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Date : 20041015

Dossier : IMM-2155-04

Référence : 2004 CF 1430

ENTRE :

                                                           IRAJ KHODADOOST

                                                                                                                                          demandeur

                                                                          - et -

                                       LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision défavorable de l'agente d'examen des risques avant renvoi de l'Agence des services frontaliers du Canada, datée du 27 janvier 2004, dans laquelle elle a déterminé que le retour du demandeur en Iran ne l'exposerait à aucun risque.

Les faits

[2]                Le demandeur est citoyen de l'Iran. Il travaillait comme technicien de laboratoire en Iran et il était le propriétaire d'une grande entreprise agricole.

[3]                En 1980, il a été transféré dans une partie déserte de l'Iran parce que son père et deux de ses oncles étaient dans l'armée; de même, la famille a été accusée d'être monarchiste. En 1981, il a été en contact avec un prisonnier qui était hospitalisé où il travaillait. On lui a demandé de communiquer avec les membres de la famille du prisonnier et, deux jours plus tard, il était arrêté pour leur avoir téléphoné. Il a été emmené les yeux bandés et il a été détenu dans une cellule pendant un mois, au cours duquel il a été battu. Il a subi une grave blessure à l'oeil gauche.

[4]                En 1989, alors qu'il visitait un ami, il a été arrêté et emmené dans une salle d'interrogatoire où on lui a demandé s'il savait quelque chose au sujet du Major-général Ganjei qu'on soupçonnait d'être un espion. Il l'avait rencontré trois fois mais le connaissait à peine. Le demandeur a encore une fois été détenu et torturé. Il a été libéré au bout de 22 jours. Jusqu'à ce jour, il conserve des séquelles à la main gauche.

[5]                En juillet 1999, alors qu'il était au Canada, le demandeur a participé à une manifestation avec d'autres Iraniens. Lors de son retour en Iran, il a été arrêté et emprisonné pendant deux mois. Il a été torturé et fouetté. On l'a libéré après que des amis ont payé un important pot-de-vin.

[6]                Le 5 octobre 2000, muni d'un visa de visiteur, il est venu au Canada [traduction] « aussi vite que j'ai pu et j'ai demandé le statut de réfugié » . Sa deuxième épouse l'a accompagné et a également demandé l'asile.


[7]                Au Canada, il a travaillé comme enseignant et pour la radio communautaire persane à Vancouver, laquelle fait des reportages sur des questions défavorables au régime iranien.

[8]                Le 23 juillet 2002, la SPR a déterminé que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention et, en décembre 2002, la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire présentée à la Cour fédérale a été rejetée.

[9]                Le demandeur a fait une demande d'examen des risques avant renvoi (ERAR) le 20 mars 2003. L'agente a rendu une décision défavorable le 27 janvier 2004. Le 9 mars 2004, une injonction provisoire a été accordée pour surseoir au renvoi du demandeur du Canada.

[10]            Son épouse est retournée en Iran. Au cours de son voyage, alors qu'elle était de passage, elle fut détenue par les autorités allemandes et, à son arrivée en Iran, les autorités l'ont également détenue. On l'a questionnée au sujet des activités de son mari.

[11]            Initialement, l'agente a fait référence aux raisons pour lesquelles la SPR avait refusé l'asile au demandeur. Elle a ensuite ajouté qu'elle n'était pas liée par ces conclusions [traduction] « et que la crédibilité ne fait pas partie de la présente décision » .

[12]            L'agente d'ERAR a tenu compte de différentes questions mais, traitant plus particulièrement de la station radio iranienne, elle a déterminé que le demandeur ne parlait pas en ondes, que la réception de la station était limitée à un petit secteur géographique et qu'il n'était pas clair que cette station était toujours en exploitation. Elle a conclu qu'il n'avait pas démontré que les autorités iraniennes s'intéressaient à lui.

[13]            L'avocat du demandeur a soutenu que celui-ci serait exposé au risque d'être victime de mauvais traitements s'il retournait en Iran et que l'agente avait mal interprété les fais entourant le présent demandeur. Elle a conclu que, en général, les demandeurs déboutés qui ont quitté illégalement l'Iran, ou les personnes expulsées, ne rencontraient aucun problème important. La preuve indique qu'ils subiront un interrogatoire et qu'une fouille peut être effectuée mais que cela est conforme au retour précédent du demandeur, de même qu'au retour de son épouse. La preuve ne justifie pas une conclusion selon laquelle ceux qui retournent en Iran sont exposés à un risque. En ce qui concerne le traitement subi par certains détenus, il existe des éléments de preuve faisant état de mauvais traitements en Iran. Le demandeur n'a cependant pas démontré qu'il était exposé au risque d'être arrêté s'il retournait en Iran.


[14]            Le demandeur soutient que l'agente a commis une erreur en tirant une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont elle disposait; qu'elle a dénaturé la preuve documentaire, qu'elle n'a pas mis la preuve dans son contexte ou qu'elle n'a pas tenu compte de faits pertinents; qu'elle a laissé passé, omis de tenir compte, ou mis de côté une lettre de son fils qui présentait des éléments de preuve particuliers selon lesquels le demandeur [traduction] « intéressait les autorités » , contrairement à la déclaration de l'agente. En outre, elle a omis de tenir compte de la lettre de l'épouse dans laquelle celle-ci fait référence à sa détention par les forces iraniennes qui ont considéré le fait de la détenir pour contraindre le demandeur à y retourner. Dans la lettre, elle affirme également qu'elle a été interrogée au sujet des activités du demandeur relativement à la station radio et que cela indiquait clairement que le demandeur [traduction] « intéressait les autorités » , contrairement à la déclaration de l'agente.

[15]            Dès le départ, le demandeur soumet à la Cour le fait que l'agente n'ait tiré aucune conclusion défavorable quant à sa crédibilité. Il accepte le principe selon lequel l'omission de la part d'un tribunal de mentionner l'ensemble des éléments de preuve ne vicie pas nécessairement une décision[1]. Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée ni analysée dans la décision est importante, et plus une cour sera disposée à inférer que le silence de l'organisme pourrait accompagner une conclusion de fait erronée[2].

[16]            Le demandeur fait valoir que l'agente n'a pas analysé les éléments de preuve particuliers contenus dans la lettre de son épouse et qu'elle n'a pas non plus fait référence à la lettre de son fils. L'agente a dénaturé le risque en appliquant une norme ou un critère général pour le retour des Iraniens et elle n'a pas analysé le risque particulier auquel le demandeur était exposé.


[17]            La lettre de l'épouse du demandeur précise qu'elle a été interrogée au sujet des activités de celui-ci et que les autorités considéraient le fait de la détenir de manière à forcer le retour du demandeur. La lettre de son fils confirme que les terres, le matériel et les comptes bancaires de la famille ont été saisis par suite d'un décret du gouvernement et qu'il doit résoudre lui-même ces problèmes.

[18]            On a demandé à l'agente de mettre ces lettres dans le contexte de son examen et de se poser la question de savoir si le demandeur avait attiré l'attention des autorités ou, au moins, d'analyser la preuve contradictoire. On soutient qu'en ne tenant pas compte de cette preuve, l'agente a commis une erreur susceptible de révision.

[19]            Le défendeur fait valoir que la décision de l'agente était raisonnable, qu'elle avait tenu compte de l'ensemble des renseignements fournis par le demandeur et qu'elle n'était pas tenue de faire référence à l'ensemble des éléments de preuve dans ses motifs.

[20]            Le défendeur maintient que le demandeur demande à la Cour d'apprécier à nouveau la preuve, ce qui n'est pas notre rôle, et que, si je désirais modifier les conclusions et la décision finale, je devrais être convaincu que les conclusions de fait sont manifestement déraisonnables.

[21]            Selon la preuve, l'épouse du demandeur a indiqué que les autorités iraniennes étaient au courant de son implication dans la station radio à Vancouver et que la propagande était considérée comme allant à l'encontre du régime iranien. L'agente l'a mentionné mais elle a conclu que la preuve [traduction] « n'avait pas démontré que le demandeur était personnellement surveillé, identifié et visé par les autorités iraniennes » . L'agente n'était pas certaine du fait que la station était toujours en exploitation ou des secteurs géographiques dans lesquelles elle était exploitée. Elle n'a pas semblé prendre en considération les conséquences du fait que les autorités iraniennes avaient connaissance de l'implication du demandeur.

[22]            Il appert que, ayant tiré une conclusion sur une question, l'absence de preuve relativement au fait, soulevé dans la lettre du fils, que les autorités iraniennes avaient demandé un mandat, l'agente n'était pas tenue d'analyser les éléments de preuve. Elle a commis une erreur.

[23]            En outre, dans sa lettre, le fils a indiqué que la maison et le matériel agricole avaient été confisqués, qu'il ne lui était pas permis de faire la récolte parce que celle-ci appartenait maintenant au gouvernement, que les comptes bancaires étaient gelés par suite d'un décret du gouvernement et [traduction] « qu'il devait résoudre ce problème en personne avec le ministère de la Justice de Téhéran » .


[24]            Il ressort clairement de cette lettre que les autorités iraniennes ont saisi les biens en guise de représailles et qu'elles tentaient de forcer son retour. La preuve de l'omission de produire un mandat n'est pas, en soi, suffisante pour conclure que le demandeur n'est pas recherché par les autorités iraniennes, alors que la lettre de son fils était claire et sans équivoque.

[25]            La lettre de l'épouse a fourni des détails relativement à son voyage de retour en Iran. Alors qu'elle était de passage en Allemagne, la police l'a interrogée et a conservé son passeport. La police allemande l'a ensuite remis au capitaine de l'avion. À son arrivée à Téhéran, deux agents de l'Unité de la sécurité et du renseignement l'attendaient. Elle a été escortée jusqu'à une salle où elle a été interrogée au sujet de la manière dont elle et son mari s'étaient rendus au Canada, quelles étaient leurs activités hormis la collaboration avec la radio Voice of Iran et on l'a avisée que leurs biens avaient été confisqués. Ils ont aussi laissé entendre qu'ils la garderaient en détention et que cela pourrait forcer le demandeur à y retourner. Elle a finalement été libérée après avoir signé un engagement de se présenter sur demande.

[26]            Cette lettre montre clairement le risque auquel serait exposé le demandeur s'il devait retourner en Iran. Il est visé par les autorités. De plus, comme l'a écrit l'agente, une détention en Iran peut donner lieu à de mauvais traitement et à de la torture.

[27]            La présente demande semble refléter les principes généraux soulignés par le juge Evans (alors juge à la Cour fédérale) dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), précitée. À la page 40, au paragraphe 14, il a écrit :


[...] pour justifier l'intervention de la Cour en vertu de l'alinéa 18.1(4)d), le demandeur doit convaincre celle-ci, non seulement que la Commission a tiré une conclusion de fait manifestement erronée, mais aussi qu'elle en est venue à cette conclusion « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] » [...].

Au paragraphe 15 :

La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat.

Il a continué au paragraphe 17 :

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[Non souligné dans l'original.]


[28]            L'agente n'a pas analysé la preuve contradictoire dont elle disposait et elle « [a passé] sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire » . Les deux lettres constituent des éléments de preuve importants et l'agente aurait dû les prendre en considération lorsqu'elle a examiné le risque auquel serait exposé le demandeur. Sa décision n'est pas raisonnable et elle est incompatible avec la preuve.

[29]            La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de l'agente sera annulée et l'affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu'il statue à nouveau sur celle-ci.

          « Paul Rouleau »          

        Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            IMM-2155-04

INTITULÉ :                                           IRAJ KHODADOOST

c.

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                              VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 14 OCTOBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :      LE JUGE ROULEAU

DATE DES MOTIFS :                                   LE 15 OCTOBRE 2004

COMPARUTIONS :

Robert J. Kincaid                                     POUR LE DEMANDEUR

Peter Bell                                                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert J. Kincaid Law Corporation                   POUR LE DEMANDEUR

Vancouver (Colombie-Britannique)

Morris Rosenberg                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1]            Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)

[2]            Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.); Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.)


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