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Date : 20191210


Dossier : IMM‑2906‑19

Référence : 2019 CF 1577

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

OZICHI ALLPORT NWABUEZE

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Nwabueze, un citoyen nigérian, a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada parce qu’il est bisexuel. Sa demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] et la Section d’appel des réfugiés [la SAR].

[2]  La décision de la SPR était fondée sur la crédibilité :

[traduction] [L]e demandeur n’est pas crédible dans ses allégations, il n’est pas un témoin fiable et le tribunal conclut donc que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’est pas bisexuel comme il le prétend. Par conséquent, le demandeur ne sera pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution s’il retourne au Nigéria.

[3]  La SAR a conclu que M. Nwabueze n’avait pas démontré que la décision de la SPR contenait des erreurs qui justifieraient son annulation. De plus, elle n’a pas accepté l’argument de M. Nwabueze selon lequel la SPR avait commis une erreur en tirant des conclusions quant à sa crédibilité. La décision de la SAR fait l’objet de la présente demande.

[4]  La décision défavorable a été rendue en s’appuyant sur des conclusions quant à la crédibilité qui avaient été tirées en raison d’omissions dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] et sur des éléments de preuve non fiables qui avaient été déposés à l’audience. Les parties ont convenu que la question cruciale qui se pose dans la présente demande concerne la conclusion qu’a tirée la SAR quant à la crédibilité du demandeur. Si cette décision est déraisonnable, elle doit être annulée.

[5]  Selon l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA, M. Nwabueze a eu sa première relation homosexuelle pendant ses études secondaires. Il a rencontré son plus récent partenaire de même sexe à l’université, où ils étudiaient tous les deux pour devenir médecins. Après l’obtention de leur diplôme, les deux hommes ont travaillé dans des hôpitaux différents, mais ils sont restés en contact. Afin d’apaiser sa famille, M. Nwabueze a épousé une femme en 2016, mais il a continué de voir son partenaire de même sexe en secret.

[6]  Le 10 mai 2017, M. Nwabueze a assisté à une fête en compagnie de son cousin et de son partenaire de même sexe. Les autres invités ont vu les deux hommes dans une position compromettante dans leur chambre d’hôtel parce qu’ils avaient bu et avaient accidentellement laissé la porte ouverte. M. Nwabueze avait alors laissé son partenaire pour se rendre à sa voiture, mais lorsqu’il est revenu à la chambre, il a vu qu’une foule s’était rassemblée et battait son partenaire. La police est intervenue et a emmené son partenaire, mais M. Nwabueze a réussi à s’enfuir avec l’aide de son cousin et est allé se cacher chez un ami.

[7]  Deux jours plus tard, M. Nwabueze est retourné travailler à l’hôpital et a vu son partenaire menotté qui était escorté par deux autres hommes. Ces derniers étaient à sa recherche. Il s’est alors enfui chez lui et a avoué l’incident à son épouse. Il est ensuite allé se réfugier dans une église. Il a alors appris que la police s’était rendue chez lui et à l’église pour le trouver; il a donc décidé de s’enfuir à Abuja pour se cacher et planifier sa fuite à l’étranger.

[8]  Le 18 mai 2017, M. Nwabueze s’est rendu aux États‑Unis au moyen d’un visa. Il y est resté pendant quatre mois avant d’entrer illégalement au Canada le 30 septembre 2017 et d’y demander l’asile.

[9]  La SAR a fait remarquer que la conclusion de la SPR quant à la crédibilité était fondée sur les trois omissions présentées ci‑après, qui ont été relevées dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA du demandeur après l’avoir comparé avec son témoignage. Il convient de noter que la SAR n’a pas conclu que la preuve présentée par M. Nwabueze comportait des contradictions.

[10]  La première omission est que M. Nwabueze n’avait pas mentionné dans son formulaire FDA qu’une peine d’emprisonnement avait été infligée à son partenaire parce qu’on l’avait trouvé en sa compagnie à la fête en question. Pendant l’audience devant la SPR, on lui a demandé s’il savait où se trouvait actuellement son partenaire. M. Nwabueze a déclaré qu’avant son arrivée au Canada, alors qu’il se trouvait aux États‑Unis, son cousin lui avait dit que d’autres personnes l’avaient informé que son partenaire avait été condamné à une peine d’emprisonnement maximale de 14 ans en raison de ses relations homosexuelles. Lorsque la SPR lui a demandé pourquoi il avait omis de mentionner ce fait dans son formulaire FDA, il a répondu qu’« il s’agissait simplement de quelque chose que son cousin avait entendu […] et il ne savait pas si c’était vrai ».  Lorsque la SPR lui a demandé s’il croyait que son partenaire était en prison, il a répondu par l’affirmative.

[11]  Pendant l’audience devant la SAR, il a été avancé que cette omission ne devrait pas être utilisée pour mettre en doute la crédibilité du demandeur, à moins qu’elle soit importante au regard de sa demande d’asile. En effet, c’est ce qui ressort de la jurisprudence de la Cour. Dans la décision Fedadov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 101, au par. 18, le juge Barnes a déclaré ce qui suit : « Bien que le défaut de mentionner des faits importants ou des faits clés relatifs à la persécution dans un FRP soit un motif raisonnable de préoccupation, l’omission d’un détail accessoire ne l’est pas ».

[12]  La SAR a rejeté l’explication de M. Nwabueze selon laquelle il avait omis de mentionner ce renseignement parce qu’il s’agissait de ouï‑dire et que cet élément n’était pas important pour sa demande d’asile.

[13]  La première question que devait trancher la SAR était celle de savoir si M. Nwabueze est bisexuel. Comme la SPR, la SAR a conclu qu’il ne l’est pas en raison des questions de crédibilité.

[14]  Dans quelle mesure la peine d’emprisonnement qui aurait été infligée à son partenaire est‑elle pertinente pour déterminer si M. Nwabueze est bisexuel? La réponse de la SAR était la suivante : « Si son partenaire avait été reconnu coupable et condamné, il est évident que cette information serait pertinente relativement au risque que court l’appelant s’il devait retourner au Nigéria » [non souligné dans l’original].

[15]  Au moins deux éléments du raisonnement de la SAR posent problème. Premièrement, on pourrait soutenir que la SAR ne disposait d’aucun élément de preuve fiable pour conclure que, selon la prépondérance des probabilités, le partenaire de M. Nwabueze avait été reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement. Le seul élément de preuve que pouvait présenter M. Nwabueze est l’affirmation selon laquelle son cousin lui avait rapporté qu’une personne lui avait dit que son partenaire avait été condamné, et qu’il croyait que son partenaire était en prison, mais il ne savait pas si cela était vrai. Il s’agit manifestement de ouï-dire et même si ce renseignement avait été mentionné dans le formulaire FDA, il ne constituait pas une preuve suffisante sur laquelle la SPR ou la SAR aurait pu s’appuyer pour rendre sa décision.

[16]  Deuxièmement, la SAR a statué que cette omission est importante parce que le renseignement qui a été omis est pertinent pour démontrer le risque auquel M. Nwabueze serait exposé s’il retournait au Nigéria, et cela donne à penser que l’existence d’un risque pourrait être prouvée en s’appuyant sur cet élément de preuve. Or, le dossier renferme une preuve abondante du risque que courent les personnes bisexuelles au Nigéria. Cette [traduction] « croyance » que M. Nwabueze a omis de mentionner n’est pas un fait important ou un fait clé relatif à la persécution; il s’agit plutôt de l’omission d’un détail accessoire à la demande d’asile. De plus, la SAR n’a aucunement tenu compte du fait que M. Nwabueze avait indiqué à plusieurs reprises dans son formulaire FDA que les autorités avaient emmené son partenaire menotté dans divers endroits afin de le trouver. Si la SAR était à la recherche d’éléments prouvant l’existence d’un risque, il s’agissait là d’un élément de preuve.

[17]  Le deuxième élément qui préoccupait la SAR est que M. Nwabueze avait omis de mentionner dans son formulaire FDA les « soupçons relativement à sa relation avec son partenaire et les occasions où cette relation a été découverte par d’autres personnes au Nigéria ». M. Nwabueze avait fourni l’explication suivante à la SAR : [traduction] « il ne croyait pas que ces faits constituaient un élément essentiel de sa demande d’asile et il ne croyait pas que les personnes qui l’avaient surpris avec son partenaire divulgueraient cette information à d’autres gens ». En fait, il semble que la supposition qu’avait faite M. Nwabueze était exacte, car le dossier montre que ces faits se sont produits plus d’un an avant qu’il quitte le Nigéria et son orientation sexuelle n’avait jamais été dévoilée.

[18]  À mon avis, l’analyse de la SAR pose problème et est déraisonnable. L’omission n’est pas importante. De plus, elle n’est pas pertinente pour trancher la question de l’orientation sexuelle de M. Nwabueze.

[19]  Premièrement, la SAR a déclaré que la « relation […] à long terme qu’entretenaient l’appelant et son partenaire au Nigéria est importante dans le cadre de la demande d’asile ». Il est évident que le fait qu’un demandeur ait eu un ou plusieurs partenaires de longue date n’est pas important. La durée d’une relation n’est également pas importante. Le fait que le demandeur ait eu des contacts sexuels intimes pourrait être pertinent, mais ce fait est mentionné dans le formulaire FDA et a été confirmé par M. Nwabueze.

[20]  Deuxièmement, la SAR a déclaré que cette omission est « un élément pertinent relativement au risque que l’appelant court au Nigéria » [non souligné dans l’original]. La SAR a commis une erreur lorsqu’elle a laissé entendre qu’une personne bisexuelle est exposée à un risque au Nigéria seulement si son orientation sexuelle a été dévoilée. La Cour a statué à maintes reprises qu’une personne n’est pas tenue de dissimuler son orientation sexuelle pour être en sécurité dans son pays d’origine et que les personnes qui l’ont fait n’ont pas compromis leur demande d’asile : Sadeghi‑Pari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 282, au par. 29; Francis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1141, au par. 62; Okoli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 332, au par. 36.

[21]  En outre, le niveau de risque auquel le demandeur serait exposé n’est absolument pas pertinent pour conclure qu’il a droit à une protection. La question à trancher consiste à savoir si le demandeur est exposé à un risque.

[22]  La troisième omission concerne les soupçons qu’avait l’épouse de M. Nwabueze en ce qui concerne sa relation avec son partenaire masculin. À l’audience, M. Nwabueze a déclaré que son épouse avait eu des soupçons au sujet de son orientation sexuelle quelques mois avant leur mariage et qu’elle l’avait surpris en train d’embrasser son partenaire masculin le soir de leur mariage. À chaque fois, il lui avait présenté des excuses et lui avait assuré que son partenaire n’était qu’un ami.

[23]  Devant la SAR, M. Nwabueze a soutenu que son explication était raisonnable et qu’il était compréhensible qu’il ne considère pas les soupçons de son épouse comme un élément essentiel de sa demande d’asile parce qu’il croyait avoir réussi à dissiper ses inquiétudes. Selon la SAR, « les soupçons relatifs à la relation de l’appelant […] sont des éléments importants relativement aux allégations de l’appelant, pour les mêmes motifs qui ont été exposés plus haut », à savoir le risque auquel il serait exposé s’il retournait au Nigéria. Encore une fois, je ne suis pas d’avis que le niveau de risque est important compte tenu de l’abondance de preuve concernant le risque que courent les personnes qui entretiennent des relations homosexuelles au Nigéria.

[24]  La question importante que devait trancher la SAR était de savoir si le demandeur est bisexuel et s’il est donc exposé à un risque au Nigéria. La SAR devait d’abord déterminer si, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur est bisexuel. Elle devait ensuite déterminer si le demandeur craignait avec raison d’être persécuté au Nigéria du fait de son orientation sexuelle.

[25]  Je suis d’avis que la SAR a déraisonnablement conclu que les omissions étaient importantes et ne permettaient pas d’appuyer l’affirmation selon laquelle M. Nwabueze est bisexuel et est donc exposé à un risque au Nigéria. La conclusion qu’elle a tirée quant à la crédibilité en s’appuyant sur ces omissions est déraisonnable. La décision doit être annulée.

[26]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et il n’y en a pas.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2906‑19

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, la décision de la SPR est annulée, l’appel de la décision de la SPR doit être tranché de nouveau par un tribunal différemment constitué, et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de janvier 2019

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2906‑19

 

INTITULÉ :

OZICHI ALLPORT NWABUEZE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 novembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE juge ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 10 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Xianchen An

 

pour le demandeur

Prathima Prashad

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Avocat

Toronto (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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