier d’appel complémentaire. Les observations des demandeurs sur la question de la crédibilité ont été traitées en détail dans la décision de la SAR. Je constate en outre que les demandeurs n’ont pas identifié les éléments de preuve qu’ils auraient présentés pour corriger les lacunes alléguées dans les évaluations de la crédibilité ni la façon dont ils ont été empêchés de présenter des observations sur la crédibilité devant la SAR.

[25]  Un examen de la décision de la SAR établit sans l’ombre d’un doute que, en appel, la SAR n’a tenu compte d’aucun nouvel élément de preuve relatif à la crédibilité des demandeurs, et que les nouveaux éléments de preuve examinés par la SAR se rapportaient uniquement à un changement de circonstances attribuable à la nouvelle politique de planification familiale de la Chine. En l’espèce, la SAR a confirmé les conclusions de la SPR en matière de crédibilité après avoir examiné les évaluations de la crédibilité de la SPR et effectué sa propre évaluation de la preuve. À la suite de son analyse, la SAR a souscrit à l’opinion de la SPR, et a conclu, que les demandeurs n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Gao avait subi un avortement forcé en 2009. La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que cela avait eu une incidence négative sur la crédibilité des demandeurs. Par conséquent, la SAR a souscrit à l’opinion de la SPR après avoir évalué les éléments de preuve de façon indépendante et être parvenue à une conclusion quant à la crédibilité des demandeurs. Ces éléments de preuve comprenaient le dossier d’appel et le dossier d’appel supplémentaire des demandeurs.

[26]  Dans les circonstances, je ne peux pas déceler de manquement aux principes d’équité procédurale dans le processus décisionnel suivi par la SAR. Au contraire, les demandeurs ont eu de multiples occasions de se faire entendre et de comprendre la cause qu’ils devaient défendre. Les affirmations des demandeurs selon lesquelles on ne leur avait pas donné la possibilité de se faire entendre et de donner suite aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité devant la SAR ne reflètent pas le contenu réel de la décision ni les faits entourant le traitement de leur appel. À la lumière de la décision de la SAR et des faits sous‑jacents, je ne suis pas d’avis que la SAR a violé les principes d’équité procédurale ou de justice naturelle. Au contraire, les demandeurs ont eu droit à un processus juste et équitable et je n’ai aucune hésitation à conclure qu’ils connaissaient l’affaire et qu’ils avaient une chance pleine et entière de répondre.

B.  La SAR n’avait pas compétence pour examiner les nouvelles circonstances

[27]  En invoquant Jianzhi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551 et Ojarikre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, les demandeurs soutiennent que la SAR n’avait pas compétence pour soulever une nouvelle question ni pour examiner une question non déterminante du raisonnement de la SPR. Les demandeurs soutiennent que, en l’espèce, le changement de circonstances constitue une nouvelle question.

[28]  Je ne suis pas de cet avis. J’ouvre ici une parenthèse afin de souligner que le prétendu changement de circonstances a d’abord été identifié et caractérisé comme tel par les demandeurs eux‑mêmes, et non par la SAR. Les demandeurs l’ont soulevé dans leur lettre de novembre 2018 à la SAR. Dans sa directive initiale, la SAR avait demandé aux demandeurs de présenter des observations sur la politique des deux enfants tout en faisant référence à la version la plus récente du CND pour la Chine.

[29]  Je suis d’accord avec le ministre pour dire que la SAR avait compétence pour examiner le changement de circonstances de la politique de planification familiale de la Chine parce qu’il ne s’agissait pas d’une question nouvelle comme telle. En fait, la SAR avait l’obligation de divulguer les plus récents documents sur les conditions dans les pays figurant dans le dernier CND pour la Chine et d’informer les parties des préoccupations de la SAR concernant la nouvelle politique des deux enfants.

[30]  Une nouvelle question est une question qui « constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel » (Kwakwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600, au par. 24). Ce n’est pas le cas en l’espèce. La nouvelle politique de planification familiale n’était pas une « nouvelle question en appel » qui n’avait pas été tranchée par la SPR. La jurisprudence définit les nouvelles questions comme celles qui ne relèvent pas des motifs d’appel établis par les parties. Les nouvelles questions sont donc différentes sur les plans juridique et factuel des questions soulevées dans l’appel (Zhang, au par. 13; R c. Mian, 2014 CSC 54, cité dans Ching c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, aux par. 66 à 67). En l’espèce, la demande d’asile des demandeurs était entièrement fondée sur leur crainte de subir une stérilisation ou un avortement forcés dans le cadre de l’application des politiques de planification familiale de la Chine. Les changements apportés à la politique de planification familiale de la Chine ne constituent donc pas une « nouvelle question » en appel. Elle a plutôt toujours été au cœur de la demande d’asile des demandeurs, que la SAR avait le devoir d’examiner.

[31]  Par souci d’équité procédurale, la SAR avait simplement l’obligation de divulguer le plus récent CND et de donner aux demandeurs l’occasion de répondre et de présenter des observations sur cette question. C’est exactement ce que la SAR a fait en l’espèce.

C.  La SAR n’a pas commis d’erreur en maintenant les conclusions de crédibilité de la SPR

[32]  Les demandeurs soutiennent enfin qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les demandeurs n’étaient pas crédibles et que la SAR a mal interprété la preuve et a tiré des conclusions de vraisemblance non étayées par des éléments de preuve, notamment sur l’explication de Mme Gao concernant l’omission de l’examen et de la grossesse de juillet 2009 dans son document de planification familiale, le certificat médical confirmant qu’elle a subi un avortement en juillet 2009, et le vif désir des demandeurs de venir au Canada.

[33]  Encore une fois, je ne suis pas convaincu par les arguments des demandeurs. En rendant sa décision, la SAR a agi conformément aux directives de la CAF dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93, puisque la commissaire de la SAR a examiné la décision de la SPR dans son ensemble, puis a effectué sa propre analyse pour déterminer si la SPR avait commis une erreur. Je suis d’avis que la SAR a dûment examiné la preuve au dossier et que cette preuve appuie amplement les conclusions quant au manque de crédibilité des demandeurs. La SAR a fourni des motifs détaillés expliquant pourquoi le témoignage de Mme Gao a été rejeté, relativement à toutes les dimensions de la demande d’asile des demandeurs. Les demandeurs présentent diverses objections aux conclusions de la SAR sans démontrer en quoi la décision est déraisonnable, et leurs arguments se résument essentiellement à une réévaluation de la preuve présentée à la SAR. Bref, sur toutes les questions de crédibilité, les demandeurs expriment simplement leur désaccord avec l’évaluation de la preuve par la SAR et invitent la Cour à soupeser de nouveau la preuve. Toutefois, ce n’est pas le rôle qui incombe à la Cour lors d’un contrôle du caractère raisonnable des conclusions de fait. Au contraire, les décisions de la SAR concernant la crédibilité des demandeurs doivent faire l’objet d’une importante déférence, et il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre interprétation.

[34]  Dans la décision Lawani, aux paragraphes 20 à 26, j’ai résumé les principaux principes régissant la façon dont un tribunal administratif comme la SPR ou la SAR doit évaluer la crédibilité des demandeurs d’asile. En appliquant ces principes, je conclus qu’à tous égards, la décision de la SAR appartient aux issues possibles acceptables. Dans le cas des demandeurs, l’accumulation de contradictions, d’incohérences et d’omissions concernant des éléments cruciaux de leur demande d’asile appuie la conclusion défavorable tirée par la SAR au sujet de leur crédibilité (Lawani, au par. 21). Les conclusions défavorables en matière de crédibilité ne découlaient pas de contradictions mineures qui étaient secondaires ou accessoires à la demande d’asile des demandeurs, mais allaient plutôt au cœur même de la question.

[35]  En résumé, la SAR a fourni des motifs minutieux, exhaustifs et réfléchis expliquant pourquoi les demandeurs n’ont pas été jugés crédibles. Le critère du caractère raisonnable impose à la cour de révision de partir de la décision et des motifs du décideur, en reconnaissant que le décideur administratif a la responsabilité première de tirer des conclusions de fait. Un contrôle judiciaire n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » et une cour de révision doit plutôt aborder les motifs et le résultat de la décision d’un tribunal comme un « ensemble » (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 138; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Irving Pulp & Paper, Ltd., 2013 CSC 34, au par. 54; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au par. 53). À la lecture de la décision de la SAR dans son ensemble, et non à sa lecture selon l’approche fragmentaire proposée par les demandeurs, je suis convaincu que la SAR a procédé à une évaluation approfondie et détaillée de la preuve, et que ses conclusions sur la crédibilité sont raisonnables. La question dont la Cour est saisie n’est pas de savoir si un autre résultat ou une autre interprétation aurait pu être possible. La question est de savoir si la conclusion tirée par le décideur appartient aux issues possibles acceptables.

IV.  Conclusion

[36]  Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision assujettie au contrôle judiciaire possède les caractéristiques nécessaires en matière de justification, de transparence et d’intelligibilité. C’est le cas en l’espèce en ce qui concerne les conclusions de la SAR sur la crédibilité. En outre, je ne vois rien dans le dossier qui laisse entendre que le droit des demandeurs d’être entendus a été violé ou que le processus décisionnel suivi par la SAR était injuste. À tous les égards, la SAR a respecté toutes les exigences en matière d’équité procédurale dans le traitement des observations des demandeurs. Par conséquent, je ne peux pas infirmer la décision de la SAR et je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

[37]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier dans leurs observations, et je conviens qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1114‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, le tout sans dépens.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de janvier 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1114‑19

 

INTITULÉ :

HUA SHENG ZHAO AND JIN HUA GAO ET GEN LE ZHAO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 AOÛT 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 11 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Larlee Rosenberg

POUR LES DEMANDEURS

 

Helen Park

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Larlee Rosenberg,

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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