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Date : 20060410

Dossier : T-942-05

Référence : 2006 CF 463

Ottawa (Ontario), le 10 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

KEVIN MASON BROWN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                Kevin Brown est un détenu sous responsabilité fédérale qui purge une peine de 25 ans pour diverses infractions graves. En avril 2003, un détenu, que je nommerai JB dans les présents motifs, a accusé M. Brown de l'avoir agressé. Bien que M. Brown ait été accusé de l'infraction criminelle d'agression, cette accusation a été retirée par la suite. Cependant, le dossier de sécurité préventive et le dossier du Système de gestion des délinquants de M. Brown comprennent toujours des renseignements au sujet de ces allégations, malgré les tentatives répétées du demandeur de les faire retrancher.

[2]                En déposant une demande de contrôle judiciaire, M. Brown sollicite le contrôle d'une décision rendue au cours d'un grief au troisième palier qui refusait le retrait de tout renseignement portant sur les allégations d'agression qui se trouvent dans son dossier. Pour les motifs suivants, je suis convaincue que certaines parties du Rapport sur les renseignements de sécurité à ce sujet ne sont pas à jour, exactes et complètes. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision du délégué du Commissaire sera annulée, en ce qui concerne certaines parties du document en question.

Le contexte

[3]                Au printemps 2003, M. Brown a été incarcéré à l'Établissement de Warkworth. Le 2 avril 2003, JB a accusé M. Brown de l'avoir agressé avec un couteau. JB a allégué que l'agression avait eue lieu peu avant midi ce jour-là.

[4]                M. Brown soutient qu'il était en réunion avec plusieurs employés du Service correctionnel du Canada, y compris le directeur de l'Établissement de Warkworth, entre 11 h et midi le jour en question. Le directeur ayant confirmé la présence de M. Brown à la réunion, les accusations au criminel qui avaient été déposées contre M. Brown ont été retirées en août 2003 par le procureur de la Couronne chargé de l'affaire, qui croyait évidemment que, compte tenu des renseignements disponibles, y compris l'alibi de M. Brown, il n'y avait plus de probabilité raisonnable de déclaration de culpabilité.

[5]                Le Rapport sur les renseignements de sécurité comprenait un résumé des renseignements sur cette affaire, et des copies de ce rapport se trouvent dans les dossiers d'établissement de M. Brown.

[6]                Bien qu'il n'eût pas vu comme tel le Rapport sur les renseignements de sécurité, M. Brown était tout de même d'avis que les renseignements qui y étaient contenus n'étaient pas à jour, exacts et complets, et qu'ils devaient donc être retirés de son dossier. À cette fin, il a déposé une série de griefs, qui se sont soldés par une décision rendue le 18 mars 2005 par le délégué du commissaire, qui a accueilli en partie le grief de M. Brown.

[7]                Le délégué du commissaire était d'accord avec M. Brown : comme il n'était pas possible de vérifier l'exactitude des renseignements portés à son dossier au sujet de l'allégation d'agression, on n'aurait pas dû les utiliser pour définir son niveau de sécurité comme détenu. Ainsi, le grief de M. Brown a été accueilli dans cette mesure et une note à cet égard a été ajoutée à son dossier.

[8]                Cependant, la demande de M. Brown de retrancher de son dossier tous les renseignements au sujet de l'allégation d'agression a été rejetée. À cet égard, le délégué du commissaire a noté que le Service correctionnel du Canada avait le droit de garder des renseignements de sécurité préventive dans ses dossiers, y compris les accusations portées par un détenu contre un autre détenu.

[9]                Le délégué du commissaire a cependant ordonné qu'une note soit ajoutée au dossier de M. Brown, témoignant de sa demande de modification du dossier.

[10]            M. Brown demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision, alléguant que le Service correctionnel du Canada n'a pas pris des mesures raisonnables afin de vérifier que l'allégation d'agression que JB avait soulevée contre M. Brown était exacte et complète. Compte tenu de ce fait, M. Brown soutient que la décision du délégué du commissaire était déraisonnable et qu'elle devrait être annulée.

Historique de la procédure

[11]            Avant d'examiner les observations des deux parties en l'espèce, il faut mentionner la façon dont l'audience s'est déroulée. Le Rapport sur les renseignements de sécurité ne faisait pas partie du dossier des parties et n'avait pas été présenté à la Cour lorsque l'audience a eue lieu. Par conséquent, les observations des parties au sujet du contenu du rapport se situaient en quelque sorte dans l'abstrait.

[12]            Comme la Cour avait exprimé des préoccupations quant à sa capacité de traiter les questions soulevées dans la demande sans pouvoir examiner le rapport, le défendeur en a présenté une copie après l'audience. Les deux parties ont eu l'occasion de déposer des observations supplémentaires par écrit portant sur la formulation du rapport. L'avocat de M. Brown a choisi de se prévaloir de cette occasion. Le défendeur ne l'a pas fait.

La norme de contrôle

[13]            Les parties sont d'accord que la norme de contrôle à appliquer au type de décision en l'espèce est la décision raisonnable simpliciter. Elles s'appuient toutes deux sur la décision de la Cour dans l'affaire Tehrankari c. Canada, [2000] A.C.F. no 495 (C.F.).

[14]            J'ai examiné la décision rendue dans l'affaire Tehrankari et j'ai particulièrement pris en compte l'analyse pragmatique et fonctionnelle du juge Lemieux dans cette affaire, qui l'a amené à conclure que le type de décisions comme celle en l'espèce doit être contrôlé en fonction de la décision raisonnable. Je suis convaincue que, comme c'était le cas dans l'affaire Tehrankari, l'affaire en l'espèce porte sur l'application de dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition à un ensemble de faits particuliers et qu'en de telles circonstances, la décision du délégué du commissaire doit être examinée au regard de la décision raisonnable.

[15]            En tirant cette conclusion, je fais mienne l'analyse pragmatique et fonctionnelle du juge Lemieux.

Les positions des parties

[16]            Le Rapport sur les renseignements de sécurité porte sur la plainte d'agression déposée contre M. Brown et examine aussi la présumée participation de M. Brown à des vols à la cantine de la prison. Les observations de M. Brown présentées à la Cour portent uniquement sur les présumées inexactitudes du rapport en ce qui a trait à la plainte d'agression.

[17]            À cet égard, M. Brown s'appuie sur le paragraphe 24(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, qui prévoit que :

24. (1) Le Service est tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu'il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets.

24. (1) The Service shall take all reasonable steps to ensure that any information about an offender that it uses is as accurate, up to date and complete as possible.

[18]            M. Brown soutient qu'il n'y a aucune preuve donnant à penser que le Service correctionnel du Canada ait pris quelque mesure que ce soit pour vérifier la véracité de la déclaration de JB selon laquelle M. Brown l'avait agressé, ni pour vérifier si les renseignements au sujet de la plainte de JB étaient le plus à jour, exacts et complets possible.

[19]            À l'appui de son argument selon lequel les renseignements au dossier ne sont pas exacts, M. Brown jure qu'il n'a pas agressé JB et invoque le fait que son principal témoin susceptible d'établir un alibi est inattaquable.

[20]            M. Brown soutient que, dans les circonstances, tout renseignement portant sur l'allégation de JB devrait être retiré de son dossier.

[21]            M. Brown fait aussi valoir le fait que si les renseignements contestés ne sont pas retranchés de son dossier, ils se trouveront à la disposition de la Commission nationale des libérations conditionnelles lors d'une future audience de libération conditionnelle et pourront possiblement avoir une incidence négative sur ses chances d'obtenir une libération conditionnelle. À l'appui de ce point de vue, M. Brown témoigne que, pour autant qu'il sache, la Commission des libérations conditionnelles considère que si des renseignements au sujet d'un détenu se trouvent dans le dossier du détenu, ces renseignements sont habituellement exacts et fiables.

[22]            Au cours de l'audition de la demande, l'avocat du défendeur a soutenu que le Rapport sur les renseignements de sécurité n'affirmait pas que M. Brown avait agressé JB, mais mentionnait seulement le fait qu'une telle plainte avait été déposée.

[23]            De plus, le défendeur affirme qu'il existe des raisons de sécurité légitimes pour lesquelles le Service correctionnel du Canada doit suivre l'évolution des allégations soulevées par un détenu contre un autre détenu.

[24]            Comme je l'ai déjà mentionné, le Rapport sur les renseignements de sécurité n'avait pas été présenté à la Cour lorsque les parties ont prononcé leurs plaidoiries. L'avocat du défendeur a cependant reconnu qu'il existerait un problème sérieux si, en effet, le rapport affirmait que M. Brown avait agressé JB.

           

Analyse

[25]            Il faut faire la distinction entre une allégation selon laquelle un fait a eu lieu et une affirmation que le fait a en effet eu lieu.

[26]            En grande partie, les renseignements inscrits dans le Rapport sur les renseignements de sécurité au dossier de M. Brown portent sur le fait que JB a allégué que M. Brown l'avait agressé, que des accusations au criminel avaient été portées et qu'elles avaient été retirées par la suite. Le dépôt d'une plainte par JB contre M. Brown et les accusations au criminel qui s'en sont suivies sont des faits réels et les mentions à ce sujet dans le dossier de M. Brown sont entièrement à jour, exactes et complètes.

[27]            Cependant, le Rapport sur les renseignements de sécurité va plus loin. La section [TRADUCTION] « Résumé » du rapport comprend six paragraphes. Dans le premier paragraphe, l'auteur mentionne qu'il croit que l'agression a bien eu lieu, comme JB l'avait allégué, et que JB s'était simplement trompé au sujet de l'heure à laquelle l'agression avait eu lieu. Le troisième paragraphe de cette section décrit l'agression comme si elle avait réellement eu lieu, et non pas comme un fait allégué.

[28]            Sur ce point, les faits en l'espèce sont semblables à ceux de l'affaire Tehrankari, précitée. Dans l'affaire Tehrankari, le contenu des allégations en question avait été énoncé comme des faits, et les renseignements contestés ne respectaient donc pas la norme prescrite au paragraphe 24(1) de la Loi.

[29]            Je suis d'accord avec le défendeur sur le fait que même si l'allégation de JB était entièrement fallacieuse, il existerait de très bonnes raisons pour lesquelles le Service correctionnel du Canada voudrait garder à juste titre au dossier de M. Brown une note qu'une plainte a été déposée contre lui.

[30]            En effet, M. Brown reconnaît lui-même que le fait que JB ait déposé une plainte contre lui, ce qui pouvait entraîner une animosité permanente entre les deux détenus, pouvait être, pour un représentant du Service correctionnel, un renseignement important pour la prise de décisions, par exemple en ce qui a trait au choix de la personne qui partagerait la cellule de M. Brown. Ce dernier conteste cependant le fait que ces renseignements se trouvent inscrits à son dossier de l'établissement.

[31]            Je ne suis pas d'accord avec M. Brown sur le fait que ce type de renseignement ne devrait pas se trouver dans un dossier d'établissement. Non seulement M. Brown n'a rien présenté à l'appui de cette déclaration, mais en plus, à mon avis, il est particulièrement important de garder de tels renseignements à portée de main dans des cas comme celui de M. Brown, qui purge une longue peine et qui aura probablement à traiter avec les nombreux employés du Service correctionnel, dans divers établissements, au cours de son incarcération.

[32]            Par conséquent, je suis convaincue que les motifs du délégué du commissaire, en ce qui a trait à la plupart des renseignements inscrits dans le Rapport sur les renseignements de sécurité, sont tout à fait raisonnables et que ces renseignements peuvent rester dans le dossier de M. Brown sans problème.

[33]            Je ne peux pas en dire autant du premier et du troisième paragraphe de la section [TRADUCTION] « Résumé » du rapport, qui affirme que M. Brown a agressé JB. La décision du délégué du commissaire se fonde sur l'affirmation que le rapport ne dit pas que M. Brown a en effet agressé JB. Compte tenu de la formulation du résumé contenu dans le rapport, la conclusion du délégué ne résiste pas à un examen assez poussé, et elle est donc déraisonnable.

[34]            En effet, comme l'avocat du défendeur l'a reconnu dans sa plaidoirie, si l'agression est mentionnée dans le rapport comme un fait, le rapport est inexact.

[35]            Finalement, en ce qui a trait aux inquiétudes de M. Brown au sujet de la possibilité que la Commission nationale des libérations conditionnelles utilise les renseignements du dossier, il faut noter qu'en reconnaissant que l'allégation d'agression ne pouvait pas être vérifiée et que, par conséquent, cette allégation n'aurait pas dû servir à l'évaluation du niveau de sécurité de M. Brown, le Service correctionnel du Canada a implicitement reconnu que l'allégation de JB n'était pas digne de foi.

[36]            De plus, la Commission nationale des libérations conditionnelles a l'obligation d'agir avec équité et de fonder ses décisions sur des renseignements fiables : Canada c. Zarzour, 153 C.C.C. (3d) 284, au paragraphe 27. Dans l'éventualité où M. Brown en viendrait à croire que la Commission nationale des libérations a fait un usage abusif des renseignements qui se trouvent présentement dans son dossier pour lui refuser la libération conditionnelle, il lui serait possible de demander le contrôle judiciaire de toute décision défavorable qui serait rendue à son sujet.

Conclusions

[37]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie en partie. La Cour ordonne au défendeur de retirer le premier et le troisième paragraphe du résumé du Rapport sur les renseignements de sécurité du dossier de sécurité préventive et du dossier du Système de gestion des délinquants de M. Brown. J'ajoute qu'une copie de la présente décision doit être placée dans les dossiers précités.

[38]            Compte tenu de toutes les circonstances, M. Brown se verra adjuger ses dépens.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens.

2.          Le Service correctionnel du Canada doit retirer le premier et le troisième paragraphe du résumé du Rapport sur les renseignements de sécurité en question et doit placer une copie de la présente décision dans le dossier de sécurité préventive et le dossier du Système de gestion des délinquants de M. Brown.

« Anne Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-942-05

INTITULÉ :                                         KEVIN MASON BROWN c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              La juge Mactavish

DATE DES MOTIFS :                       Le 10 avril 2006

COMPARUTIONS :

Brian A. Callender                                                         POUR LE DEMANDEUR

Alexandre Kaufman                                                       POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brian A. Callender

Avocat

Kingston (Ontario)                                                         POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                                           POUR LE DÉFENDEUR

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