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Date : 20041109

Dossier : IMM-4910-03

Référence : 2004 CF 1569

ENTRE :

                                                        CECIL ANTHONY LOVE

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

[1]                Les présents motifs font suite à l'instruction d'une demande de contrôle judiciaire portant sur une décision par laquelle une conseillère du ministre défendeur (la conseillère) a refusé la demande présentée par le demandeur en vue d'obtenir la permission de demander la résidence permanente depuis le Canada pour des raisons d'ordre humanitaire. La décision faisant l'objet de la demande de contrôle judiciaire est datée du 14 avril 2003.


[2]                Le demandeur est arrivé au Canada en provenance de la Jamaïque le 8 octobre 1998 à titre de visiteur. Sa première demande d'établissement présentée depuis le Canada a d'abord été acceptée pour des raisons d'ordre humanitaire pour être ensuite refusée en raison de son casier judiciaire.

[3]                Peu de temps après son arrivée au Canada, le demandeur a, pour reprendre les mots du conseillère, entrepris une relation [TRADUCTION] « marquée de nombreuses ruptures et réconciliations » avec Laurel Williams, une citoyenne canadienne. Le demandeur et Mme Williams allèguent qu'ils ont commencé à cohabiter peu de temps après. La conseillère n'a cependant pas retenu cette allégation, que le demandeur et Mme Williams n'ont d'ailleurs pas corroborée. Le demandeur et Mme Williams ont eu quatre (4) enfants, nés entre avril 1990 et janvier 1997. Mme Williams a donné naissance en 1998 à un cinquième enfant qui serait le beau-fils du demandeur.

[4]                Une mesure de renvoi a été prise contre le demandeur le 20 février 2001. En mars 2001, le demandeur et Mme Williams se sont épousés.


[5]                Le demandeur et Mme Williams, ainsi que leur cinq (5) enfants, se sont présentés devant la conseillère pour une entrevue le 12 avril 2002. Seuls le demandeur et Mme Williams ont été interrogés. Les enfants attendaient à la réception. La conseillère avait en mains les affidavits souscrits respectivement par le demandeur, Mme Williams et le plus vieux de leurs quatre enfants. Ces affidavits expliquent en détail les rapports harmonieux qui existaient entre le demandeur et les cinq enfants[1].

[6]                Selon toute vraisemblance, le demandeur et Mme Williams n'ont pas fait bonne impression à la conseillère lors de leur entrevue. La conseillère relève en effet ce qui suit dans ses notes d'entrevue :

[TRADUCTION]

- Compte tenu des renseignements communiqués, je ne suis pas convaincue qu'ils [le demandeur et Mme Williams] ont vécu ensemble en tant que cellule familiale durant toutes ces années et que leur mariage a été contracté de bonne foi.

- Je ne suis pas convaincue qu'il [le demandeur] contribue de façon appréciable aux charges financières de la famille et que la famille se retrouvera dans une situation financière difficile s'il doit quitter le Canada.

- Je ne suis pas convaincue qu'il s'occupe d'eux [les enfants] et vit avec eux depuis leur naissance (aucune preuve n'a été soumise à l'appui de leur affirmation à cet égard).

[7]                La conseillère ne fait aucune mention des affidavits qui lui avaient été soumis, si ce n'est dans le bref passage suivant de ses notes :

[TRADUCTION] J'ai également tenu compte de leurs propres affidavits (présentés à l'entrevue et par écrit) et de celui de leur fille Dejania pour apprécier l'intérêt supérieur des enfants. Bien qu'on puisse convenir qu'il manquera aux enfants s'il doit quitter le Canada pour présenter sa demande à l'étranger, je ne suis pas convaincue qu'il s'est occupé d'eux et qu'il a vécu avec eux depuis leur naissance (aucune preuve n'a été soumise à l'appui de leur affirmation à cet égard). Je ne crois pas qu'une séparation temporaire entamera les liens conjugaux ou parentaux[2].


[8]                À mon humble avis, les notes de la conseillère ne renferment aucune analyse qui justifie la conclusion qui précède.

[9]                Il n'est pas inutile de signaler que la conseillère ne s'est vraisemblablement pas donnée la peine d'interroger un ou plusieurs des enfants qui étaient pourtant disponibles pour être interrogés lors de l'entrevue du demandeur et de Mme Williams.

[10]            Dans l'affidavit qu'elle a souscrit et qui a été déposé dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la conseillère déclare ce qui suit :

[TRADUCTION] [...] Les enfants sont nés entre 1990 et 1995 et sont d'âge scolaire. Même si le demandeur a pu assumer une partie du fardeau de la charge des enfants, je suis convaincue que c'est sa femme qui s'occupait surtout d'eux et qui subvenait au premier chef aux besoins financiers du ménage[3].

[11]            Là encore, tant en ce qui concerne l'entretien des enfants que, dans une moins large mesure, la contribution aux charges financières, la conseillère ne fait aucune mention des affidavits dont elle disposait. Ceci étant dit, dans le même affidavit, la conseillère reconnaît que, dans ses notes d'entrevue, elle a sous-estimé de presque le tiers le nombre de mois où le demandeur avait travaillé depuis son arrivée au Canada. Au dernier paragraphe de son affidavit, la conseillère déclare ce qui suit :


[TRADUCTION] Après examen de la totalité de la preuve soumise par le demandeur et par sa femme, par l'entremise de leur avocate ou présentée lors de l'entrevue et après avoir tenu compte de l'intérêt supérieur des enfants, tout en tenant compte de facteurs éventuellement favorables ayant trait à des raisons d'ordre humanitaire, je ne suis pas convaincue qu'un préjudice non mérité, inusité ou disproportionné serait causé si le mari sollicitait le droit d'établissement en suivant la procédure habituelle[4].

[12]            Même si le dossier soumis à la Cour soulève plusieurs autres questions, le sort de la présente demande de contrôle judiciaire dépend uniquement de l'appréciation que la conseillère a faite de l'intérêt supérieur des enfants.

[13]            Dans l'arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[5], le juge Décary écrit ce qui suit, au nom de la majorité, au paragraphe [4] :

On détermine l' « intérêt supérieur de l'enfant » en considérant le bénéfice que retirerait l'enfant si son parent n'était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l'enfant, soit advenant le renvoi de l'un de ses parents du Canada, soit advenant qu'elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l'étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d'une même médaille, celle-ci étant l'intérêt supérieur de l'enfant.

[14]            Le juge Décary poursuit, au paragraphe [6] :

Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l'agente qu'elle décide si l'intérêt supérieur de l'enfant milite en faveur du non-renvoi - c'est un fait qu'on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l'agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d'un parent exposera l'enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d'intérêt public, qui militent en faveur ou à l'encontre du renvoi du parent.

[15]            S'associant au résultat et souscrivant au sens donné à l'expression « réceptif, attentif et sensible » par les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[6], le juge Evans écrit ce qui suit au paragraphe [32] des motifs de l'arrêt Hawthorne :

[...] L'intérêt de l'enfant doit plutôt être « bien identifié et défini » [...] et « examiné avec beaucoup d'attention » [...] car, ainsi que l'a affirmé clairement la Cour suprême, l'intérêt supérieur de l'enfant constitue « un facteur important » auquel on doit accorder un « poids considérable » [...] dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire sous le régime du paragraphe 114(2).                                                                                                                                [Renvois omis]

Le paragraphe 114(2) dont parle le juge Evans est évidemment le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration[7]. Cette disposition a été remplacée par le paragraphe 25(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[8] qui, tout en confirmant le pouvoir discrétionnaire du ministre d'accorder le droit d'établissement depuis le Canada pour des raisons d'ordre humanitaire, l'oblige explicitement à tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché.


[16]            Au paragraphe [44] de l'arrêt Hawthorne, le juge Evans conclut, au vu des faits portés à sa connaissance, que la façon dont l'agente [en l'espèce, la conseillère] avait abordé les questions relatives à l'enfant [en l'espèce, les enfants] dénotait qu'elle n'avait pas été « réceptive, attentive et sensible » à l'intérêt supérieur de l'enfant. J'en viens à la même conclusion dans le cas qui nous occupe. Les quatre enfants du demandeur et de Mme Williams n'ont pas eu à se passer longtemps de l'influence positive du demandeur au cours de leur relativement courte vie. La seule preuve provenant des enfants eux-mêmes est qu'à tout le moins au cours des années qui ont suivi l'incarcération du demandeur en 1997, incarcération faisant suite à sa dernière condamnation criminelle, l'influence positive du demandeur était loin d'être négligeable. Cet élément de preuve est confirmé par Mme Williams, qui atteste qu'en l'absence du demandeur, elle n'arrivait pas à subvenir aux besoins de leurs quatre enfants et du cinquième enfant et qu'il lui faudrait devenir prestataire d'aide sociale.

[17]            Je suis convaincu, vu l'ensemble des faits de la présente affaire, que, pour répondre au critère de « l'intérêt supérieur des enfants » , il faudrait une analyse beaucoup plus fouillée que celle à laquelle, selon les éléments dont la Cour dispose, la conseillère s'est livrée.

[18]            L'avocate du défendeur signale le fardeau que des conclusions comme celles que je viens de tirer placent sur les épaules du défendeur. Là encore, le juge Evans a répondu de façon succincte à ces préoccupations dans l'arrêt Hawthorne. Voici ce qu'il écrit au paragraphe [52] :

Nul doute que l'exigence selon laquelle les motifs des agents doivent clairement attester le fait qu'ils ont attentivement examiné l'intérêt supérieur d'un enfant touché impose un fardeau administratif. C'est cependant ce qu'il convient de faire. Il est tout à fait justifié d'imposer des exigences rigoureuses en matière de traitement lorsqu'il s'agit de trancher des demandes fondées sur le paragraphe 114(2) susceptibles de porter préjudice au bien-être des enfants ayant le droit de demeurer au Canada : l'enjeu concerne les intérêts vitaux de personnes vulnérables et les possibilités d'intervention dans le cadre d'un contrôle judiciaire de fond sont limitées.

[19]            Tout ceci étant dit, force est de reconnaître, au vu du dossier soumis à la Cour, que le demandeur a affiché une attitude étonnamment cavalière dans sa façon de réagir aux demandes que lui a adressées la conseillère pour obtenir des éléments d'information et des pièces qui auraient étayé sa demande d'établissement présentée au Canada. Si c'est bien le cas, il semblerait que le demandeur a compromis non seulement sa demande d'établissement présentée depuis le Canada, mais aussi l'intérêt supérieur de ses enfants.

[20]            La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. À la clôture de l'audience au cours de laquelle la présente demande a été instruite, les avocates ont été informées de l'issue de la cause. Elles ont été consultées sur la question de savoir si les faits de l'affaire soulevaient une question grave de portée générale qui justifierait la certification d'une question. Aucune des deux avocates n'a recommandé la certification. La Cour estime elle aussi que la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale. Aucune question ne sera donc certifiée.

                                                                       _ Frederick E. Gibson _                      

                                                                                                     Juge                                    

Ottawa (Ontario)

Le 9 novembre 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-4910-03

INTITULÉ :                                                    CECIL ANTHONY LOVE

                  et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 3 NOVEMBRE 2004

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT :                         MONSIEUR LE JUGE GIBSON

                                                     

DATE DES MOTIFS :                                   LE 9 NOVEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Me Amina S.Sherazee                                                                pour le demandeur

Me Thomas                                                                                pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Amina S. Sherazee                                                               pour le demandeur

Downtown Legal Services

655, avenue Spadina

Toronto (Ontario) M5S 2H9

(416) 934-4535

Morris Rosenberg                                                                      pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Par Jamie Todd

Toronto (Ontario)

(416) 952-5009



[1]                Voir, à cet égard, l'affidavit du demandeur, paragraphes 10 à 17, pages 113 et 114 du dossier du demandeur, l'affidavit de Mme Williams, souscrit au nom de Laurel Love, au paragraphe 4, page 118 du dossier du demandeur et l'affidavit de l'aîné des enfants du demandeur, aux paragraphes 4 à 8, à la page 121 du dossier du demandeur.

[2]              Dossier du Tribunal, à la page 7.

[3]              Dossier du défendeur, à la page 4, paragraphe 16.

[4]       Dossier du défendeur, à la page 5, paragraphe 23.

[5]         [2003] 2 C.F. 555 (C.A.F.).

[6]         [1999] 2 R.C.S. 817.

[7]         L.RC. 1985, ch. I-2.

[8]         L.C. 2001, ch. 27.

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