Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                                                                                                                                 Date : 19981023

                                                                                                                             Dossier : T-938-95

OTTAWA (ONTARIO), LE 23 OCTOBRE 1998

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE MARC NOËL

Entre :

                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

                                                                                                                                         demandeur,

                                                                             et

                                                              JOHANN DUECK,

                                                                                                                                          défendeur.

            APRÈS AVOIR ENTENDU l'objection soulevée par le défendeur;

                                                                ORDONNANCE

            La preuve par ouï-dire de William H. Kelly concernant les critères de sélection applicables en 1948 n'est pas admissible;

            La pertinence des critères de sélection en vigueur en 1951 par rapport à ceux qui s'appliquaient en 1948 ne peut être établie par ce témoin;

            Le témoin ne peut donner de témoignage d'opinion concernant les documents antérieurs à 1951.

                                                                                               Marc Noël                           

                                                                                                                                                     Juge

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.


                                                                                                                                 Date : 19981023

                                                                                                                             Dossier : T-938-95

Entre :

                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

                                                                                                                                         demandeur,

                                                                             et

                                                              JOHANN DUECK,

                                                                                                                                          défendeur.

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE NOËL

[1]         Les présents motifs règlent une objection soulevée par Johann Dueck (le défendeur) concernant l'admissibilité du témoignage de William H. Kelly, cité par le demandeur, au motif qu'il n'est pas pertinent et se fonde sur du ouï-dire[1].

Contexte

[2]         La présente instance est un renvoi à la Section de première instance de la Cour fédérale (la Cour) par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le demandeur) afin de déterminer si le défendeur a été admis au Canada et a acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels en ce qu'il a omis de communiquer aux agents canadiens de l'immigration et de la citoyenneté qu'il avait fait partie de la police du district (Raion) de Selidovka en Ukraine entre 1941 et 1943, pendant l'occupation allemande. Cette allégation a donné lieu à plusieurs questions de fait que doit trancher la Cour. Il s'agit notamment de savoir si le défendeur était membre de la police du district de Selidovka au cours de la période pertinente, quelles sont les questions qui lui ont été posées quand il a demandé à immigrer au Canada en 1948, quels sont les renseignements qu'il a fournis aux agents canadiens à cette époque et si le fait de mentionner sa présumée participation à la police de Selidovka l'aurait empêché d'être admis au Canada.

[3]         Le demandeur allègue qu'à l'époque où le défendeur a demandé à immigrer au Canada, les personnes qui avaient aidé l'ennemi à n'importe quel titre, les personnes en provenance de pays occupés par l'Allemagne et connues pour avoir collaboré avec le régime nazi, ainsi que les personnes tombant sous la catégorie générale des « collaborateurs » ne pouvaient être admises au Canada. Le demandeur allègue de plus que, quand le défendeur a demandé à entrer au Canada, il a fait l'objet d'un contrôle de sécurité par les agents de contrôle des visas qui étaient membres de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) et qui ont dû lui demander ce qu'il avait fait pendant la guerre. Bien qu'il semble y avoir un conflit entre l'appelant et l'intimé concernant la date exacte à laquelle le défendeur a obtenu un visa d'immigrant[2], pour les fins de la présente décision interlocutoire, il suffira que je conclue qu'il a obtenu son visa en juin ou en juillet 1948.

[4]         Le demandeur a cité un témoin, M. Kelly, un agent de la GRC qui a été affecté à Londres en 1951 au poste d'agent chargé du contrôle des visas. Le demandeur cherche à produire le témoignage de M. Kelly en vue d'établir s'il y avait des critères de contrôle de sécurité en 1948 et comment ceux-ci étaient appliqués quand le défendeur a demandé à être admis au Canada. M. Kelly n'avait pas d'expérience pratique concernant les contrôles de sécurité applicables aux immigrants avant d'être affecté à Londres en 1951.

Position des parties

[5]         Le défendeur s'est opposé à l'admissibilité du témoignage de M. Kelly après que la question suivante eut été posée par le demandeur :

[TRADUCTION]

À votre arrivée à Londres en 1951, monsieur, comment, de façon générale, était organisé le travail des agents de contrôle des visas, c'est-à-dire du point de vue administratif ? Comment fonctionnait le système ?

[6]         Tout d'abord, le défendeur fait valoir que le témoignage de M. Kelly concernant le processus de contrôle des visas qui était en vigueur en 1951 n'est pas pertinent. Il s'appuie sur la preuve produite devant la Cour indiquant que des changements importants ont été apportés à la politique de contrôle des visas entre l'admission du défendeur au Canada en 1948 et la date à laquelle M. Kelly est entré en fonction à Londres en 1951[3]. On prétend que la pertinence de la pratique en vigueur en 1951 par rapport à ce qui existait en 1948 n'a pas été établie.

[7]         En outre, le défendeur s'oppose à l'admissibilité de toute preuve qui peut être donnée par M. Kelly au sujet du système de contrôle des visas qui existait en 1948, parce qu'il s'agit de ouï-dire, et donc que cette preuve n'est pas admissible. Avant que l'objection soit soulevée, le témoin a indiqué qu'avant d'entrer en fonction à Londres, il avait examiné les dossiers relatifs à la politique qui avaient été mis à sa disposition à Ottawa, et avait pris connaissance de la correspondance entre la GRC et les agents d'immigration concernant le système de contrôle des visas. En outre, M. Kelly a déclaré qu'une fois affecté à son poste il a eu l'occasion de discuter avec ses employés à Londres et avec tous les bureaux de visas en Europe du fonctionnement du processus de contrôle des visas tel qu'il existait à cette époque et avant son arrivée à Londres. Le défendeur prétend que cette preuve ne constitue pas l'exception de principe à la règle du ouï-dire établie dans les arrêts R c. Khan[4] et R c. Smith[5], c'est-à-dire que la preuve par ouï-dire doit être à la fois « nécessaire » et « fiable » .

[8]         Selon le défendeur, il existe une « pléthore » de documents qui tendent à prouver les faits en litige. En outre, le témoignage de M. Kelly n'est pas fiable parce que nous ne savons pas à qui il a parlé concernant les critères de sélection applicables en 1948 ou combien de documents il a lus à ce sujet. Le défendeur soutient également que le témoignage de M. Kelly concernant les documents établis avant son entrée en fonction est un témoignage d'opinion et qu'il n'a pas été reconnu comme témoin expert pour déposer sur ce genre de questions.

[9]         Le demandeur reconnaît que le témoignage de M. Kelly concernant les critères de contrôle de sécurité en vigueur avant 1951 seraient du ouï-dire, mais il fait valoir que ce témoignage serait visé par l'exception énoncée dans les arrêts Khan/Smith. Selon le demandeur, si l'on accepte pour les fins de la discussion la proposition du défendeur selon laquelle le demandeur ne peut prouver sa cause sans disposer du témoignage de M. Kelly, cette preuve par ouï-dire respecte le critère de la nécessité. En outre, pour ce qui est de la fiabilité, le demandeur fait valoir que les personnes à qui M. Kelly a parlé pour réunir des renseignements au sujet des critères de sélection avaient l'obligation de lui dire la vérité. Finalement, le demandeur déclare qu'il s'attend à ce que M. Kelly fasse un « lien » entre son témoignage direct sur les critères de contrôle de sécurité en 1951 et la pratique qui était appliquée en 1948, et que cela devrait suffire à établir la pertinence de son témoignage.

Dispositif

[10]       Ce témoignage a pour but d'établir, au moyen du ouï-dire, quels étaient les critères de sélection qui ont été appliqués au défendeur en juin ou juillet 1948, date à laquelle il a obtenu un visa pour entrer au Canada. Une abondante preuve documentaire[6] a été déposée à ce sujet en vertu de l'article 30 de la Loi sur la preuve au Canada. Bon nombre de ces documents datent de l'époque où le défendeur a obtenu son visa, ou sont même antérieurs à celle-ci, et certains d'entre eux ont pour but d'énoncer les critères de sélection précis qui étaient appliqués à l'époque pertinente. En outre, Nicholas D'Ombrain, témoin expert du demandeur, a donné un long témoignage relativement à ces documents et au sens qu'il convient de leur donner. Néanmoins, il semble qu'aucun agent de sécurité qui était en poste en 1948 ne puisse venir témoigner.

[11]       Le demandeur a fait valoir devant moi que le critère de la nécessité sera respecté si l'on peut démontrer que la preuve par ouï-dire était nécessaire pour prouver sa cause[7]. Toutefois, ce n'est pas ainsi que la Cour suprême du Canada a défini le critère de la nécessité. Dans l'arrêt Smith, le juge en chef Lamer fait la mise en garde suivante :

Le critère de la nécessité n'a [...] pas le sens de « nécessaire à la preuve de la poursuite » . Si c'était le cas, la preuve par ouï-dire non corroborée qui satisfait au critère de la fiabilité serait admissible si elle n'était pas corroborée, mais pourrait ne plus être « nécessaire » à la preuve de la poursuite si elle était corroborée par une autre preuve indépendante. Pareille interprétation du critère de la « nécessité » aurait donc pour résultat illogique que la preuve par ouï-dire non corroborée serait admissible, mais deviendrait inadmissible si elle était corroborée [...]

Un certain nombre de situations peuvent engendrer pareille nécessité. Sans tenter de faire une énumération exhaustive, Wigmore propose les catégories suivantes au § 1421 :

[TRADUCTION] (1) Il se peut que l'auteur de la déclaration présentée soit maintenant décédé, hors du ressort, aliéné ou, pour quelque autre motif, non disponible aux fins de la vérification [par contre-interrogatoire]. C'est la raison la plus courante et la plus évidente [...]

(2) La déclaration peut être telle qu'on ne peut pas, de nouveau ou à ce moment-ci, obtenir des mêmes ou d'autres sources une preuve de même valeur. [...] La nécessité n'est pas aussi grande; il s'agit peut-être à peine d'une nécessité; on peut supposer qu'il s'agit d'une simple commodité. Mais le principe demeure le même.[8]

[12]       En l'espèce, bien que je dispose d'une abondante preuve documentaire concernant les critères de sélection qui étaient appliqués par les agents de sécurité canadiens à l'époque pertinente, il n'en reste pas moins qu'aucune personne ayant une connaissance directe de ces faits ne peut venir témoigner. On peut donc soutenir que le critère de la nécessité a été respecté.

[13]       Toutefois, il n'a pas été démontré que la preuve par ouï-dire que l'on cherche à produire respecte le critère de la fiabilité. La Cour n'est saisie d'aucune preuve indiquant à qui le témoin a pu parler pour obtenir les renseignements au sujet de la situation qui existait en 1948, ni sur les circonstances particulières de ces personnes. Le ouï-dire est encore moins fiable du fait que le témoin viendrait déposer sur ce qu'il a appris en 1951 au sujet de la situation qui existait environ trois ans auparavant.

[14]       Quant aux documents que le témoin prétend avoir consulté avant d'entrer en fonction, ils sont forcément antérieurs à son emploi et tout témoignage sur ces documents constituerait un double ouï-dire. En outre, la Cour n'est saisie d'aucune preuve au sujet des documents qui ont été consultés ni de la fiabilité de ces documents. Qui plus est, tout aperçu que le témoin pourrait fournir au sujet de ces documents constituerait un témoignage d'opinion, et il n'est pas qualifié pour donner ce genre de témoignage.

[15]       Finalement, l'objection du défendeur fondée sur la pertinence doit également être maintenue. Le seul fondement avancé pour démontrer la pertinence des critères de sécurité applicables en 1951 est la capacité du témoin d'établir un lien avec les critères de sélection qui étaient applicables en 1948. Toutefois, le témoin ne peut établir ce lien autrement qu'en ayant recours à une preuve par ouï-dire non admissible. Il s'ensuit que si le demandeur souhaite établir que les critères de sécurité en vigueur en 1951 sont pertinents, il devra le faire par d'autres moyens.

[16]       En résumé donc, la preuve par ouï-dire de M. Kelly quant à savoir quels étaient les critères de sélection en 1948 n'est pas admissible; la pertinence des critères de sélection de 1951 ne peut être établie par ce témoin; et ce dernier ne peut donner de témoignage au sujet de documents qui sont antérieurs à 1951, étant donné que cela constituerait un témoignage d'opinion.

[17]       Voilà qui règle l'objection du défendeur.

                                                                                               Marc Noël                          

                                                                                                            Juge

OTTAWA (Ontario)

le 23 octobre 1998

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.


                                                  COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NEDU GREFFE :T-938-95

INTITULÉ DE LA CAUSE :LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. JOHANN DUECK

LIEU DE L'AUDIENCE :                     OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                    LE 23 OCTOBRE 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE NOËL

DATE :                                                 LE 23 OCTOBRE 1998

ONT COMPARU :

                                                            PAUL VICKERY

                                                            TERRY BEITNER

                                                            ROB McKINNON

                                                                                                POUR LE DEMANDEUR

                                                            DONALD BAYNE

                                                                                                POUR LE DÉFENDEUR

                                                            PETER DOODY

                                                            LARRY ELLIOT

                                                                                                POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

                                                            MORRIS ROSENBERG

                                                            SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                            OTTAWA (ONTARIO)

                                                                                                POUR LE DEMANDEUR

                                                            BAYNE, SELLAR, BOXALL

                                                            OTTAWA (ONTARIO)

                                                                                                POUR LE DÉFENDEUR

                                                            SCOTT & AYLEN

                                                            OTTAWA (ONTARIO)

                                                                                                POUR LE DÉFENDEUR



     [1]L'objection a été soulevée et débattue au cours d'une séance de la Cour le 22 octobre 1998, et l'interrogatoire a été suspendu jusqu'au lendemain pour permettre de régler cette objection.

     [2]Bien que le demandeur allègue que le défendeur a reçu un visa ou un autre document de voyage l'autorisant à immigrer au Canada le 25 juin 1948, le défendeur allègue que ce document lui a été délivré le 20 juillet 1948.

     [3]On a fait référence au témoignage du témoin expert Nicholas D'Ombrain qui a déposé au nom du demandeur et, en particulier, à son témoignage concernant les répercussions de cette politique sur la décision d'autoriser l'immigration de citoyens allemands en mars 1950.

     [4][1990] 2 R.C.S. 531 [ci-après Khan].

     [5][1992] 2 R.C.S. 915 [ci-après Smith].

     [6]Quelque quinze volumes.

     [7]En faisant cette déclaration, le demandeur a indiqué clairement qu'il n'admettait pas que cette preuve par ouï-dire était nécessaire pour prouver sa cause. La déclaration a été faite parce que le défendeur a pris pour acquis dans son argumentation que le demandeur ne pouvait obtenir gain de cause sans que son argument sur le ouï-dire ne soit accepté.

     [8]Smith, page 933.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.