Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                                                                                                                                 Date : 20000203

                                                                                                                      Dossier : IMM-828-99

Ottawa (Ontario), le 3 février 2000

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                             AMARO DA SILVA

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER

[1]                À la fin de l'audience, j'ai rejeté cette demande de suspension d'une mesure d'expulsion en précisant que je présenterais mes motifs plus tard. Voici ces motifs.


[2]                M. Amaro da Silva demandait la suspension de la mesure d'expulsion prononcée contre lui au motif que l'agente des visas qui a statué sur sa demande de visa n'avait pas tenu compte de sa relation de même sexe, ou n'en avait pas tenu compte de façon appropriée. La mesure d'expulsion visant M. da Silva n'a aucun lien avec sa demande de visa. Elle trouve sa source dans le fait que M. da Silva était au Canada illégalement depuis 1993 et qu'on lui avait intimé de quitter le Canada lorsqu'il a renoncé à sa revendication du statut de réfugié en 1995. La demande de visa a été présentée en mars 1997. M. da Silva a été reçu en entrevue par l'agente des visas le 6 août 1998 et sa demande a été rejetée dans une lettre datée du 18 août 1998.

[3]                M. da Silva demandait le droit d'établissement pour deux motifs, soit en tant que demandeur indépendant dans la profession visée de cuisinier, ainsi que parce qu'il était parrainé par son partenaire de même sexe. Sa demande fondée sur la profession de cuisinier a été rejetée puisqu'il n'avait aucune expérience dans cette profession. Le paragraphe 11(1) du Règlement sur l'immigration de 1978 (le Règlement) prévoit qu'on ne peut délivrer un visa à un candidat qui n'obtient aucun point d'appréciation pour le facteur expérience, qui est l'un des facteurs à apprécier en vertu du régime que l'on trouve à l'annexe 1 au Règlement.


[4]                Le deuxième fondement de sa demande était une forme de parrainage, liée à sa relation de même sexe avec un autre homme. Les dispositions portant sur le parrainage parlent de conjoints, terme qui fait que les personnes qui ont des relations de fait/de même sexe ne peuvent se prévaloir de ces dispositions. Il semble que les services d'immigration ont mis sur pied un processus particulier pour les relations de fait/de même sexe, processus dont l'objectif est de fournir l'occasion à ces couples d'obtenir le même traitement que les couples hétérosexuels mariés lorsqu'il s'agit du parrainage. Cette politique est contenue dans un télex envoyé à tous les bureaux qui délivrent des visas. On y trouve la procédure à suivre lorsqu'il s'agit de couples de fait/de même sexe. Ce télex est rédigé comme suit[1] :

[traduction]

Re : ord 0149 03 juin 94--

Processing of same sex and common law cases / traitement des cas concernant des conjoints de même sexe et de fait. Un télex récent (ord 0149) rappelait aux bureaux le contexte lié aux considérations humanitaires (CH) en vertu de la nouvelle r 2.1. Comme il semble y avoir une certaine confusion et un manque de cohérence dans l'application des règlements, ce télex porte sur les options de traitement des cas mettant en cause des unions de même sexe et des unions de fait.

2. Le nouveau gouvernement fédéral a entrepris de réexaminer la question de la reconnaissance des unions de même sexe, en ce qu'elle s'applique à tout un ensemble de programmes gouvernementaux et de textes législatifs. Dans ce contexte, le traitement des relations de même sexe en vertu des règlements sur l'immigration fait l'objet d'un examen plus approfondi du public, des médias, des tribunaux et des groupes d'intérêts. De plus, le fait que l'immigration ne reconnaisse pas les unions de fait est de plus en plus contesté.

3. Le Règlement sur l'immigration définit le conjoint comme étant la personne de sexe opposé à qui une personne est jointe par les liens du mariage. Par conséquent, le parrainage des partenaires de même sexe ou de fait dans le cadre de la CP, ou l'inclusion du partenaire de même sexe ou de fait d'un immigrant indépendant, d'un réfugié ou d'un autre demandeur, est automatiquement rejeté. Ces règlements font autorité jusqu'à ce qu'ils soient changés par le gouvernement ou annulés par les tribunaux.

Nonobstant la définition de conjoint, d'autres dispositions du Règlement, notamment r 11(3) et r 2.1, peuvent s'appliquer aux demandes présentées par les couples de même sexe ou les couples de fait.

4. Lorsqu'ils traitent de cas mettant en cause des partenaires de même sexe ou de fait, les bureaux devraient examiner chaque demande au mérite. Les explications suivantes ont pour objet d'aider les bureaux à traiter de tels cas. Lorsqu'un bureau reçoit une demande qui s'appuie sur un parrainage et qui implique des partenaires de même sexe ou de fait, il devrait examiner la demande et la traiter comme une demande indépendante puisqu'on ne peut la placer dans le cadre de la CP. Si la demande a été inscrite sous la catégorie des parents, les bureaux doivent modifier le dossier au moment de l'examen pour indiquer la catégorie indépendante (nd2).

5. Il n'est pas nécessaire de rejeter la demande en vertu de la CP avant de modifier la catégorie. Les bureaux devraient accepter les partenaires de même sexe ou de fait qui sont admissibles en vertu du système de sélection normal, ou lorsque r 11(3) s'applique du fait que les points d'appréciation ne reflètent pas la capacité des demandeurs de s'établir avec succès. Dans ces cas, la bonne foi des rapports entre les partenaires n'est probablement pas pertinente aux fins de l'évaluation de la demande.

6. Si les options énoncées au paragraphe précédent ne sont pas viables, les bureaux doivent examiner les demandes impliquant des partenaires de même sexe ou de fait au vu des considérations humanitaires. Lorsque les CH s'appliquent, il convient que les gestionnaires de programme exercent le pouvoir que leur confère r 2.1 pour déroger à r 8 et autoriser la délivrance d'un visa d'immigrant. Dans de tels cas, les CH existent lorsqu'il y a une relation stable avec un citoyen canadien ou un résident permanent du Canada. Les bureaux doivent reconnaître qu'une séparation des couples de bonne foi de même sexe ou de fait, ou la prolongation de leur séparation, peut souvent entraîner des difficultés excessives.


7. En évaluant la présence des CH, les bureaux peuvent évidemment examiner les relations de même sexe ou de fait comme on le fait pour les mariages de convenance. Les bureaux doivent évaluer les relations entre partenaires afin de déterminer si elles sont authentiques (sur le plan de la durée et de la stabilité) ou si elles constituent un faux-semblant aux fins de l'admission d'un des deux partenaires au Canada. Lorsque les CH existent et que le demandeur est admissible par ailleurs, les bureaux doivent délivrer un visa d'immigrant. Lorsqu'aucun motif ne justifie l'acceptation de la demande, y compris ceux qui sont liés au parrainage en vertu de la CP (même si ce parrainage est exclu par le Règlement), le bureau doit refuser le demandeur comme immigrant indépendant, en vertu de l 19 (2)d), r 4 etc. La lettre de refus comme immigrant indépendant doit préciser qu'on a examiné le parrainage en vertu de la CP, mais que la situation n'est pas couverte par les règlements.

8. Les bureaux peuvent aussi utiliser r 11(3) ou r 2.1 pour faciliter l'admission d'un demandeur qui ne se qualifie pas de son propre chef, mais qui est impliqué dans une union de même sexe ou de fait avec une personne qui, de son propre chef, se qualifie comme immigrant sous n'importe quelle catégorie. Par exemple, les bureaux pourraient utiliser r 2.1 pour délivrer un visa d'immigrant au partenaire de même sexe d'un demandeur se qualifiant comme immigrant indépendant.

9. Une organisation basée à Vancouver, le « LEGIT » (le groupe de travail lesbien et gai), qui travaille activement à obtenir des changements aux règlements de l'immigration portant sur les conjoints, nous ont informé qu'ils ont l'intention d'envoyer des questionnaires aux gestionnaires de programme à l'étranger. Le but de ce questionnaire est d'obtenir de l'information sur la façon dont les bureaux traitent les clients qui sont dans une relation de même sexe et qui répondent aux exigences. Bien que LEGIT soit libre d'envoyer son questionnaire, nous les avons informés que les bureaux ne répondent pas normalement à des questions hypothétiques. Nous avons aussi transmis une copie de ce télex à LEGIT et les avons informés que les bureaux ne sont pas tenus de compléter leur questionnaire.

10. Ce télex doit être diffusé à tout le personnel. Toutes les questions au sujet de ce télex doivent être acheminées à ORCI, avec une copie à votre division géographique.


[5]                L'objectif général de ce régime est d'apprécier tout d'abord les demandeurs en tant qu'immigrants indépendants. S'ils se qualifient pour un visa sur cette base, aucune autre formalité n'est requise. Sinon, le paragraphe 11(3) du Règlement accorde un pouvoir discrétionnaire de délivrer un visa s'il existe de bonnes raisons de croire que le nombre de points d'appréciation obtenu ne reflète pas les chances de l'immigrant de réussir son installation au Canada. Si le candidat ne se qualifie pas sur cette base, l'agent des visas doit alors examiner les difficultés qui résulteraient de la séparation du couple et exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l'article 2.1 du Règlement de tenir compte de raisons d'ordre humanitaire. À cette étape, il y a essentiellement une présomption de difficultés excessives[2], la seule question étant de savoir s'il s'agit d'une relation authentique. C'est la même préoccupation qui est à l'origine des questions posées au sujet des mariages de convenance entre hétérosexuels.

[6]                En l'instance, l'affidavit du demandeur porte que l'agente des visas s'est peu ou pas intéressée à l'authenticité de la relation. Elle a posé peu de questions à ce sujet et elle n'a pas laissé le demandeur en parler lorsqu'il a voulu le faire. Les notes informatisées de l'agente des visas racontent une histoire un peu différente, mais elles ne font pas non plus ressortir un examen attentif de la question. Les paragraphes pertinents de ces notes sont rédigés comme suit[3] :

[traduction]

L'intéressé soutient qu'il a rencontré son partenaire actuel, un citoyen canadien, en novembre 1995 dans un gymnase. Ceci semble correspondre à la date où il devait être expulsé. Il déclare avoir rencontré son partenaire et avoir vécu avec lui pendant approximativement un an et demi. Même s'il s'est mis en ménage avec son partenaire, il a continué à travailler illégalement au Canada. L'intéressé a présenté des lettres de ses amis faisant état de sa bonne réputation, ainsi que de son honnêteté et de son intégrité. Il n'y a pas grand chose dans les lettres qui traite de la relation de l'intéressé avec son partenaire et des difficultés émotives qui seraient le fait de son départ du Canada. Des questions portant sur sa relation avec son partenaire et sa demande d'établissement lui ont été posées. L'intéressé a déclaré qu'il aimerait pouvoir retourner au Brésil pour visiter sa famille. Il aimerait demeurer au Canada pour y faire des études et travailler. L'intéressé n'a fait aucun commentaire au sujet de sa dépendance émotive sur son partenaire. Il a déclaré avoir travaillé illégalement parce que son partenaire ne peut assurer sa subsistance et qu'en plus, il a sa propre vie et considère qu'il est important de travailler.

Selon moi, l'intéressé n'est pas admissible au Canada. Il n'a aucune qualification ou expérience qui lui permettrait d'immigrer. Il a démontré un manque de respect patent pour les lois du Canada. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi il n'avait pas quitté le Canada suite à l'ordre qu'il avait reçu de le faire, l'intéressé a déclaré qu'il avait peur de ne pouvoir revenir s'il quittait. Il n'a pas mentionné qu'il ne désirait pas quitter son partenaire. Je ne peux conclure qu'il y a des motifs humanitaires qui s'appliquent en l'instance. Il semble que l'intéressé a suscité et utilisé sa relation pour rester au Canada. L'intéressé n'a aucune formation ou expérience comme cuisinier. Il a fait un certain travail de bénévole. Il n'a rien fait pour améliorer ses compétences linguistiques ou ses connaissances. Au vu des facteurs qui se rattachent à la personnalité, je suis d'avis que le nombre de points d'appréciation obtenus reflète les chances de l'intéressé de réussir son installation au Canada. L'intéressé ne m'a pas donné l'impression qu'il y aurait des difficultés pour lui ou pour son partenaire s'il quittait le Canada.


[7]                Le lettre par laquelle le demandeur a été informé du rejet de sa demande est rédigée comme suit :

[traduction]

NON CLASSIFIÉ

B0357 90786

le 18 août 1998

M. Amaro Da Silva

a/s Constance Nakatsu

45, rue St. Nicholas

Toronto (Ontario)

M4Y 1W6

Monsieur :

Re : Votre demande de résidence permanente au Canada.

J'ai maintenant terminé votre appréciation et je suis au regret de vous informer qu'il en ressort que vous ne rencontrez pas les exigences pour l'immigration au Canada.

En vertu du paragraphe 8(1) du Règlement sur l'immigration de 1978, les demandeurs indépendants, catégorie pour laquelle vous avez fait votre demande, sont appréciés sur les facteurs suivants : études, préparation professionnelle, expérience, demande professionnelle, emploi réservé ou profession désignée, facteurs démographiques canadiens, âge, connaissance de l'anglais et du français, et personnalité. Vous avez été apprécié sous la profession visée de cuisinier.

Vous avez obtenu les points d'appréciation suivants :

Âge                                                                                          10

Demande professionnelle                                                         10

Préparation professionnelle spécifique                    15

Expérience                                                                               00

Facteur démographique                                                            08

Études                                                                                     15

Anglais                                                                                     06

Boni                                                                                         00

Personnalité                                                                             02

Total                                                                                        66

Il faut au total 70 points d'appréciation pour se qualifier comme immigrant au Canada. Vous n'avez pas obtenu le nombre requis de points d'appréciation. Par conséquent, vous faites partie de la catégorie des personnes non admissibles décrite à l'alinéa 19(2)d) de la Loi sur l'immigration et votre demande est rejetée. Le fait que je n'ai pu vous accorder aucun point d'appréciation pour le facteur expérience vous place aussi dans une catégorie non admissible. De plus, vous êtes aussi membre d'une catégorie non admissible au Canada par suite de la mesure d'expulsion prononcée contre vous.


Au vu des renseignements contenus à votre dossier et obtenus à l'entrevue, je n'ai pu arriver à la conclusion que vous avez travaillé comme cuisinier selon les définitions que l'on trouve dans les CCDP et CNP. Vous ne m'avez pas non plus convaincu que vous avez la formation requise pour exercer cette profession.

Vous êtes au Canada depuis 1993. Vous avez reçu instruction de quitter le Canada et, comme vous ne vous êtes pas conformé, une mesure d'expulsion a été délivrée à votre encontre. Vous n'avez pas quitté le Canada et un mandat a été délivré pour assurer votre départ du Canada. Vous avez choisi de ne pas respecter les ordonnances qui vous concernaient. Alors que vous étiez au Canada, vous avez obtenu un emploi et avez travaillé sans y être autorisé. Vous avez fait preuve d'un manque de respect patent pour les lois du Canada.

En examinant les facteurs tels que la motivation, l'initiative, l'ingéniosité et l'adaptabilité, je n'ai pu conclure que vous réussiriez votre installation au Canada.

Selon moi, il existe de bonnes raisons de croire que le nombre de points d'appréciation que vous avez obtenu reflète vos chances de réussir votre installation au Canada.

J'ai examiné l'existence possible de motifs humanitaires, mais j'ai déterminé qu'il n'y avait pas de motifs suffisants de vous accorder un statut spécial.

Je regrette de ne pouvoir vous donner une réponse plus favorable. Vous recevrez sous peu le remboursement du droit exigé pour l'établissement.

Sincèrement vôtre,

L'agente d'immigration

Moira Escott

[8]                En se fondant sur la lettre de rejet, le demandeur soutient qu'on n'a pas tenu compte du parrainage en examinant sa demande. Il n'en est absolument pas question dans la lettre de rejet. Après qu'on l'ait informé du contenu des notes informatisées susmentionnées, l'avocat a fait savoir que sa position restait la même, savoir que l'examen qu'on semblait avoir fait de la question était tellement superficiel qu'il était l'équivalent d'une absence d'examen. L'avocat a soutenu qu'il s'agissait en l'instance d'un empiétement sur les droits à l'égalité en vertu de la Charte, ce qui suffit à justifier une suspension de la mesure d'expulsion.


[9]                L'avocat du défendeur a soutenu que l'agente des visas a examiné la question du parrainage dans la demande et qu'elle a conclu que la relation n'était pas authentique. En conséquence, il n'y avait aucun motif qui aurait justifié l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'accorder un visa au demandeur.

[10]            Ces deux prétentions sont directement reliées au premier volet du critère à trois volets pour l'octroi d'une suspension exposé dans Toth c. M.C.I. [1988] A.C.F. no 587. Le premier volet de ce critère est qu'il doit y avoir une question grave à trancher. Le demandeur déclare que la question grave soulevée dans cette demande de contrôle judiciaire est l'empiétement sur les droits à l'égalité du demandeur suite au défaut de l'agente des visas d'examiner, ou d'examiner correctement, la question du parrainage dans la demande de M. da Silva. Dans le cas d'un couple hétérosexuel, la seule question est celle de l'authenticité du mariage. Si l'agent des visas en convient, un visa est délivré, à moins que le candidat ne soit par ailleurs membre de la catégorie des personnes interdites (p. ex., un criminel). En l'instance, la question n'a pas été examinée ce qui fait que le demandeur a reçu un traitement différent par rapport à une personne impliquée dans un mariage conventionnel. Si l'on suppose aux fins de la discussion que la demande n'a pas été examinée correctement, l'avocat décrit ce défaut comme une violation de la Charte plutôt que comme un problème de droit administratif. L'avocat n'était pas disposé à admettre que la question de l'égalité avait été réglée par la procédure prévue dans de tels cas et que le fait qu'on ne l'avait pas appliquée correctement était tout simplement une faute administrative.


[11]            L'avocat du défendeur a soutenu que le parrainage invoqué dans la demande avait été examiné et qu'on avait conclu que la relation n'était pas authentique. Même si la question n'avait pas été traitée correctement, il s'agissait tout simplement d'une question de droit administratif. Bien que j'ai de graves doutes quant au traitement qu'on a accordé à la demande, il n'est pas nécessaire que je tranche cette question puisque la demande est irrecevable au vu du deuxième volet du critère, soit le préjudice irréparable.

[12]            L'avocat du demandeur s'est appuyé sur deux décisions récentes pour déclarer que le critère du préjudice « qui ne peut être réparé par l'octroi de dommages-intérêts » n'avait aucune application dans les affaires de droits de la personne, et que si l'on pouvait démontrer que le préjudice invoqué constituait une violation d'un droit prévu par la Charte, on avait démontré qu'il s'agissait d'un préjudice irréparable. En d'autres mots, toute violation d'un droit prévu par la Charte était par définition un préjudice irréparable.

[13]            Ce raisonnement a été évoqué par le juge d'appel Robertson dans Suresh c. M.C.I. [1999] 4 C.F. 206, [1999] A.C.F. no 1180, une affaire qui portait aussi sur la suspension d'une mesure d'expulsion. Sur la question du préjudice irréparable, M. le juge Robertson décrit de la façon suivante la difficulté qu'il rencontre lorsqu'on veut appliquer la définition du préjudice irréparable en se référant aux dommages-intérêts :

Il m'a toujours paru difficile de reconnaître que lorsque la Chambre des lords a formulé le critère à trois volets dans l'arrêt de principe American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396, elle a tenu compte de son applicabilité dans le contexte des droits de la personne. C'est uniquement dans un contexte commercial semblable à celui de l'arrêt American Cynamid qu'un tribunal parlerait de préjudice irréparable du point de vue d'un préjudice qui ne peut être réparé par l'octroi d'une somme d'argent. Aucune violation d'un droit humain fondamental ne peut être mesurée avec précision ou réparée par l'octroi d'une somme d'argent. C'est particulièrement vrai dans des affaires en matière d'immigration comportant le renvoi dans un pays qui ne respecte pas les normes internationales en matière de droits de la personne.


[14]            La Cour suprême du Canada a abordé la même question dans Canada c. Liberty Net [1998], 1 R.C.S. 626, dans le contexte d'une injonction interdisant la tenue d'un certain discours :

À mon avis, le critère énoncé dans Cyanamid ne convient pas aux circonstances de la présente espèce, même en lui apportant ces légères modifications. La principale raison de cet état de fait est que, dans cet arrêt ainsi que dans les deux autres mentionnés en même temps, le contexte commercial donnait une signification mesurable aux facteurs de la « prépondérance des inconvénients » et du « préjudice irréparable » , en plus de varier d'une affaire à l'autre. De plus, lorsque le discours en cause n'est pas rattaché à une autre activité ou fin commerciale, il est virtuellement impossible d'appliquer les deuxième et troisième volets du critère sans porter gravement atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte. Il en est ainsi parce que la personne qui s'exprime n'a habituellement aucun intérêt tangible ou mesurable outre le discours lui-même, alors que la partie qui sollicite l'injonction aura presque toujours un tel intérêt. Ce critère, élaboré en contexte commercial, joue contre celui qui s'exprime en dehors de ce contexte, lorsque le discours en cause n'a pas d'utilité concrète et directe à part la liberté d'expression elle-même.

[15]            L'avocat du demandeur cherche à s'appuyer sur ces deux arrêts pour établir le principe suivant : comme les violations des droits fondamentaux de la personne et des droits prévus par la Charte ne peuvent être compensés adéquatement par l'octroi de dommages-intérêts, l'exigence d'un préjudice irréparable est inappropriée ou elle est satisfaite lorsqu'on fait la preuve de la violation elle-même. En l'instance, cet argument ferait que le défaut d'examiner correctement le volet parrainage du dossier étant une violation du droit à l'égalité garanti au demandeur par la Charte, le simple fait de l'existence de cette violation suffit à démontrer un préjudice irréparable.


[16]            Je ne veux pas explorer plus que nécessaire cette question fondée sur la Charte pour démontrer que cette conclusion ne tient pas, du moins pas dans le contexte de la présente affaire. Si l'on prend la situation d'un couple marié et que l'on découvre que leur mariage a été déclaré être un faux-semblant par erreur, faisant qu'une des parties est susceptible d'être expulsée, une demande de suspension de l'expulsion jusqu'au contrôle judiciaire de la décision doit répondre au critère du préjudice irréparable. Il y a une importante jurisprudence dans notre Cour qui porte que la « simple » séparation d'une famille ne constitue pas un préjudice irréparable. Et pourtant, lorsqu'il s'agit d'un couple de même sexe, où la seule différence est la nature de la relation, le critère du préjudice irréparable serait, selon l'argument qui est présenté, présumé avoir été satisfait. Le résultat atteint ne serait pas celui de l'égalité de traitement, mais bien de l'inégalité, puisque les parties à un mariage hétérosexuel seraient exposées à l'expulsion alors que dans les mêmes circonstances les parties à une union homosexuelle ne le seraient pas. Il n'est pas possible que ce soit là le résultat qui était visé.

[17]            Selon moi, l'erreur trouve sa source dans le fait de caractériser chaque empiétement sur un droit prévu par la Charte comme étant une violation de la Charte. En l'instance, disons aux fins de la discussion que l'agente des visas n'a pas correctement appliqué la politique visant à donner aux couples de même sexe les mêmes avantages accordés aux couples mariés. L'agente des visas aurait pu tout autant se tromper quant à l'authenticité d'un mariage traditionnel. En autant qu'il n'y a pas de preuve démontrant que l'erreur fait partie d'une tentative déguisée de priver les couples de même sexe des avantages que la politique voulait leur accorder, les deux erreurs devraient donner droit à des conséquences et à des réparations analogues. Cet argument est donc rejeté pour ces deux motifs.


[18]            Le préjudice irréparable ne peut être présumé et il doit être démontré. La preuve documentaire soumise indique qu'il y a une certaine violence exercée au Brésil contre les homosexuels, pays où le demandeur doit être renvoyé. Par contre, l'affidavit du demandeur fait état de voies de fait contre lui, incident suite auquel il a continué à vivre et à travailler à Sao Paolo pendant quatre ans et demi. Il y a aussi de la violence homophobe au Canada et aux États-Unis. Si l'on devait rechercher une sécurité absolue, aucun demandeur se trouvant dans l'illégalité ne pourrait jamais être renvoyé à son lieu d'origine.

[19]            Le demandeur soutient aussi que dans le cadre de sa relation avec son partenaire, une séparation forcée équivaudrait à lui imposer des difficultés excessives. Ceci ne peut pas être plus vrai pour les relations de même sexe que pour les relations conventionnelles; or, comme je l'ai mentionné, le poids de la jurisprudence en notre Cour porte que la séparation d'une famille n'est pas en soi cause de difficultés excessives. En l'instance, les parties ont vécu séparément pendant deux ans avant de reprendre leur vie commune en novembre 1999. Cette séparation volontaire vient colorer les difficultés associées à une séparation involontaire.

[20]            Comme on n'a pas démontré le préjudice irréparable, la demande de suspension est rejetée.

ORDONNANCE

La requête est rejetée pour les motifs susmentionnés.

                                                                                                                               J.D. Denis Pelletier    

                                                                                                                                                     Juge                

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                            IMM-828-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :                AMARO DA SILVA c. MCI

LIEU DE LA TÉLÉCONFÉRENCE : OTTAWA

DATE DE LA TÉLÉCONFÉRENCE :             LE 6 JANVIER 2000

MOTIFS DE JUGEMENT DE M. LE JUGE PELLETIER

EN DATE DU :                                                 3 FÉVRIER 2000

ONT COMPARU

M. RONALD POULTON                                                                    POUR LE DEMANDEUR

M. DAVID TYNDALE                                                                       POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

M. RONALD POULTON                                                                    POUR LE DEMANDEUR

M. Morris Rosenberg                                                               POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1]            Le texte anglais d'origine est en lettres majuscules, comme c'est l'habitude pour les télex. Il est reproduit ici dans le format conventionnel afin d'en faciliter la lecture.

[2]            Les missions doivent reconnaître que la séparation, ou la continuation de la séparation, d'un couple authentique de même sexe ou d'un couple de fait résulte souvent en des difficultés excessives.

[3]            Ce passage fait l'objet du même commentaire que celui que l'on trouve à la note 1.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.