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Date : 20050415

Dossier : T-1300-04

Référence : 2005 CF 497

ENTRE :

                                                   JEAN-SÉBASTIEN GRENIER

                                                                                                                                      Demandeur

                                                                            et

                                          PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                        Défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

[1]                Jean-Sébastien Grenier (le « demandeur » ) est détenu à l'établissement Donnacona, géré par le Service correctionnel du Canada (le « SCC » ). Il demande à cette Cour de casser la décision du 10 juin 2004 rendue par le Président d'un tribunal disciplinaire (le « tribunal » ) le déclarant coupable d'une infraction décrite à l'article 40(k) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en libération sous condition (la « Loi » ) notamment, d' « avoir introduit dans son corps [le 1er mai 2004] une substance intoxicante » .

[2]                La norme de la preuve que le tribunal doit respecter est prescrite au paragraphe 43(3) de la Loi qui dispose que « la personne chargée de l'audition ne peut prononcer la culpabilité que si elle est convaincue hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l'infraction reprochée » .

[3]                Je reproduis la définition d' « objets interdits » et de « substance intoxicante » ainsi que les dispositions des paragraphes 40(k) et 43(3) de la Loi:



« _objets interdits_ » "contraband"

2(1) « _objets interdits_ »

a) Substances intoxicantes;

b) armes ou leurs pièces, munitions ainsi que tous objets conçus pour tuer, blesser ou immobiliser ou modifiés ou assemblés à ces fins, dont la possession n'a pas été autorisée;

c) explosifs ou bombes, ou leurs pièces;

d) les montants d'argent, excédant les plafonds réglementaires, lorsqu'ils sont possédés sans autorisation;

e) toutes autres choses possédées sans autorisation et susceptibles de mettre en danger la sécurité d'une personne ou du pénitencier.

_substance intoxicante_ » "intoxicant"

« _substance intoxicante_ » Toute substance qui, une fois introduite dans le corps humain, peut altérer le comportement, le jugement, le sens de la réalité ou l'aptitude à faire face aux exigences normales de la vie. Sont exclus la caféine et la nicotine, ainsi que tous médicaments dont la consommation est autorisée conformément aux instructions d'un agent ou d'un professionnel de la santé agréé.

40. Est coupable d'une infraction disciplinaire le détenu qui_:

                                  . . .

k) introduit dans son corps une substance intoxicante;

Déclaration de culpabilité

43.(3) La personne chargée de l'audition ne peut prononcer la culpabilité que si elle est convaincue hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l'infraction reprochée. [je souligne]

contraband" « _objets interdits_ »

"contraband" means

(a) an intoxicant,

(b) a weapon or a component thereof, ammunition for a weapon, and anything that is designed to kill, injure or disable a person or that is altered so as to be capable of killing, injuring or disabling a person, when possessed without prior authorization,

(c) an explosive or a bomb or a component thereof,

(d) currency over any applicable prescribed limit, when possessed without prior authorization, and

(e) any item not described in paragraphs (a) to (d) that could jeopardize the security of a penitentiary or the safety of persons, when that item is possessed without prior authorization;

"intoxicant" « _substance intoxicante_ »

"intoxicant" means a substance that, if taken into the body, has the potential to impair or alter judgment, behaviour or the capacity to recognize reality or meet the ordinary demands of life, but does not include caffeine, nicotine or any authorized medication used in accordance with directions given by a staff member or a registered health care professional;

40. An inmate commits a disciplinary offence who

                                  . . .

(k) takes an intoxicant into the inmate's body;

Decision

43.(3) The person conducting the hearing shall not find the inmate guilty unless satisfied beyond a reasonable doubt, based on the evidence presented at the hearing, that the inmate committed the disciplinary offence in question.


[4]                Le demandeur prétend que le tribunal a commis des erreurs dans l'application du paragraphe 43(3) de la Loi. Les procureurs du demandeur soulèvent deux questions:

a)          le tribunal, dans son analyse de la preuve, a-t-il convenablement soupesé le témoignage du détenu, conformément aux principes de l'arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742; et

b)         l'ensemble de la preuve présentée était-elle suffisante pour établir hors de tout doute raisonnable le bien-fondé de l'accusation.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[5]                Immédiatement après avoir entendu les représentations des procureurs, le tribunal prononce sur le banc sa décision. Le tribunal s'exprime ainsi: (dossier du demandeur, page 93)

Alors, compte tenu de l'ensemble de la preuve qui m'a été présentée, je tiens à le répéter, compte tenu de l'ensemble de la preuve, là, effectivement la semaine dernière madame Viviane Mathieu a confirmé que le détenu Grenier avait une haleine éthylique et qu'il avait les yeux rouges entre autres. Madame Cotton confirme également, et madame Cotton c'est l'infirmière qui a procédé à l'examen du détenu Grenier, et madame Cotton confirme effectivement qu'il avait les yeux rouges, le visage rougeâtre et une haleine éthylique. Et effectivement, Madame Cotton a confirmé que l'haleine éthylique ne pouvait être causée par la prise de médicaments ou par la prise d'autres ... ou la consommation d'autres drogues. Alors, dans les circonstances, je considère que je n'ai effectivement pas de doute raisonnable et je vous déclare coupable. [je souligne]

[6]                Dans l'arrêt R. c. W. (D.), précité, la question en litige était de savoir si, dans un contexte pénal, l'exposé supplémentaire du juge du procès aux jurés les avait laissés dans l'incertitude relativement au fait que s'ils avaient un doute raisonnable sur la culpabilité de l'accusé, ils devaient prononcer l'acquittement.

[7]                Dans son exposé supplémentaire aux jurés, le juge expliquait les éléments de preuve qui pouvaient les aider à arriver à une conclusion sur la crédibilité. À cet égard, le juge indiquait que la question centrale à trancher par les jurés était de savoir s'ils croyaient la plaignante ou s'ils croyaient l'appelant.

[8]                Dans une affaire où la crédibilité des témoins, autant le plaignant que l'accusé, est importante, le juge Cory est d'avis que le juge du procès doit aviser le jury que la règle du doute raisonnable s'applique. Qui plus est, le juge Cory propose des directives à cet effet et s'exprime comme suit:

¶ 26       Il est manifeste que le juge du procès a commis une erreur dans son exposé supplémentaire. Il est incorrect d'indiquer aux jurés, dans une affaire criminelle que, pour arriver à un verdict, ils doivent décider s'il ajoutent foi à la preuve de la défense ou à celle de la poursuite. Énoncer cette alternative aux jurés écarte une troisième option possible, celle que les jurés, sans croire l'accusé et après avoir tenu compte de la déposition de l'accusé dans le contexte de l'ensemble de la preuve, puissent encore avoir un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé.


¶ 27       Dans une affaire où la crédibilité est importante, le juge du procès doit dire au jury que la règle du doute raisonnable s'applique à cette question. Le juge doit dire aux jurés qu'il n'est pas nécessaire qu'ils ajoutent fermement foi à la déposition de l'un ou l'autre témoin ou qu'il rejettent entièrement cette déposition. Plus précisément, le juge doit dire au jurés qu'ils sont tenus d'acquitter l'accusé dans deux cas. Premièrement, s'ils croient l'accusé. Deuxièmement, s'il n'ajoutent pas foi à la déposition de l'accusé, mais ont un doute raisonnable sur sa culpabilité après avoir examiné la déposition de l'accusé dans le contexte de l'ensemble de la preuve. Voir R. v. Challice (1979), 45 C.C.C. (2d) 546 (C.A. Ont.), confirmé par R. c. Morin, précité, à la p. 357.

¶ 28       Idéalement, il faudrait donner des directives adéquates sur le sujet de la crédibilité non seulement dans l'exposé principal mais dans tout exposé supplémentaire. [page758] Le juge du procès pourrait donner des directives au jury au sujet de la crédibilité selon le modèle suivant:

        Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.

        Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.

        Troisièmement, même si n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l'accusé.

Si on utilisait cette formule, on éviterait l'erreur qu'on trouve trop souvent dans les exposés supplémentaires. L'obligation du ministère public de prouver la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable est fondamentale dans notre système de droit criminel. Il faudrait prendre tous les moyens possibles pour éviter de commettre des erreurs dans les directives au jury sur ce principe fondamental.

¶ 29       Néanmoins, l'omission de se servir de ce modèle n'est pas fatale si l'exposé, considéré dans son ensemble, indique clairement que le jury ne peut pas ne pas avoir compris quel fardeau et quelle norme de preuve s'appliquent; R. c. Thatcher, précité. [je souligne]

[9]                La Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt Ayotte c. Canada (Procureur général), [2003] A.C.F. no 1699, a annulé une condamnation d'un tribunal disciplinaire établi sous la Loi parce que ce tribunal et le juge des requêtes avaient écarté les principes énoncés dans l'arrêt R. c. W. (D.), précité, au motif que ces principes n'avaient aucune pertinence dans le contexte carcéral.

[10]            Le juge Létourneau s'exprime aux paragraphes 14, 16 et 22 comme suit:


¶ 14       Avec respect, les principes énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt R. c. W.(D), précité, sont beaucoup plus qu'un simple modèle de directives au jury dans une affaire criminelle. Il s'agit en fait d'une règle de droit applicable à tous les juges et à tous les tribunaux appelés à évaluer et à apprécier la preuve lorsque la loi exige que ceux-ci soient convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé. C'est le cas en l'espèce.

¶ 16       Cette obligation pour le décideur d'être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé ainsi que la charge imposée au dénonciateur ou au poursuivant de fournir une telle preuve sont inextricablement liées à la présomption d'innocence : R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, au paragraphe 13. "Il s'agit de l'une des principales mesures de protection visant à éviter qu'un innocent soit déclaré coupable" : ibidem. Le défaut de comprendre et de bien appliquer cette norme de preuve porte une atteinte irréparable à l'équité du procès ou de l'audition.

¶ 22       En outre, le président du tribunal disciplinaire s'est mal instruit en droit dans cette affaire où la crédibilité était importante puisque toute la preuve reposait sur deux témoignages contradictoires. Même s'il ne croyait pas le témoignage de l'appelant, il devait l'acquitter s'il subsistait un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Même s'il ne croyait pas la déposition de l'appelant, il devait l'examiner dans le contexte de l'ensemble de la preuve et des inférences raisonnables qu'il pouvait tirer de tous et de chacun des éléments de preuve. Mais, au terme de cet examen, il devait l'acquitter s'il n'était pas convaincu hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité. La lecture de la transcription des débats indique clairement que le président du tribunal disciplinaire n'a pas fait cet exercice. Il s'est contenté de faire une équation inappropriée entre culpabilité et absence de crédibilité de l'appelant, altérant ainsi la norme de preuve prévue par la Loi pour fonder un verdict de culpabilité. [je souligne]

La norme de contrôle

[11]            Les deux parties conviennent que le juge Kelen dans l'arrêt Forrest c. Canada (Procureur général), [2002] A.C.F. no 713, a bien exprimé la norme de contrôle applicable en l'espèce:

¶ 19       Par conséquent, notre Cour n'interviendra sur une question de fait ou sur une question mixte de droit et de fait que dans l'un ou l'autre des cas suivants :

(i) le tribunal disciplinaire a tiré une conclusion de fait d'une manière manifestement déraisonnable;


(ii) le tribunal disciplinaire a tiré une conclusion mixte de droit et de fait d'une manière déraisonnable, à savoir dénuée de fondement raisonnable.

Par ailleurs, le rôle de notre Cour dans le cadre d'un contrôle judiciaire est de déterminer si la décision du tribunal disciplinaire reposait sur la preuve et si elle était raisonnablement fondée, et de s'assurer que le tribunal disciplinaire n'a pas commis d'erreur de droit ou qu'il n'a pas omis d'observer un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale en rendant sa décision. [je souligne]

[12]          Je souscris aux propos du juge Kelen dans Forrest, précité, en ajoutant que cette norme de contrôle est conforme aux dispositions de l'article 18.1(4) de la Loi sur les cours fédérales.

La preuve

(a)        Provenant du Service correctionnel du Canada ( « SCC » )

[13]            Viviane Mathieu, Agent correctionnel à Donnacona, ( « l'agent correctionnel » ) et l'infirmière Céline Cotton ( « l'infirmière » ) témoignent pour le SCC sur les événements du 1er mai 2004.

(i)         le témoignage de Viviane Mathieu


[14]            Agent correctionnel avec vingt-et-un ans d'expérience au SCC, elle était en devoir le soir du 1er mai 2004. Elle reconnaît M. Grenier parmi des détenus assis à une table dans la salle commune d'un pavillon à Donnacona « en train de boire quelque chose, puis ça avait l'air étrange, là, puis il y avait de la musique forte, puis il y avait des comportements qui nous apparaissaient étranges, là, par rapport à ce qui se passe habituellement. On est allé [sic] voir » . (dossier du demandeur, page 33)

[15]            Parmi ceux-ci, quatre ou cinq détenus, y inclus M. Grenier, furent évalués par l'infirmière. L'agent correctionnel témoigne que durant l'évaluation de M. Grenier « Monsieur, lui, il avait des signes clairs d'avoir pris ... d'avoir consommé quelque chose » (ibid.) et qu'il avait « le visage rouge, les yeux rouges, il avait une odeur éthylique quand on s'approchait de lui » (ibid., page 32). D'après son témoignage, les salles communes furent fouillées, il n'y avait plus rien mais ils avaient « trouvé des contenants vides qui avaient des odeurs ou des tasses, des choses comme ça » (ibid.).

[16]            En contre-interrogatoire, l'agent correctionnel reconnaît que quatre détenus ont été évalués par l'infirmière et que M. Grenier, lorsqu'il est sorti de la salle commune, dégageait déjà une odeur persistante quand elle était près de lui (transcription, page 19). Selon elle, cette odeur est une odeur éthylique tout en convenant que ce n'était pas à elle de juger si c'était de l'alcool ou pas (ibid., page 22). Par ailleurs, ce qu'elle considère être une "odeur éthylique" est une odeur de liquide interdit qui n'est pas vendu à la cantine et qui n'est pas fourni par l'établissement (ibid., page 23).

[17]            Pour distinguer l'odeur éthylique d'un mélange de ketchup et de l'odeur du vinaigre, elle se fonde sur son expérience. Elle ajoute que les supérieurs immédiats ont décidé qu'il n'était pas nécessaire d'administrer des tests d'urine aux détenus (ibid., page 25).


(ii)        le témoignage de Céline Cotton

[18]            Céline Cotton, une infirmière avec douze ans d'expérience dont trois ans à Donnacona, dans son rapport d'évaluation écrite de M. Grenier le 1er mai 2004 à 22h00, note:

Vu en pavillon à la demande de la sécurité pour évaluation d'état anormal, accompagné de la CX V. Mathieu, détenu rencontré répond bien aux questions dit ne pas avoir consommé orienté 3 sphères, a les yeux rouges, pupilles dilatées mais bien réactives; haleine odeur faite ressemblant à l'alcool frelaté, . . . bonne collaboration, démarche normale . . . constat d'état anormal fait.

[19]            Selon elle, son examen de M. Grenier a révélé que ses symptômes étaient normaux: pression artérielle, orientation, démarche, pupilles; mais il avait les yeux rouges et les odeurs qui se dégagent de son haleine ressemblent à l'alcool frelaté lorsqu'elle se trouve à deux pieds de lui pour examiner ses pupilles.

[20]            La procureure de M. Grenier lui demande de décrire l'odeur. L'infirmière répond (ibid., pages 55 à 57) « c'est une odeur qui ressemble à de l'alcool frelaté . . . qui ne ressemble pas vraiment à la bière, mais c'est plus fort, ça ressemble un peu comme à de la fermentation. C'est dur à vous décrire, là, mais c'est à peu près ça » .


[21]            « Non » est sa réponse à savoir si c'est une odeur qui peut être confondue avec une odeur de vinaigre ou de ketchup mais à savoir si l'odeur peut être confondue avec du jus avarié, elle affirme ne pas pouvoir se prononcer parce qu'elle n'a jamais senti du jus avarié auparavant (ibid., page 57).

[22]            En contre-interrogatoire à la question quel était le degré de certitude requis, en tant que professionnelle, pour arriver à un tel diagnostic (que M. Grenier dégageait une odeur d'alcool éthylique), elle répond « j'étais certaine à cent pour cent, là » mais suite à une question subséquente au sujet du degré d'erreur possible à son diagnostic elle affirme « mettons quatre-vingt dix-neuf, si vous voulez » et dit qu'il est peu probable qu'elle se soit trompée (ibid., page 57).

[23]            Au sujet des yeux rouges, Mme Cotton reconnaît que cet indice pourrait être attribuable à la fatigue et ajoute, à la page 58, « oui, ça pourrait être attribuable aussi à un produit qu'on a reçu dans les yeux (inaudible) » et mentionne que ce soir-là « il y avait plusieurs personnes qui étaient impliquées dans l'incident, et dans les autres personnes aussi évaluées il y en avait qui avaient des symptômes similaires ou un état pareil » .

[24]            Elle souligne que l'odeur qu'elle a constatée est « une odeur qu'on reconnaît habituellement, une odeur d'alcool frelaté, c'est particulier, et puis ici, on n'aura pas d'autres odeurs qui nous arrivent en dessous du nez, là » (ibid., page 59).


[25]            Elle reconnaît avoir demandé à M. Grenier s'il avait consommé quelque chose ce soir-là et que M. Grenier lui a dit qu'il n'avait rien consommé. À la question qui lui était posée « vous n'avez pas investigué plus? » elle répond « non, parce que c'est souvent la réponse qu'on a » (ibid., page 60).

b)         Le témoignage de M. Grenier

[26]            Seul témoin pour la défense, M. Grenier soutient ne pas avoir consommé de substance interdite ce soir-là et que s'il avait consommé, il aurait plaidé coupable. Il dit n'avoir aucun antécédent de consommation de substances interdites (ibid., page 70). Il attribue ses yeux rouges à la fatigue puisqu'il était 22h00 le soir, qu'il s'était levé à 8h00 et entraîné pendant deux heures (ibid., page 72).

[27]            Un coup de soleil durant la journée explique, selon lui, son visage rougeâtre.

[28]            Le tribunal lui demande d'expliquer « le fait que vous dégagiez une haleine éthylique? » Il répond « Je n'en ai aucune idée. Peut-être que celui qui avait passé avant moi, il avait une haleine éthylique [...]. Avoir consommé de l'alcool, avec la forte alcool qu'il y a ici, parce que j'en ai déjà consommé, mon élocution n'aurait pas été normale, j'aurais eu une démarche chambranlante, c'est sûr et certain » (ibid., page 72).

ANALYSE

[29]            La notion de doute raisonnable est au centre du présent débat entre les parties. Dans l'arrêt R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, le juge Cory résume ce que ce concept devrait ou ne devrait pas contenir. Il s'exprime comme suit:

¶ 36       Il serait peut-être utile de résumer ce que la définition devrait et ne devrait pas contenir. Les explications suivantes devraient être données:

. la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable est inextricablement liée au principe fondamental de tous les procès pénaux, c'est-à-dire la présomption d'innocence;

. le fardeau de la preuve incombe à la poursuite tout au long du procès et ne se déplace jamais sur les épaules de l'accusé;

. un doute raisonnable ne peut être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé;

. il repose plutôt sur la raison et le bon sens;

. il a un lien logique avec la preuve ou l'absence de preuve;

. la norme n'exige pas une preuve correspondant à la certitude absolue; il ne s'agit pas d'une preuve au-delà de n'importe quel doute; il ne peut s'agir non plus d'un doute imaginaire ou frivole;

. il faut davantage que la preuve que l'accusé est probablement coupable - le jury qui conclut seulement que l'accusé est probablement coupable doit acquitter l'accusé.

¶ 37       Par contre, certaines mentions concernant la norme de preuve requise doivent être évitées. Par exemple:

. le fait de décrire l'expression "doute raisonnable" comme étant une expression ordinaire, qui n'a pas de sens spécial dans le contexte du droit pénal;

. le fait d'inviter les jurés à appliquer la même norme de preuve que celle qu'ils utilisent, dans leur propre vie, pour prendre des décisions importantes, voire les plus importantes de ces décisions;

. le fait d'assimiler preuve "hors de tout doute raisonnable" à une preuve correspondant à la "certitude morale";

. le fait de qualifier le mot "doute" par d'autres adjectifs que "raisonnable", par exemple "sérieux", "substantiel" ou "obsédant", qui peuvent induire le jury en erreur;


. le fait de dire aux jurés qu'ils peuvent déclarer l'accusé coupable s'ils sont "sûrs" de sa culpabilité, avant de leur avoir donné une définition appropriée du sens des mots "hors de tout doute raisonnable".

[30]            Comme dans R. c. W. (D.), précité, le juge Cory dans Lifchus, précité, formule des directives au bénéfice des juges du procès concernant la norme de la preuve « hors de tout doute raisonnable » :

¶ 39       Les directives concernant la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable applicable dans un procès pénal pourraient être formulées ainsi:

Au début du procès, l'accusé est présumé innocent. Cette présomption demeure tant et aussi longtemps que le ministère public ne vous a pas convaincus hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité à la lumière de la preuve qui vous est présentée.

Que signifie l'expression "hors de tout doute raisonnable"?

L'expression "hors de tout doute raisonnable" est utilisée depuis très longtemps. Elle fait partie de l'histoire et des traditions de notre système judiciaire. Elle est tellement enracinée dans notre droit pénal que certains sont d'avis qu'elle se passe d'explications. Néanmoins, certaines précisions s'imposent.

Un doute raisonnable n'est pas un doute imaginaire ou frivole. Il ne doit pas reposer sur la sympathie ou sur un préjugé. Il doit reposer plutôt sur la raison et le bon sens. Il doit logiquement découler de la preuve ou de l'absence de preuve.

Même si vous croyez que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, cela n'est pas suffisant. Dans un tel cas, vous devez accorder le bénéfice du doute à l'accusé et l'acquitter, parce que le ministère public n'a pas réussi à vous convaincre de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

Cependant, vous devez vous rappeler qu'il est virtuellement impossible de prouver quelque chose avec une certitude absolue, et que le ministère public n'est pas tenu de le faire. Une telle norme de preuve est impossiblement élevée.

En bref, si, en vous fondant sur la preuve soumise à la cour, vous êtes sûrs que l'accusé a commis l'infraction, vous devez le déclarer coupable, car cela démontre que vous êtes convaincus de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. [je souligne]


[31]            En ce qui a trait à l'arrêt R. c. W. (D), précité, le juge Cory, dans Lifchus, précité, précise:

¶ 41       De plus, il est possible qu'une erreur dans les directives sur la norme de preuve ne constitue pas une erreur donnant ouverture à révision. Il a été précisé, dans R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742, à la p. 758, que le verdict n'a pas à être changé "si l'exposé, considéré dans son ensemble, indique clairement que le jury ne peut pas ne pas avoir compris quel fardeau et quelle norme de preuve s'appliquent". Par contre, si l'exposé, considéré dans son ensemble, soulève une probabilité raisonnable que le jury a mal compris la norme de preuve applicable, alors, en règle générale, le verdict doit être annulé et un nouveau procès doit être ordonné. [je souligne]

[32]            L'arrêt R. c. W. (D), précité, vise l'application du doute raisonnable à la question de la crédibilité. Lorsque, dans une affaire, la crédibilité est importante, l'arrêt R. c. W. (D), précité, sanctionne une instruction aux jurés à l'effet que, pour arriver à un verdict, ils doivent décider s'ils ajoutent foi à la preuve de la défense ou à celle de la poursuite parce qu'une telle directive écarte la possibilité d'une troisième alternative.

[33]            Ce troisième scénario découle du fait que les jurés, sans croire l'accusé et après avoir tenu compte de la déposition de l'accusé dans le contexte de l'ensemble de la preuve, puissent encore avoir un doute raisonnable quant à sa culpabilité.

[34]            Le juge Cory dans l'arrêt R. c. W.D.S., [1994] 3 R.S.C. 521, ajoute un autre principe à la page 533:

¶ 24       Évidemment, il n'est pas nécessaire de réciter cette formule mot à mot comme une incantation. Toutefois, il est important de donner l'essentiel de ces directives. ...


(Voir aussi R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745, et R. c. Rhee, [2001] 3 R.C.S. 364.)

[35]            Il est utile de faire mention des faits importants dans les arrêts de la Cour suprême du Canada, précités.

[36]            Dans l'arrêt R. c. W. (D), précité, l'accusé a été trouvé coupable d'agressions sexuelles après un procès qui opposait sa crédibilité à celle de la plaignante qui était sa nièce. Les éléments de preuve qui pouvaient corroborer la version des faits dans le témoignage de la plaignante étaient faibles. L'accusé nie que les incidents reprochés se sont produits mais rien ne corroborait ses dires. Selon le juge Cory, il y avait des motifs valables de mettre en doute la crédibilité des deux témoins.

[37]            L'affaire R. c. W.D.S., précitée, était semblable à la précédente. Accusation d'agression sexuelle, seulement deux témoins (la plaignante et l'accusé), témoignages contradictoires, et aucune corroboration. Les seuls éléments de preuve que les jurés avaient à examiner étaient les témoignages respectifs de la plaignante et de l'accusé.


[38]            Dans l'arrêt Avetysan, précité, l'appelant et un autre homme ont subi un procès conjoint pour voies de fait et extorsion. Au procès, les témoignages du plaignant et des deux accusés étaient complètement différents sur les événements. Le juge Major conclut que l'exposé, pris dans son ensemble, faisait naître la probabilité que le jury se méprenne sur le sens de « preuve hors de tout doute raisonnable » . Il est d'avis en fin de compte qu'il subsiste un risque que le verdict de culpabilité repose sur une norme de preuve autre que celle de la preuve « hors de tout doute raisonnable » .

[39]            Le juge Major dans Avetysan, précité, signale un autre défaut « [O]n n'a pas dit clairement au jury que la norme de preuve exigeait plus que la prépondérance des probabilités mais moins que la certitude absolue » . Qui plus est, « [O]n n'a pas dit au jury qu'il devait acquitter les accusés s'il concluait seulement que les accusés étaient probablement coupables » .

[40]            Dans Rhee, précité, on retrouve le même genre de problème: témoignage de l'accusé exposant une version des faits tandis que son épouse et sa fille témoignent au soutien de la version du ministère public, dont la preuve se bonifie par certains éléments de preuve circonstancielle.

CONCLUSIONS

[41]            La Cour d'appel fédérale nous enseigne dans Ayotte, précité, qu'un président d'un tribunal disciplinaire constitué sous la Loi peut commettre une erreur de droit en s'instruisant mal dans une affaire où toute la preuve reposait sur deux témoignages contradictoires. Dans un tel cas, le président du tribunal indépendant doit s'inspirer des principes énoncés dans R. c. W. (D), précité.

[42]            À mon avis, en l'espèce, les arrêts R. c. W. (D) et Ayotte, précités, n'ont aucune application. Dans la présente affaire, il ne s'agit pas simplement d'une épreuve où toute la preuve reposait sur deux témoignages contradictoires. Le débat ne se limitait pas à savoir si le tribunal devait croire M. Grenier ou les deux témoins du SCC.

[43]            La preuve du SCC était beaucoup plus étoffée puisqu'elle reposait sur les symptômes physiques de M. Grenier constatés par deux témoins, l'agent correctionnel et l'infirmière. Le fait que d'autres détenus examinés par Mme Cotton le même soir avaient des symptômes similaires est important comme preuve corroboratrice. Qui plus est, Mme Mathieu témoigne qu'elle avait observé quelques détenus assis à une table « en train de boire quelque chose » .

[44]            Cependant, advenant que les principes de R. c. W. (D) s'appliquent, je suis d'avis que le tribunal ne s'est pas mépris sur la norme de preuve applicable et a étudié la troisième option soulevée par la jurisprudence.

[45]            M. Grenier a témoigné qu'il n'avait rien consommé le soir du 1er mai 2004. Le tribunal n'a pas retenu son témoignage sur ce point mais il a tenu compte de l'ensemble de la preuve et n'avait aucun doute raisonnable sur la culpabilité de l'accusé que le SCC avait fait preuve hors de tout doute raisonnable de l'infraction reprochée. (Voir Rhee, précité, paragraphe 9.)

[46]            De toute façon, je ne peux conclure que le tribunal s'est mépris sur la norme de preuve pertinente.

[47]            La procureure de M. Grenier, dans un deuxième temps, prétend que l'ensemble de la preuve présentée n'était pas suffisant pour établir hors de tout doute raisonnable le bien-fondé de l'accusation. Elle cite la décision de cette Cour dans Bailey c. Canada (Procureur général), qui, s'appuyant sur l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans R. c. Charemski, [1998] 1 R.C.S. 679, à l'effet que pour s'acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombe, le ministère public devait présenter quelques preuves de culpabilité pour chaque élément essentiel de la définition du crime reproché.

[48]            Faisant référence à l'article 40(k) et à la définition de l'expression « substance intoxicante » , le tribunal, affirme la procureure du demandeur, devait être convaincu hors de tout doute raisonnable que M. Grenier avait le 1er mai 2004 introduit dans son corps une substance qui, selon les termes de la Loi, « peut altérer le comportement, le jugement, le sens de la réalité ou l'aptitude à faire face aux exigences normales de la vie » . Il n'y avait aucune preuve d'un des éléments essentiels de l'infraction, à savoir, une preuve de l'altération de son comportement, avance-t-elle.


[49]            Je ne peux souscrire aux prétentions de M. Grenier. Il existait une preuve crédible que M. Grenier avait des symptômes qui établissaient qu'il avait consommé, avec d'autres détenus, de l'alcool frelaté, substance que M. Grenier lui-même admet altère le comportement (dossier du demandeur, page 71). De plus, Mme Cotton témoigne que le délai depuis la consommation et la quantité absorbée peuvent influencer le dégagement d'une haleine éthylique et modifier certains signes vitaux (dossier du demandeur, pages 91 et 92).

[50]            Je conclus qu'en l'espèce, il s'agit d'une preuve circonstancielle qui rencontre les exigences de la jurisprudence. Le tribunal était convaincu hors de tout doute raisonnable, que la culpabilité de l'accusé était la seule inférence raisonnable qui puisse être tirée des faits en preuve retenus par le tribunal. Dans les circonstances, je ne vois aucun motif d'intervention.

[51]            Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée mais sans dépens vu l'importance des points soulevés.

« François Lemieux »

                                                                                                                                                                       

                                                                                                  J u g e                

Ottawa (Ontario)

le 15 avril 2005


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-1300-04

INTITULÉ :               JEAN-SÉBASTIEN GRENIER c. PGC

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 12-JAN-2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               Le juge Lemieux

DATE DES MOTIFS :                                   le 15 avril 2005

COMPARUTIONS :

Me Sylvie Théberge

Me Rita Francis                                                 POUR LE DEMANDEUR

Me Dominique Guimond                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Sylvie Théberge

4, Notre-Dame est, #604

Montréal (Québec) H2Y 1B7                                        POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada                    POUR LE DÉFENDEUR



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