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Date : 20191211


Dossier : IMM‑6490‑18

Référence : 2019 CF 1587

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

AFERDITA MELLA (alias FRIDA SHVRAC), SORELA MELLA, ESTER MELLA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  En octobre 1999, Aferdita Mella, son époux de l’époque, Agron Mella, ainsi que leurs deux filles, Sorela (9 ans) et Ester (7 ans), ont présenté une demande d’asile au Canada fondée sur la persécution politique dont M. Mella aurait été victime en Albanie, le seul pays dont ils possèdent la nationalité. Ils ont affirmé qu’en juillet 1997, M. Mella a été détenu pendant trois jours dans un poste de police local en Albanie et que, après sa libération, il a pris des mesures pour éviter les autorités et s’est finalement caché. Ils ont également allégué qu’en mai 1998, Mme Mella a été agressée par des policiers chez elle parce que ceux‑ci n’arrivaient pas à trouver M. Mella et que les policiers étaient venus chez eux à trois autres reprises en 1998 et 1999 à la recherche de M. Mella. M. Mella a affirmé avoir appris que son nom figurait sur la [traduction] « liste noire » des personnes que la police secrète avait l’intention d’assassiner. Il a décidé qu’il devait quitter l’Albanie. Avec l’aide d’un passeur, Agron et Aferdita Mella ont obtenu de faux passeports italiens. Accompagnés de leurs filles, ils ont quitté l’Albanie munis de ces faux passeports pour se rendre en Italie, puis au Canada, où ils ont demandé l’asile le jour suivant leur arrivée.

[2]  La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a fait droit à la demande en décembre 2000. Tous les membres de la famille sont devenus résidents permanents du Canada en mars 2002.

[3]  En réalité, durant la période où les membres de la famille prétendaient être victimes de persécution politique en Albanie, Agron et Aferdita Mella vivaient avec leurs filles en Israël, pays dont ils avaient tous la citoyenneté.

[4]  En mars 2015, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté une demande auprès de la SPR en vertu de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], dans laquelle il demandait l’annulation de la décision d’accueillir la demande d’asile de la famille pour fausses déclarations.

[5]  L’audience a commencé le 4 juillet 2018 et s’est poursuivie le 30 octobre 2018. Mme Mella et ses filles ont participé à l’audience et étaient représentées par un conseil. Agron Mella (de qui Mme Mella a divorcé en décembre 2005) n’a pas participé et personne ne savait où il se trouvait.

[6]  Dans ses motifs datés du 4 décembre 2018, la SPR a accueilli la demande du ministre, a considéré la demande d’asile comme rejetée et a annulé la décision précédente de la SPR d’accorder l’asile.

[7]  Aferdita Mella et ses filles sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision sur le fondement du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[8]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II.  CONTEXTE

[9]  Les demanderesses sont arrivées au Canada le 8 octobre 1999. Le lendemain, elles ont manifesté leur intention de présenter une demande d’asile. Les documents à l’appui de leur demande ont été remplis avec l’aide d’un avocat et d’un interprète albanais et ont été présentés à la CISR en février 2000.

[10]  Agron Mella était le demandeur d’asile principal. Mme Mella a déclaré ce qui suit dans son Formulaire de renseignements personnels [FRP] : [TRADUCTION] « Je, Aferdita Mella, citoyenne de l’Albanie, née le 13 novembre 1970, craint d’être persécutée dans mon pays d’origine, l’Albanie. Ma demande d’asile est fondée sur les incidents décrits dans le FRP de mon époux (Agron Mella). » Elle a signé elle‑même son FRP et y a déclaré ce qui suit : [TRADUCTION] « pour autant que je sache, l’information contenue dans le présent document est véridique et exacte ». Agron Mella a signé son propre FRP ainsi que les FRP préparés au nom de Sorela et d’Ester.

[11]   Les demandes d’asile ont été instruites par la SPR le 20 décembre 2000. Comme je l’ai déjà dit, la SPR a conclu que les membres de la famille étaient des réfugiés au sens de la Convention.

[12]  En juin 2001, les membres de la famille ont demandé le statut de résident permanent au Canada. Leur demande a été accueillie en mars 2002.

[13]  Le 16 février 2005, Mme Mella a tenté d’entrer au Canada munie d’un passeport israélien au nom de Frida Shvarc. Ses billets d’avion indiquaient qu’elle avait quitté Toronto à destination de Tirana en passant par Vienne le 5 février 2005 et qu’elle était ensuite revenue de Tirana en passant par Milan. Lorsqu’elle a été interrogée par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] à son arrivée à Toronto, Mme Mella a déclaré que son nom était Frida Shvarc et qu’elle n’était connue sous aucun autre nom. Elle a confirmé être citoyenne de l’Albanie et d’Israël. Elle a déclaré qu’elle vivait en Albanie avec son époux et leurs deux filles. Elle venait au Canada en tant que visiteur et prévoyait retourner en Albanie 12 jours plus tard.

[14]  Craignant, à la lumière des réponses de Mme Mella à ses questions, que cette dernière était interdite de territoire au Canada pour fausses déclarations, l’agent de l’ASFC a rédigé un rapport fondé sur le paragraphe 44(1) de la LIPR. Mme Mella a passé la nuit en détention. L’agent lui a posé d’autres questions le lendemain. Mme Mella a alors reconnu qu’elle, son époux et leurs filles vivaient en fait à Toronto. Elle a précisé que son vrai nom était Aferdita Mella. Son passeport israélien porte son nom de jeune fille. Elle a reconnu que sa famille et elle ont présenté une demande d’asile au Canada en 1999 et qu’ils étaient maintenant des résidents permanents du Canada. Elle a admis que sa famille et elle avaient vécu en Israël de 1992 à 1998. Elle a également admis que sa famille et elle n’avaient pas divulgué leur citoyenneté israélienne ni la période durant laquelle ils avaient vécu en Israël dans leur demande d’asile. Ils craignaient de ne pas être acceptés comme réfugiés au Canada s’ils l’avaient fait. Mme Mella a été détenue en vue d’un contrôle des motifs de détention.

[15]  Dix ans plus tard, le ministre a demandé la révocation du statut de réfugié des demanderesses. L’instruction de la demande a commencé plus de trois ans plus tard.

[16]  Nul n’a contesté l’importance des renseignements qui avaient été faussement présentés ou qui n’avaient pas été divulgués dans la demande d’asile de la famille. En fait, à l’audience, Mme Mella a affirmé que son époux avait fourni tous les renseignements liés à leur demande d’asile à leur avocat. Elle avait simplement signé les formulaires (bien qu’elle ait reconnu qu’elle savait que rien n’avait été dit au sujet de la citoyenneté israélienne de la famille et des années passées en Israël). Elle n’a posé aucune question à son époux parce qu’elle craignait qu’il s’en prenne à elle physiquement ou verbalement si elle le faisait. C’est pour cette raison que la conseil des demanderesses a fait valoir que les conséquences de toute fausse déclaration faite par Mme Mella devraient être justifiées par la défense de common law fondée sur la contrainte. Pour leur part, Sorela et Ester ont déclaré qu’elles ne savaient rien au sujet des demandes d’asile au moment où elles ont été présentées. Elles étaient des enfants à l’époque. Elles ont entendu parler de leur arrivée au Canada à titre de réfugiés et non en tant que résidents permanents pour la première fois en 2015, lorsqu’ils ont reçu la demande d’annulation du ministre. Elles font valoir que, puisqu’elles étaient innocentes de tout acte répréhensible, elles ne devraient pas perdre leur statut de réfugié (ce qui entraînerait la perte de leur statut de résident permanent). Les demanderesses ont aussi fait valoir à l’audience que le ministre a commis un abus de procédure en attendant 10 ans après avoir eu connaissance des fausses déclarations avant de présenter la demande d’annulation.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[17]  Le paragraphe 109(1) de la LIPR prévoit que la Section de la protection des réfugiés « peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait ».

[18]  Le commissaire de la SPR a conclu que la citoyenneté israélienne de la famille et le fait qu’elle avait vécu en Israël à l’époque même où elle alléguait être victime de persécution politique en Albanie constituaient « un fait important quant à un objet pertinent ». Comme je l’ai déjà mentionné, cette conclusion n’était pas contestée.

[19]  Le commissaire n’a pas cru l’allégation de Mme Mella selon laquelle elle ne savait pas que de faux renseignements étaient fournis à l’appui de la demande d’asile. Le FRP de Mme Mella avait été traduit en albanais pour elle, et elle l’avait signé, déclarant que, pour autant qu’elle sache, les renseignements qu’il contenait étaient [traduction] « véridiques et exacts ». Le formulaire mentionnait seulement l’Albanie comme pays de citoyenneté actuel alors qu’en réalité (et à la connaissance de Mme Mella), elle était aussi citoyenne d’Israël. Le formulaire précisait que Mme Mella avait résidé en Albanie de février 1990 jusqu’à octobre 1999 alors qu’en réalité (et à sa connaissance), elle avait vécu en Israël de 1992 à 1998. Le formulaire précisait aussi que Mme Mella est arrivée au Canada munie d’un faux passeport italien alors qu’en réalité (et à sa connaissance), elle avait utilisé son passeport israélien (qu’elle avait encore en sa possession mais n’avait pas déclaré à ce moment‑là). Même si le FRP de Mme Mella ne répétait pas les motifs qu’elle avait invoqués pour demander l’asile, mais les adoptait tout simplement par renvoi, le commissaire a conclu qu’il était invraisemblable que Mme Mella ait participé à l’instruction de la demande d’asile sans connaître les motifs allégués pour demander l’asile.

[20]  Le commissaire a conclu qu’une instance introduite en vertu de l’article 109 de la LIPR ne donne pas ouverture au moyen de défense de common law fondé sur la contrainte, mais que, même si ce moyen de défense pouvait être invoqué, « aucun élément de preuve convaincant ne [lui] a été présenté pour établir [qu’Aferdita] était exposée à une menace imminente de mort ou de lésions corporelles au moment où elle a décidé de suivre le stratagème de son ex‑époux pour présenter une demande d’asile frauduleuse ».

[21]  En ce qui a trait à Sorela et Ester, le commissaire a rejeté l’argument selon lequel, même si elles croyaient honnêtement et raisonnablement qu’elles ne faisaient aucune présentation erronée sur des faits importants lorsque leurs parents ont demandé l’asile en leur nom, elles étaient des « parties innocentes » qui « ne devraient pas être tenues responsables des actes de leurs parents ». Le commissaire a expliqué le fondement de sa conclusion comme suit :

L’annulation d’une décision accordant l’asile n’est pas une punition pour un méfait, bien qu’il puisse certainement sembler en être ainsi pour les intimés, ni un verdict de culpabilité ou de mauvaises intentions. Le processus d’annulation protège plutôt l’intégrité du système canadien d’asile en corrigeant une décision qui reposait sur des renseignements inexacts. Il n’est pas nécessaire que les présentations erronées soient délibérées ou intentionnelles, et les motifs, l’intention, la négligence ou l’intention coupable des intimés ne sont pas pertinents. Même si les enfants n’ont peut‑être joué que peu ou pas du tout de rôle dans les présentations erronées, ils ont obtenu l’asile en raison des mensonges en question, et la décision de leur accorder l’asile doit donc être annulée [renvois omis].

[22]  Enfin, le commissaire a refusé de se pencher sur le bien‑fondé de l’observation des demanderesses selon laquelle le fait que dix ans se soient écoulés entre le moment où le ministre a appris qu’il existait des motifs justifiant la révocation du statut de réfugié des demanderesses et celui où il a déposé la demande d’annulation constituait un abus de procédure. Le commissaire a déclaré que cet argument « n’a été soulevé par la conseil qu’après réflexion à la fin de l’audience relative à l’annulation » et qu’aucune observation n’a été formulée quant à la réparation demandée. Par conséquent, le commissaire a conclu qu’il n’avait pas besoin de rendre un jugement déclaratoire ou « d’accorder quelque redressement que ce soit ».

IV.  NORME DE CONTRÔLE

[23]  Il est bien établi que la décision de la SPR d’annuler une conclusion antérieure en matière d’asile en vertu de l’article 109 de la LIPR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : voir Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 602, au par. 36; Frias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 753, au par. 9, et Khan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 881, au par. 24.

[24]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc, 2016 CSC 38, au par. 18). Le tribunal chargé du contrôle s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et détermine si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 16). La cour de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas respectés. Il ne lui revient pas de soupeser à nouveau la preuve ou de substituer à la décision l’issue qu’elle estime préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 59 et 61).

V.  QUESTIONS EN LITIGE

[25]  J’énoncerais les questions soulevées par la présente demande comme suit :

  • a) Le commissaire de la SPR a‑t‑il commis une erreur en rejetant la « défense » de contrainte invoquée par Mme Mella?

  • b) Le commissaire de la SPR a‑t‑il commis une erreur en annulant la décision d’accorder l’asile à Sorela et Ester, même si elles n’ont pas personnellement fait une présentation erronée sur des faits importants ou une réticence sur ces faits?

  • c) Le commissaire de la SPR a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a évalué l’argument des demanderesses selon lequel la procédure intentée en vertu de l’article 109 de la LIPR constituait un abus de procédure?

VI.  ANALYSE

[26]  Comme je l’expliquerai, le commissaire de la SPR n’a pas commis une erreur en rejetant la « défense » de contrainte invoquée par Mme Mella ni en concluant que la décision d’accorder l’asile à Sorela et Ester devait être annulée, même si elles n’ont pas été complices des présentations erronées sur des faits importants ou de la réticence sur ces faits. Cependant, il était déraisonnable pour le commissaire de refuser d’examiner l’argument des demanderesses selon lequel le retard à présenter la demande d’annulation constitue un abus de procédure. Par conséquent, il doit y avoir une nouvelle audience durant laquelle cette question sera réexaminée.

A.  Le commissaire de la SPR a‑t‑il commis une erreur en rejetant la « défense » de contrainte invoquée par Mme Mella?

[27]  Les demanderesses font valoir que le commissaire de la SPR a commis une erreur en rejetant la « défense » de contrainte invoquée par Mme Mella. Je ne suis pas d’accord.

[28]  En droit criminel, la contrainte est une excuse pour justifier la perpétration d’un acte préjudiciable dans les circonstances où l’acte était moralement involontaire — c’est‑à‑dire lorsque l’acteur n’avait réalistement pas d’autres choix que de commettre l’acte répréhensible en raison de menaces de préjudice grave formulées par un tiers. Dans pareilles circonstances, la loi reconnaît qu’il serait fondamentalement injuste d’imputer la responsabilité de cet acte à l’accusé. Cette défense est apparue tout d’abord dans la common law, mais, au Canada, elle a été codifiée dans la disposition qui est maintenant l’article 17 du Code criminel, LRC 1985, c C‑46. Cette disposition établit les éléments constitutifs de la défense et énumère les nombreuses infractions à l’égard desquelles elle ne peut pas être invoquée. Toutefois, cette codification n’a pas totalement remplacé la défense en common law, qui peut toujours être invoquée par les parties à une infraction. Voir, de façon générale, les arrêts R c Hibbert, [1995] 2 RCS 973, R c Ruzic, [2001] 1 RCS 687 [Ruzic], et R c Ryan, [2013] 1 RCS 14.

[29]  La défense de contrainte repose sur la question de savoir si un accusé devrait échapper à toute responsabilité criminelle en raison des circonstances dans lesquelles l’acte répréhensible a été commis. Toutefois, l’article 109 de la LIPR ne vise pas à rejeter le blâme, criminel ou autre, sur quelqu’un. L’article vise plutôt à savoir s’il y a présentation erronée sur un fait important, ou réticence sur ce fait, par une personne qui demande l’asile. Dans l’affirmative, la raison pour laquelle il y a eu présentation erronée ou réticence n’a aucune incidence sur le droit du demandeur à obtenir l’asile, qui est la question fondamentale en cause dans la demande d’annulation (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Pearce, 2006 CF 492, au par. 36). Il était donc tout à fait raisonnable pour le commissaire de la SPR de conclure que, peu importe comment se sent la partie visée par une demande d’annulation, celle‑ci ne vise pas à punir, et la « défense » de contrainte n’est donc pas pertinente. La décision d’annuler la décision antérieure d’accorder l’asile vise plutôt à protéger l’intégrité du processus canadien d’asile (voir l’alinéa 3(2)e) de la LIPR). Continuer d’accorder l’asile à une personne alors qu’il a été déterminé que cet asile a été obtenu sur la foi de faussetés importantes ou d’une réticence sur des faits importants minerait l’intégrité du processus canadien d’asile et le déconsidérerait.

[30]  L’annulation de la décision ayant accueilli la demande d’asile a d’autres conséquences en plus de la perte de l’asile. Elle entraîne une conclusion d’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 40(1)c) de la LIPR et, conformément à l’alinéa 46(1)d), la perte du statut de résident permanent. Cependant, ces conséquences ne sont pas de nature punitive. En fait, elles rétablissent simplement le statut du demandeur d’asile à ce qu’il était avant d’accorder l’asile par erreur. À l’instar du processus d’annulation lui‑même, ces conséquences visent à assurer l’intégrité du processus canadien d’asile. L’alinéa 40(2)a) de la LIPR prévoit que l’interdiction de territoire au Canada dure cinq ans — dans le cas des demanderesses, cinq ans à compter de la date de l’exécution de la mesure de renvoi — et, conformément au paragraphe 40(3), il est interdit de présenter une demande de statut de résident permanent durant cette période. Même s’il s’agit sans doute d’une sanction administrative visant à dissuader toute personne de faire de fausses représentations, nous sommes très loin des préoccupations au sujet de déclarations de culpabilité injustes ayant donné lieu à la défense de contrainte (voir Ruzic, aux par. 42-47). Fait important, il est possible de demander une dispense de l’application de l’alinéa 40(2)a) et du paragraphe 40(3) de la LIPR pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Des circonstances atténuantes comme celles pouvant autrement constituer une « défense » de contrainte peuvent être invoquées comme motifs justifiant d’accorder une dispense d’une application stricte de la loi (voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux par. 11-25).

[31]  Enfin, par souci de clarté, je souligne que la question de savoir si une « défense » de contrainte pourrait excuser d’autres motifs, en les considérant comme moralement involontaires, pour conclure à une interdiction de territoire qui dépendent d’actes volontaires (p. ex. les motifs visés aux articles 34 ou 37 ou aux alinéas 35a), 36(1)b) ou 36(1)c), 36(2)b) ou 36(2)c) ou 40(1)a) de la LIPR) ne se pose pas en l’espèce (mais voir l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678, aux par. 86 et 100).

B.  Le commissaire de la SPR a‑t‑il commis une erreur en annulant la décision d’accorder l’asile à Sorela et Ester, même si elles n’ont pas personnellement fait une présentation erronée sur des faits importants ou une réticence sur ces faits?

[32]  Les demanderesses font valoir que le commissaire de la SPR a commis une erreur en annulant la décision d’accorder l’asile à Sorela et Ester, même si elles n’ont pas personnellement fait de présentations erronées sur des faits importants ou une réticence sur ces faits. Je ne suis pas d’accord.

[33]  Il ne fait aucun doute que Sorela et Ester sont totalement innocentes quant à la demande d’asile frauduleuse présentée par leurs parents. En effet, elles ne savaient même pas qu’une demande d’asile avait été présentée en leur nom. Même si je peux bien sûr éprouver de l’empathie pour elles pour cette raison, cette question n’a aucune incidence sur leur droit à l’asile. Vu leur âge au moment de l’instruction de la demande d’asile (elles avaient respectivement 10 et 8 ans), il est probable qu’aucune question ne leur aurait été posée concernant leur crainte subjective de persécution, ce qui concorde avec leurs souvenirs qu’aucune question ne leur avait été posée à l’audience. En fait, on aurait simplement présumé qu’elles partageaient la crainte subjective soulevée par leur père à titre de demandeur d’asile principal. Comme l’explique le Guide des principes directeurs sur les procédures et les critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (réédité en février 2019) : « S’il y a lieu de penser que les parents souhaitent que leur enfant demeure hors de son pays d’origine parce qu’ils craignent avec raison qu’il n’y soit persécuté, on peut présumer que l’enfant lui‑même partage cette crainte » (à la p. 44, au par. 218).

[34]  Cependant, lorsqu’on détermine ultérieurement que des faits importants mentionnés à l’appui d’une crainte fondée de persécution étaient faux ou que des faits importants ont été cachés, et lorsqu’il n’y a aucune autre raison d’accorder l’asile (voir le par. 109(2) de la LIPR), rien ne justifie d’accorder l’asile à l’enfant. Comme la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans un contexte distinct mais connexe dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tobar Toledo, 2013 CAF 226, au paragraphe 68 : « La Loi offre à un enfant demandeur d’asile les mêmes protections qu’elle offre à ses parents, mais elle lui impose les mêmes conséquences lorsque la demande d’asile est refusée, sauf dans les cas où la condition de l’enfant est différente de celle du parent. » [Renvoi omis.]

[35]  En l’espèce, l’asile n’aurait jamais dû être accordé à Sorela et Ester, car la demande d’asile présentée par leur père en leur nom reposait entièrement sur des faussetés. La décision de décembre 2018 de la SPR a simplement corrigé l’erreur qu’elle avait faite en décembre 2000. Comme le paragraphe 109(3) le prévoit, « la décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile, la décision initiale étant dès lors nulle ». Le commissaire de la SPR a raisonnablement conclu que ce résultat s’impose pour Sorela et Ester, même si elles n’ont rien fait de mal au moment où l’asile a été initialement accordé.

C.  Le commissaire de la SPR a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a évalué l’argument des demanderesses selon lequel la procédure intentée en vertu de l’article 109 de la LIPR constituait un abus de procédure?

[36]  Les demanderesses font valoir que la décision du commissaire de la SPR de ne pas examiner le bien‑fondé de leur argument selon lequel la procédure intentée en vertu de l’article 109 de la LIPR constitue un abus de procédure est déraisonnable. Je suis d’accord.

[37]  Comme je l’ai déjà dit, le commissaire a rejeté l’argument sans évaluer le bien‑fondé, ce qui est problématique pour au moins trois raisons.

[38]  Premièrement, le commissaire est d’avis que l’argument sur l’abus de procédure n’a été soulevé par la conseil « qu’après réflexion » à la fin de l’audience. Même si la conseil des demanderesses a consacré la plupart de ses observations à la question de la contrainte, l’allégation d’abus de procédure a aussi été pleinement débattue. On est loin d’une allégation soulevée « après réflexion ». De plus, la question avait clairement été soulevée précédemment à l’audience, durant le témoignage de Mme Mella. La conseil avait cherché à la faire témoigner au sujet du préjudice causé par le retard du ministre à présenter la demande d’annulation. Le commissaire craignait que ce témoignage n’ait aucun rapport avec les questions dont il était saisi. On l’a finalement convaincu de permettre à la conseil d’approfondir la question du préjudice dans une certaine mesure, tant qu’elle ne passait pas [traduction] « toute la matinée » sur cette question.

[39]  Deuxièmement, le commissaire a déclaré « qu’à aucun moment la conseil n’a demandé une réparation quelconque pour corriger le préjudice qui, selon elle, a été subi par ses clientes en raison du retard excessif et déraisonnable ». S’il est vrai que la conseil n’a pas énoncé expressément quelle réparation elle demandait au nom des demanderesses, la seule réparation en cause dans la décision de principe sur laquelle elle s’est appuyée, Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 RCS 07 [Blencoe], ainsi que dans d’autres affaires qu’elle a examinées avec le commissaire, était un arrêt des procédures. Dans les circonstances, il ne faisait aucun doute que les demanderesses sollicitaient une réparation, et il n’y avait aucune raison de croire que la réparation demandée était autre chose qu’un arrêt des procédures. Comme la réparation que les demanderesses sollicitaient était on ne peut plus évidente, il était déraisonnable pour le commissaire de la SPR de trancher la question en se fondant sur ce qui ne pouvait être qu’un oubli de la conseil.

[40]  Troisièmement, la conseil a bien défini les questions juridiques dans ses observations (voir Blencoe, aux par. 100‑33). Elle a fait valoir que le retard était excessif et inexpliqué, surtout étant donné que le ministre avait confirmé la citoyenneté israélienne des demanderesses environ un mois après le retour de Mme Mella au Canada en février 2005. La conseil a fait valoir que les documents obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A‑1, et déposés devant la SPR, n’ont pas vraiment permis de savoir pourquoi il a fallu autant de temps au ministre pour présenter la demande d’annulation. La conseil a aussi relevé plusieurs formes précises de préjudice dont les demanderesses auraient été victimes durant les 10 années d’inaction du ministre, y compris les suivantes :

  • Les demanderesses ont présenté une demande de citoyenneté canadienne en octobre 2004. Leur demande a évidemment été mise en suspens en raison de l’intention du ministre de demander l’annulation de la décision de conférer l’asile, mais les demanderesses ont été gardées dans l’ignorance totale, malgré leurs demandes de renseignements. En fait, pendant un certain temps, elles croyaient (à tort, mais cela est compréhensible) que leur demande avait été mise en suspens en attendant l’issue d’une enquête pour savoir si Agron Mella (qui ne faisait maintenant plus partie de leur vie) avait un casier judiciaire.

  • À mesure que le temps passait, Aferdita Mella était de plus en plus convaincue qu’aucune mesure n’allait être prise contre elle ou ses enfants malgré ce qu’elle avait révélé en février 2005.

  • Les demanderesses, surtout Sorela et Ester, se sont bâti une vie au Canada, en grande partie entre 2005 et 2015.

  • Les dossiers et documents liés à l’instance devant la SPR en 2000 (y compris l’enregistrement de l’audience) ont été détruits.

  • Agron Mella n’était pas disponible pour témoigner au moment de l’instruction de la demande d’annulation.

  • En raison de l’édiction dans l’intervalle du sous‑alinéa 25(1.2)c)(i) de la LIPR, il serait interdit aux demanderesses de présenter une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire pendant un an à compter de la date de la décision d’accueillir la demande d’annulation.

[41]  La question de savoir si le retard était excessif et inexpliqué et si les allégations de préjudice ont été établies ou, le cas échéant, étaient suffisantes pour étayer l’allégation selon laquelle le retard à traiter la demande constituait un abus de procédure sont toutes des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit. Il incombait au commissaire de la SPR de répondre à ces questions. Malheureusement, il ne l’a pas fait. Ce n’est pas le rôle de la cour de révision « de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées » (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au par. 11; voir également Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, au par. 28).

[42]  Comme la question de l’abus de procédure a bel et bien été soulevée devant le commissaire de la SPR, il était déraisonnable pour lui de conclure qu’il était inutile de rendre un jugement déclaratoire ou « d’accorder quelque redressement que ce soit ». Par conséquent, la décision doit être annulée, et l’affaire doit être examinée de nouveau.

VII.  QUESTION À CERTIFIER

[43]  Il a été convenu à l’instruction de la présente demande que, exceptionnellement, les parties devraient avoir la possibilité de connaître la décision de la Cour avant de présenter leurs observations quant à savoir si une ou plusieurs questions devraient être certifiées en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR.

[44]  Par conséquent, les parties sont appelées à fournir de brèves observations écrites quant à savoir si une ou plusieurs questions devraient être certifiées dans les sept jours suivant la réception des présents motifs. Si elles estiment avoir besoin d’un délai supplémentaire, les parties peuvent communiquer avec la Cour.

VIII.  CONCLUSION

[45]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 4 décembre 2018 est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision, en conformité avec les présents motifs, par un autre décideur.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6490‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 4 décembre 2018 est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision, en conformité avec les présents motifs, par un autre décideur.

  2. La question de savoir si une question doit être certifiée en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR est prise en délibéré en attendant la réception des observations écrites des parties.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de janvier 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6490‑18

 

INTITULÉ :

AFERDITA MELLA ALIAS (FRIDA SHVRAC) ET AL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUILLET 2019

jugement et motifs :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 11 DÉCEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Hart A. Kaminker

Anab Jamal

 

pour les demanderesses

 

Nimanthika Kaneira

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker et Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demanderesses

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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