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Date : 20000426


Dossier : IMM-722-99



Entre :

     LUZ STELLA SALAS GUZMAN

     ISABEL CHRISTINA RODRIGUEZ SALAS

     LUX FANNY GUZMAN DE SALSA

     Partie demanderesse

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     Partie défenderesse



     MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX


A.      INTRODUCTION


[1]      Le 23 décembre 1998, Mme Luz Stella Salas Guzman, sa fille Isabel Christina Rodriguez Salas et sa mère Luz Fanny Guzman de Salsa se virent refuser la reconnaissance de leur statut de réfugié par la Section du statut de réfugié (le "tribunal"). Mme Luz Stella Salas Guzman est la revendicatrice principale et fonde sa réclamation sur des motifs reliés à son appartenance à un groupe social particulier, celui des défenseurs des droits en Colombie et en raison d'opinions politiques imputées.

[2]      Les demanderesses ont quitté la Colombie le 23 octobre 1996, en possession de passeports émis en juillet 1996, après avoir obtenu un visa américain le 14 septembre 1996.

B.      LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[3]      Le tribunal conclut que les demanderesses ne se sont pas déchargées de leur fardeau de démontrer qu'elles ont bel et bien une crainte bien-fondée de persécution. En effet, le tribunal n'est pas convaincu que la revendicatrice principale a milité au sein d'un groupe social qui défend les droits humains en Colombie.

[4]      Suite à l'analyse de la preuve documentaire, le tribunal en vient à la conclusion que les défenseurs des droits humains en Colombie ont effectivement une crainte bien-fondée de persécution; cette preuve fait état d'assassinats récents des défenseurs des droits humains (pièce A-16 - Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme, Lettre Hebdomadaire, le 7 mai 1998 et la pièce A-18 - Amnesty International, Colombie: Pas de sécurité pour les défenseurs des droits de l'homme, 1997).

[5]      Dans une première partie, le tribunal résume les allégations de Mme Guzman qui a déclaré être enseignante depuis 1974. Elle indiqua, entre autre, avoir milité dans son syndicat et dans des commissions pédagogiques et être reconnue comme étant une combattante de première ligne qui dénonce les abus commis par les policiers, les paramilitaires et les guérilleros en Colombie.

[6]      Mme Guzman témoigna qu'elle avait été "par des manifestations, des discussions, des assemblées, ... dès avril 1981 (est) identifiée par les autorités, battue et enfin libérée après une intervention de son syndicat". En décembre 1995, elle participa à l'organisation d'une manifestation. Lors de cet événement, elle rapporte avoir été détenue, battue et identifiée par les autorités. Lors de sa libération, elle témoigna avoir été prévenue par les dites autorités qu'elle serait désormais surveillée. Néanmoins, elle indique avoir poursuivi son engagement et les activités qui y sont reliées.

[7]      Le 24 août 1996, elle participa à une autre manifestation où elle dénonça, de nouveau, les abus commis en Colombie. Suite à cette manifestation, des individus armés confisquèrent des documents d'archives et vandalisèrent son domicile, un collègue activiste agraire disparut et elle-même fit l'objet de recherches et ce, sans compter que d'autres de ses collègues furent battus.

[8]      Prévenue par le père de sa fille que cette dernière ainsi qu'elle-même étaient recherchées par les autorités, elle quitta le pays en compagnie de sa fille et de sa mère.

[9]      Observant le profil de la revendicatrice principale et tenant compte du sort réservé au défenseur des droits humains en Colombie, le tribunal s'exprima de la façon suivante:

     Confrontée par l'agent chargé de la revendication [ACR] à ces années [1981 à 1996] où malgré les arrestations, les menaces et les surveillances des autorités, elle poursuit ces activités sans songer à quitter le pays, elle répond que l'espoir de changement l'animait à poursuivre. Au surplus, elle répond que le 3 septembre 1996, [journée suivant la perquisition de ses documents à son domicile], elle n'a pas songé à quitter son pays. Mais quatre jours plus tard, lorsque sa fille aurait été recherchée, elle décide de partir étant la seule alternative, selon elle. Selon le tribunal, retarder pendant 15 ans à quitter tout en essuyant les menaces d'individus dont elle connaît bien la violence, les mesures radicales et sanguinaires, un tel comportement est non plausible avec le profil invoqué.
     De plus, un volet fondamental scelle notre décision. Nous avons déjà affirmé que la preuve documentaire traite abondamment du sort réservé aux défenseurs des droits humains en Colombie. Madame, lorsque confrontée par l'ACR à des documents où sont répertoriés les récits d'assassinats récents de défenseurs de droits humains, elle ne peut après identification des victimes les relier à des événements. De plus, elle a répondu ignorer la date de la journée nationale des Droits humains fêtée le 9 septembre. Ces exemples, selon le tribunal, sont concluants et confirment notre décision. Enfin, lorsqu'invitée à nous traduire les informations récentes reçues au sujet de collègues restés au pays, elle répond ignorer leur sort. Une telle réponse traduisant, selon le tribunal, un manque d'intérêt pour des soi-disant pairs, scelle notre décision négative.      [mes soulignés]


C.      LA PREUVE DÉPOSÉE APRÈS L'AUDIENCE

[10]      Le 27 novembre 1998, le procureur de la demanderesse fit parvenir au tribunal trois pièces additionnelles; elles ont été reçues le 30 novembre 1998 et déposées suite à l'échange verbal suivant entre la présidente, le conseiller et la demanderesse principale à la fin de l'audience, le 2 novembre 1998 (la présidente s'adresse à l'avocat de la revendicatrice principale, page 967 du dossier certifié):


Sauf que compte tenu de l'importance du groupe social, des groupes à risques pour se qualifier, il faut quand même une preuve à l'appui, Maître. O.K. On va demander à Madame de trouver, je peux vous donner des exemples, un document plus probant, plus clair du syndicat, des témoignages des affidavits de collègues. C'est pas un champignon ce groupe-là, il a du monde qui travaillait avec.
Puis à part de ça, il y a quand même une possibilité de les avoir ces documents-là. Il y a quand même pas... les écoutes téléphoniques sont pas écoutées à travers le pays. Bon. Il y a des fax, le courrier n'est pas ouvert systématiquement. Madame dit "j'ai pas communiqué avec personne". Bien, elle va devoir le faire, elle va devoir le faire. Je comprends qu'elle ne veut pas mettre en péril la vie de personne, mais je pense que Madame comprend très bien.

[11]      Selon le procès-verbal des notes sténographiques, la revendicatrice principale, s'adressant à la présidente, indique qu'elle ne savait pas quel document elle pouvait obtenir et ce que ses amis pouvaient lui envoyer. La présidente lui répondit ceci (page 969 du dossier certifié):

O.K. Madame... maître Dumoulin va vous expliquer, d'accord? Par exemple un témoignage de votre institution scolaire, par exemple. Votre institution scolaire certainement... ça ne met en péril la vie de personne un document scolaire et sans doute votre institution scolaire, Madame, était au courant de vos activités. Alors, c'est ce genre de choses.
Je suis certaine que vous êtes très vigilante sur la protection et la sécurité de vos collègues restés là-bas, mais il y a quand même des organismes ou des individus. Et comme je vous dis, il n'y a pas un contrôle sur le courrier à la grandeur du pays. Je pense qu'une requête peut rester entre votre interlocuteur et vous-même Madame.

[12]      Les trois pièces déposées sont les suivantes:

     (a)      Pièce P-12: (page 53 du dossier certifié)

CERTIFIE que Madame LUZ STELLA SALAS GUZMAN, identifiée à l'aide de sa carte de citoyenneté numéro 31292505 émise à Cali Valle, fut ma compagne de travail à l'école José Eusebio Caro #6 de la présente municipalité de 1992 à 1996, année où elle abandonna la région; durant cette période elle se distingua dans la communauté par ses prises de position claires et déterminées quant au respect des droits de la personne ainsi que comme membre du Syndicat unique des Éducateurs de Valle del Cauca SUTEV, participant activement à toutes les activités organisées par le syndicat.
     (b)      La pièce P-13 est écrite par Betty Soto le 6 novembre 1998:
Madame Luz Stella Salas Guzman se cacha chez moi du 3 au 7 septembre 1996 avec sa mère et sa fille pour nous quitter pour aller vers un lieu inconnu de ma part.
Par la suite, j'ai su qu'elles furent à Bogota où elles demeurent jusqu'à leur départ de la Colombie.
     (c)      La pièce P-14, un document émis en 1997, est un certificat d'appréciation émis par la Mission Bon Accueil en reconnaissance de la contribution de Stella Salas à titre de bénévole.


D.      ANALYSE

    

[13]      Les demanderesses fondent leur crainte bien-fondée de persécution sur l'appartenance de la revendicatrice principale à un groupe social "les défenseurs des droits de la personne".

[14]      Selon l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, peuvent être insérés dans la notion de groupe social au sens de la Convention trois catégories de groupes sociaux. La deuxième catégorie sont les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints de renoncer à cette association. La Cour suprême du Canada reconnaît que cette catégorie comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne.

[15]      Afin de justifier sa conclusion à l'effet que Mme Guzman ne fait pas partie d'un groupe de défenseurs des droits humains en Colombie, le tribunal s'appuya sur deux éléments. Le premier élément, le volet fondamental qui scelle la décision du tribunal, réside dans l'incapacité de la demanderesse, lorsqu'elle est confrontée à des documents où sont répertoriés des récits d'assassinats récents de défenseurs de droits humains, de relier les dites victimes d'assassinats identifiées à des événements survenus.

[16]      De plus, la demanderesse a répondu ignorer la date de la journée nationale des droits humains fêtée le 9 septembre. En outre, le tribunal souligne le fait que la demanderesse a retardé, pendant quinze ans, sa fuite "tout en essuyant les menaces d'individus dont elle connaît bien la violence, les mesures radicales et sanguinaires", un comportement qui selon lui, ne peut correspondre au profil d'une personne ayant une crainte bien-fondée de persécution.

[17]      Le procureur des demanderesses invoque plusieurs motifs justifiant l'intervention de la Cour dans ce dossier:

     (1)      aucune mention par le tribunal des pièces P-12, P-13 et P-14 bien que celles-ci furent fournies après l'audience suite à l'invitation du tribunal;
     (2)      méconnaissance de la preuve par le tribunal;
     (3)      la revendicatrice principale a su expliquer pourquoi elle n'avait pas quitté la Colombie avant 1996: elle avait demandé un transfert d'école dans une autre région et qu'avant 1996, elle ne s'était pas sentie personnellement menacée;
     (4)      contrairement à la conclusion du tribunal, la revendicatrice principale avait une bonne connaissance des événements récents en Colombie et a bien répertorié les récits d'assassinats récents de défenseurs des droits humains;
     (5)      le tribunal a commis des erreurs flagrantes dans l'analyse de la preuve;
     (6)      de toute évidence, le manque de connaissances de la revendicatrice principale sur les événements récents n'était pas l'élément central ayant justifié la demanderesse à quitter la Colombie en 1996.

[18]      Le procureur du défendeur souligne que:

     (1)      l'appréciation de la preuve appartient au tribunal;
     (2)      la conclusion du tribunal sur le comportement de la revendicatrice principale entre 1981 et 1995 est raisonnable si on tient compte du récit de cette dernière, contenu au formulaire de renseignements personnels, sur ces dites années;
     (3)      les pièces P-12, P-13 et P-14 déposées après l'audience ne sont pas conformes à ce que le tribunal a exigé; le tribunal a demandé que la revendicatrice principale lui fournisse une preuve directe de son institution scolaire (pages 161 et 163 du procès-verbal des notes sténographiques);
     (4)      le tribunal voulait être satisfait que Mme Guzman était vraiment militante, or le procès-verbal des notes sténographiques confirme la conclusion du tribunal quant au manque de connaissances de la revendicatrice principale et ce, relativement aux défenseurs des droits de l'homme en Colombie (pages 133 et suivantes du procès-verbal des notes sténographiques); elle ne connaissait pas le nom du président du Comité civique des droits humains de Méta; elle ne connaissait pas le nom de deux individus du comité des droits de l'homme de Segovia qui furent assassinés lors d'un massacre, le 5 mars 1997 et bien qu'elle reconnaissait l'existence de l'organisme bien connu, le CINEP, elle ne connaissait pas son directeur en 1996-1997.

[19]      La plaidoirie du procureur des demanderesses m'a beaucoup fait réfléchir. Cependant, après étude du procès-verbal des notes sténographiques et comparant les dits propos avec ceux du procureur du défendeur, j'en viens à la conclusion que l'intervention de cette Cour ne peut être justifiée dans les circonstances.

[20]      Essentiellement, ce que le procureur des demanderesses m'invite à faire est de soupeser de nouveau la preuve qui était devant le tribunal afin que j'en arrive à une conclusion différente de celui-ci; une chose qui ne m'est pas permise selon les principes de droit applicables en matière de contrôle judiciaire des décisions des tribunaux administratifs.

[21]      Sur cette question, les paroles de Mme le juge l'Heureux-Dubé dans Syndicat canadien de la fonction publique, Section locale 301 c. Montréal, [1997] 1 R.C.S. 793 à la page 844, sont sans équivoque:

85      Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d'un tribunal administratif exige une extrême retenue: .... Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n'est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu'une conclusion de fait serait manifestement déraisonnable, par exemple, en l'espèce, l'allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve.

[22]      Également, ce que le juge Décary a écrit dans Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993),160 N.R. 315 (C.A.F.), porte à réflection. En effet, il écrit à la page 316 de ses motifs:

[4]      Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent; dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire... Giron, à note avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau.

[23]      Finalement, les propos de la Cour d'appel fédérale, sous la plume de M. le juge Stone, dans Wen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'immigration), [1994] F.C.J. no 907 me rappelle les limites de mon pouvoir d'intervention à la page 2:

[TRADUCTION] La décision rendue par la Section du statut découle entièrement du fait que celle-ci a conclu à la non-crédibilité de l'appelante. Cette conclusion était en partie fondée sur ce qui lui a semblé être certaines contradictions internes et certaines incompatibilités dans le récit de l'appelante. Bien que l'on puisse peut-être discuter de cette manière de percevoir les choses, il ne faut pas céder à la tentation de le faire dans les cas où il n'a pas été démontré que la Section du statut ne saurait raisonnablement parvenir à une telle conclusion.

[24]      Les réponses de la revendicatrice principale aux questions posées sur sa connaissance des événements récents en Colombie étaient pertinentes puisqu'elles touchaient directement le fondement de sa demande de statut de réfugié, à savoir, si elle était bel et bien militante des droits de la personne. Il est vrai qu'elle avait connaissance de certains événements et que dans d'autres circonstances, elle a expliqué comment elle a pu se rappeler d'un nom ou d'un événement; cependant, elle ne pouvait se souvenir de plusieurs événements importants (dossier certifié, pages 947, 948, 949) et de la date de la journée nationale des droits de l'homme.

[25]      Après lecture du FRP de la revendicatrice principale et après étude du procès-verbal des notes sténographiques, je ne peux venir à la conclusion que l'implausibilité tirée par le tribunal du comportement de la revendicatrice principale entre 1981 et 1995 était déraisonnable et non-fondée sur la preuve.

[26]      Il est vrai que le tribunal n'a pas commenté spécifiquement sur les pièces P-12, P-13 et P-14 déposées après l'audience. Il eut été préférable que le tribunal le fasse. À ce sujet, les paroles du juge Hugessen dans Florea c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] F.C.J. no 598 (C.F.A.), sont à propos:

     Le fait que la Section n'a pas mentionné tous et chacun des documents mis en preuve devant elle n'est pas un indice qu'elle n'en a pas tenu compte; au contraire un tribunal est présumé avoir pesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu'à preuve du contraire. Les conclusions du tribunal trouvant appui dans la preuve, l'appel sera rejeté.

CONCLUSION

[27]      Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question certifiée n'a été proposée ou s'impose.

     "François Lemieux"

    

     J U G E

Ottawa (Ontario)

le 26 avril 2000

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