Date : 20030120
Ottawa (Ontario), le lundi 20 janvier 2003
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN
ENTRE :
MONICA VARGAS GALLARDO,
EVELYN DAINA REYES,
BRAIAN ADRIAN REYES et
KEVIN MAXIMILLIAN REYES
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
ORDONNANCE
Une demande de contrôle judiciaire ayant été présentée à l'encontre de la décision par laquelle l'agent d'immigration Brian W. Huzel a refusé, le 14 juin 2001, une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qui avait été présentée conformément au paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, en vue d'autoriser les demandeurs à demander la résidence permanente depuis le Canada;
Les documents qui ont été déposés ayant été lus et les arguments des parties ayant été entendus;
Pour les motifs prononcés en ce jour;
LA COUR ORDONNE PAR LES PRÉSENTES :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée; aucune question n'est certifiée.
« Michael A. Kelen »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
Date : 20030120
Dossier : IMM-3019-01
Référence neutre : 2003 CFPI 45
ENTRE :
MONICA VARGAS GALLARDO,
EVELYN DAINA REYES,
BRAIAN ADRIAN REYES et
KEVIN MAXIMILLIAN REYES
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l'agent d'immigration Brian W. Huzel a refusé, le 14 juin 2001, une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire (la demande fondée sur des CH) qui avait été présentée conformément au paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi) en vue d'autoriser les demandeurs à demander la résidence permanente depuis le Canada.
[2] L'agent a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment de raisons pour dispenser les demandeurs de l'exigence voulant qu'ils demandent la résidence permanente à l'extérieur du Canada. Les demandeurs cherchent à faire annuler la décision de l'agent parce que ce dernier aurait censément commis une erreur :
1. en portant atteinte à son pouvoir discrétionnaire lorsqu'il a exigé que les demandeurs démontrent qu'ils feraient face à des difficultés « uniques en leur genre » ; et
2. en omettant de se montrer « réceptif, attentif et sensible » à l'intérêt supérieur des enfants conformément à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
LES FAITS
[3] La demanderesse principale, Monica Vargas Gallardo, est une citoyenne chilienne. Avant d'arriver au Canada, elle résidait en Argentine. Les trois autres demandeurs sont ses enfants. Le 23 août 1999, la demanderesse principale est arrivée au Canada avec ses deux enfants, en utilisant un visa de visiteur de six mois, en vue de rendre visite à son père, à sa mère et à sa soeur cadette, qui résident tous à Winnipeg. Pendant qu'elle était au Canada, la demanderesse principale a donné naissance à son troisième enfant, le 23 novembre 1999. Son conjoint est resté en Argentine.
[4] Une demande fondée sur des CH a été présentée pour le compte des demandeurs le 12 avril 2001. La demande a été refusée par l'agent Huzel par une décision en date du 31 mai 2001. Dans les motifs de sa décision, l'agent a dit ce qui suit :
[TRADUCTION] Il est reconnu que la situation économique à laquelle ferait face la demanderesse et ses enfants en Argentine est moins avantageuse que celle qui existe au Canada. Toutefois, cette situation n'est pas différente de celle de nombreuses autres personnes dans bien des parties du monde. De plus, le fait d'être séparés des grands-parents maternels causerait également des difficultés à la demanderesse et à ses enfants, mais la famille ferait également face à des difficultés si elle était séparée pour une période prolongée du père et des grands-parents paternels.
Compte tenu des renseignements disponibles dans leur ensemble, il n'existe pas suffisamment de raisons d'ordre humanitaire pour justifier l'octroi d'une dispense à l'égard des dispositions du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration. Par conséquent, la demande de dispense de l'obligation d'obtenir un visa d'immigrant est rejetée.
[5] L'agent Huzel a donné aux demandeurs la possibilité de soumettre des renseignements additionnels; c'est ce qu'ils ont fait le 5 juin 2001. L'agent Huzel a pris une deuxième décision en refusant la demande fondée sur des CH le 14 juin 2001. Dans les motifs de cette décision, l'agent a tenu compte du rapport d'un psychiatre, le docteur Fred Shane, et de la décision rendue par la Cour dans l'affaire Jack c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000) 192 F.T.R. 132. Voici ce qu'il a dit :
[TRADUCTION] Le rapport du docteur Shane sert de maintes façons à renforcer les déclarations et les arguments antérieurs. La principale question à examiner peut être résumée comme suit : [...] à savoir, s'il existe des difficultés inhabituelles et injustifiées ou uniques en leur genre du fait que les demandeurs doivent demander un visa d'immigrant à l'extérieur du Canada [...] alors que cela entraînerait la réunification de la demanderesse et de ses enfants avec le conjoint et le père ainsi qu'avec la famille en Argentine, mais qu'ils seraient séparés de la famille de la demanderesse au Canada? Malheureusement, quelle que soit la décision, la chose occasionnera des difficultés pour la demanderesse et ses enfants. Je ne puis donc accepter que, selon la prépondérance des probabilités, le fait de demander un visa d'immigrant à l'extérieur du Canada représente une difficulté inhabituelle et injustifiée ou unique en son genre.
[6] L'agent a ajouté que la valeur de la décision Jack était [TRADUCTION] « plus faible que ce qu'avait soutenu l'avocat de la demanderesse » parce que l'enfant de la demanderesse qui est né au Canada avait uniquement 18 mois et qu'il n'avait pas établi des attaches étroites avec [TRADUCTION] « la société et la culture canadiennes » . L'agent a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour modifier la conclusion à laquelle il était arrivé le 31 mai 2001.
[7] À l'appui d'une requête visant à faire suspendre une mesure de renvoi, la demanderesse principale a établi un affidavit en date du 22 mai 2002 qui renfermait des renseignements dont l'agent ne disposait pas. La Cour ne peut pas tenir compte de ce renseignement en rendant sa décision. Il est de droit constant que le contrôle judiciaire d'une décision devrait uniquement être fondé sur la preuve dont disposait le décideur.
[8] La Cour ne peut pas soupeser de nouveaux éléments de preuve et substituer sa décision à celle de l'agent d'immigration. Elle ne statue pas sur les demandes fondées sur des CH. Elle effectue le contrôle judiciaire de pareilles décisions en vue de s'assurer qu'elles sont conformes au droit.
[9] Comme l'avocate du défendeur l'a soutenu, la démarche appropriée consiste, et aurait consisté, à présenter une nouvelle demande fondée sur des CH, ou à demander que la demande initiale fondée sur des CH soit rouverte pour qu'il soit tenu compte des nouveaux éléments de preuve. Il ne convient pas de demander à la Cour de tenir compte, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, de nouveaux éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES - DISPENSE FONDÉE SUR DES CH
[10] Le paragraphe 114(2) de la Loi est ainsi libellé :
114(2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, autoriser le ministre à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe (1) ou à faciliter l'admission de toute autre manière. |
114(2) The Governor in Council may, by regulation, authorize the Minister to exempt any person from any regulation made under subsection (1) or otherwise facilitate the admission of any person where the Minister is satisfied that the person should be exempted from that regulation or that the person's admission should be facilitated owing to the existence of compassionate or humanitarian considerations. |
LA NORME DE CONTRÔLE
[11] Dans l'arrêt Baker, précité, Madame le juge L'Heureux-Dubé a dit, au paragraphe 62, que la norme de contrôle à appliquer à l'examen de la décision prise par un agent au sujet d'une demande fondée sur des CH est celle de la décision raisonnable simpliciter :
[...] Je conclus qu'on devrait faire preuve d'une retenue considérable envers les décisions d'agents d'immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l'analyse, de son rôle d'exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l'absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d'un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d'appel fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme applicable ne devrait pas en être une d'aussi grande retenue que celle du caractère « manifestement déraisonnable » . Je conclus, après avoir évalué tous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.
[12] La décision raisonnable simpliciter veut dire que la décision de l'agent doit résister à « un examen assez poussé » : voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam, [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56.
ANALYSE
[13] À l'audience, les demandeurs ont soulevé deux motifs à l'appui de la demande.
Premier motif - Atteinte au pouvoir discrétionnaire
[14] Les demandeurs soutiennent que l'agent a porté atteinte à son pouvoir discrétionnaire en imposant le critère du « caractère unique en son genre » à la décision relative à la demande fondée sur des CH. Dans ses motifs de décision, l'agent a défini comme suit le critère qui s'applique aux [TRADUCTION] « raisons d'ordre humanitaire » :
[...] à savoir, s'il existe des difficultés inhabituelles et injustifiées ou uniques en leur genre du fait que les demandeurs doivent demander un visa d'immigrant à l'extérieur du Canada [...]
[15] L'agent a employé l'expression [TRADUCTION] « unique en leur genre » cinq fois dans ses motifs de décision.
[16] Les demandeurs soutiennent que le critère qui s'applique à une demande fondée sur des CH, tel qu'il est énoncé dans le Guide de l'immigration : Traitement des demandes au Canada (IP) chapitre 5 - Demandes d'établissement présentées au Canada pour des considérations humanitaires (CH) (le Guide IP), ne fait pas intervenir le « caractère unique en son genre » . Le paragraphe 6.1 du Guide IP définit ce que l'on entend par « raison d'ordre humanitaire » :
En présentant une demande R2.1, le demandeur cherche à faciliter son admission au Canada en raison de l'existence de CH. Les dispositions CH permettent d'autoriser des personnes, dont le cas est digne d'intérêt et n'est pas prévu par la Loi, à présenter leur demande au Canada.
Il incombe au demandeur de convaincre l'agent que, vu sa situation, l'obligation, dont il demande d'être dispensé, d'obtenir un visa hors du Canada lui causerait des difficultés (i) inhabituelles et injustifiées ou (ii) excessives.Le demandeur peut présenter tout fait qu'il juge pertinent pour l'obtention de cette dispense.
Les définitions suivantes ne constituent pas des règles strictes. Plutôt, elles ont pour but d'aider à exercer le pouvoir discrétionnaire de déterminer s'il existe des CH justifiant la dispense demandée du L9(1).
Difficultés inhabituelles et injustifiées
Les difficultés que subirait le demandeur (s'il devait présenter sa demande de visa hors du Canada) doivent, dans la plupart des cas, être inhabituelles. Il s'agit, en d'autres termes, de difficultés qui ne sont pas prévues dans la Loi ou le Règlement et
Les difficultés que subirait le demandeur (s'il devait présenter sa demande hors du Canada) doivent, dans la plupart des cas, découler de circonstances indépendantes de sa volonté.
Difficultés excessives
Dans certains cas où le demandeur ne subirait de difficultés ni inhabituelles ni injustifiées (s'il devait présenter sa demande de visa hors du Canada), il est possible de conclure à l'existence de CH en raison de difficultés considérées comme excessives pour le demandeur compte tenu de ses circonstances personnelles.
[Non souligné dans l'original]
[17] Le terme « difficultés » n'est pas un terme technique : voir Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 475, au paragraphe 9. Comme il en est fait mention dans le Guide IP, les lignes directrices doivent être utilisées d'une façon souple; il ne s'agit pas de règles « strictes » . Les lignes directrices indiquant la façon dont les agents d'immigration doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 114(2) doivent être considérées comme des « règles empiriques grossières » . Si les agents devaient considérer ces lignes directrices comme imposant des restrictions strictes, cela constituerait une entrave illicite à leur pouvoir discrétionnaire : voir Yhap c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 1 C.F. 722 (1re inst.).
[18] En outre, le fardeau imposé par le Guide IP est déjà assez lourd sans qu'on ajoute des « exigences formelles quant aux mots qui doivent être employés ou à la démarche qui doit être suivie » lorsque les agents décrivent et analysent les facteurs pertinents en cause : voir Hawthorne, au paragraphe 7. Les lignes directrices sont une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir conféré au paragraphe 114(2) : voir Baker, précité, au paragraphe 72, mais elles n'obligent pas l'agent à tenir compte de qualités, de normes ou de critères particuliers : voir Pereira c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1994) 86 F.T.R. 43, au paragraphe 11.
[19] Les lignes directrices prévoient que par « raisons d'ordre humanitaire » , on entend des circonstances personnelles qui créent des difficultés, si ces difficultés sont :
i. inhabituelles et injustifiées; ou
ii. excessives.
[20] Les termes « difficultés uniques en leur genre » sont analogues aux termes « difficultés inhabituelles » , c'est-à-dire des difficultés auxquelles on ne ferait habituellement pas face. L'expression « unique en son genre » est également analogue aux termes « difficultés excessives » , c'est-à-dire que les difficultés seraient excessives par rapport à celles auxquelles feraient face d'autres personnes. Ainsi, la difficulté est unique en son genre pour les demandeurs comparativement à la population générale. Le même argument a été invoqué devant Monsieur le juge MacKay dans la décision Pereira c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 86 F.T.R. 43, aux paragraphes 8 et 9, où il a été dit ce qui suit :
À mon avis, l'emploi des termes [TRADUCTION] « unique en son genre » et [TRADUCTION] « difficultés excessives » ne montre pas que les préposés ont limité leur pouvoir discrétionnaire en cherchant à obtenir des preuves de conditions particulières ou uniques en leur genre - mais il montre plutôt, dans le sens négatif où ces termes sont ici employés, que, selon l'évaluation des préposés, il n'y avait, au sujet de la situation de la requérante, rien d'inhabituel qui permettrait de traiter cette dernière autrement que de la façon habituelle ou normale.
Il est possible de faire une distinction à l'égard des faits de l'affaire Pereira, précitée, mais le principe de droit est le même. L'emploi de l'expression « unique en son genre » ne limite pas le pouvoir discrétionnaire de l'agent. Il s'agit plutôt d'une explication des critères pertinents lorsqu'il s'agit d'évaluer les demandes fondées sur des CH en ce sens que cette expression est analogue aux mots « inhabituelles » et « excessives » , au sens où ils sont employés dans le Guide IP.
Deuxième motif - L'intérêt supérieur des enfants
a) Le droit relatif à l'intérêt supérieur des enfants
[21] Les demandeurs soutiennent que l'agent a commis une erreur en omettant de se montrer « réceptif, attentif et sensible » à l'intérêt supérieur des enfants conformément à l'arrêt Baker, précité. Le passage pertinent de l'arrêt Baker se trouve au paragraphe 75, où le juge L'Heureux-Dubé dit ce qui suit :
[...] Les principes susmentionnés montrent que, pour que l'exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l'intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l'intérêt supérieur des enfants l'emportera toujours sur d'autres considérations, ni qu'il n'y aura pas d'autres raisons de rejeter une demande d'ordre humanitaire même en tenant compte de l'intérêt des enfants. Toutefois, quand l'intérêt des enfants est minimisé, d'une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.
Les demandeurs affirment qu'il est dans l'intérêt supérieur des enfants de rester au Canada avec leurs grands-parents maternels, qui assurent le soutien financier et émotif de la famille.
[22] La décision rendue dans l'affaire Baker a récemment été appliquée dans l'arrêt Hawthorne, précité, et dans l'arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 3 C.F. 277, 2001 CFPI 315, infirmé 212 D.L.R. (4th) 139, 2002 CAF 135, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2002] A.C.S. no 220 (QL). Au paragraphe 12 de l'arrêt Legault, Monsieur le juge Décary a statué ce qui suit, au nom de la Cour d'appel fédérale :
Bref, l'agent d'immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, précité, au paragraphe 75), mais une fois qu'il l'a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu'à son avis il mérite dans les circonstances de l'espèce. La présence d'enfants, contrairement à ce qu'a conclu le juge Nadon, n'appelle pas un certain résultat. Ce n'est pas parce que l'intérêt des enfants voudra qu'un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce qui, comme le constate à juste titre le juge Nadon, sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n'a pas voulu, à ce jour, que la présence d'enfants au Canada constitue en elle-même un empêchement à toute mesure de refoulement d'un parent se trouvant illégalement au pays (voir Langner c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1995), 29 C.R.R. (2d) 184 (C.A.F.), permission d'appeler refusée, [1995] SCSC no 241, CSC 24740, 17 août 1995). [Non souligné dans l'original]
[23] Au paragraphe 2 de l'arrêt Hawthorne, précité, le juge Décary a dit que la décision rendue dans l'affaire Legault établit que « l'intérêt supérieur de l'enfant ne revêt pas un caractère déterminant quant à la question du renvoi que doit trancher le ministre » . Un agent d'immigration ne commet pas d'erreur simplement parce qu'il conclut que certains facteurs l'emportent sur l'intérêt des enfants. La Cour doit plutôt s'assurer que l'agent était « réceptif, attentif et sensible » à l'intérêt des enfants et qu'il a agi d'une façon raisonnable en concluant que d'autres considérations l'emportaient sur cet intérêt.
[24] L'agent d'immigration doit soupeser le degré de difficulté auquel ferait face l'enfant par rapport aux considérations d'intérêt public qui militent en faveur ou à l'encontre du renvoi du parent ou des parents. Dans l'arrêt Hawthorne, précité, voici ce qui est dit au paragraphe 6 :
Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l'agente qu'elle décide si l'intérêt supérieur de l'enfant milite en faveur du non-renvoi - c'est un fait qu'on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l'agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d'un parent exposera l'enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d'intérêt public, qui militent en faveur ou à l'encontre du renvoi du parent. [Non souligné dans l'original]
Au paragraphe 19 de l'arrêt Legault, précité, la Cour d'appel fédérale a statué que l'agent d'immigration pondère de la façon appropriée les considérations d'intérêt public et le degré de difficultés auquel le renvoi d'un parent exposera les enfants. Voici les remarques qu'elle a faites à ce sujet :
[...] Quiconque entre illégalement au Canada contribue à fausser le plan et la politique d'immigration et se donne une priorité sur tous ceux qui, eux, respectent les exigences. Le ministre, qui est responsable de l'application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l'existence de raisons d'ordre humanitaire, s'il est d'avis, par exemple, que les circonstances de l'entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d'encourager l'entrée illégale au Canada. En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d'ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements.
En l'espèce, la demanderesse principale était enceinte lorsqu'elle est arrivée au Canada et elle a donné naissance à son enfant au Canada. Elle est restée au Canada illégalement et elle a cherché à obtenir une dispense fondée sur des CH pour des raisons qui sont le fruit de ses propres agissements.
b) Application à la présente espèce
[25] La Cour conclut que l'agent Huzel s'est montré « réceptif, attentif et sensible » à l'intérêt supérieur de l'enfant de la demanderesse qui est né au Canada et aux intérêts des enfants qui étaient nés en Argentine. L'agent a effectué une analyse minutieuse et exhaustive. Dans sa décision initiale, en date du 31 mai 2001, l'agent a apprécié les difficultés auxquelles donnerait lieu le renvoi pour les enfants. Il a conclu que la situation économique à laquelle feraient face la demanderesse et ses enfants en Argentine serait [TRADUCTION] « moins avantageuse que celle qui existe au Canada » , mais que cette situation [TRADUCTION] « n'est pas différente de celle [qui existe] dans bien des parties du monde » . En effet, la plupart des pays sont défavorisés sur le plan économique comparativement au Canada. Par conséquent, si les difficultés économiques constituaient un critère aux fins de la dispense fondée sur les CH, la plupart des personnes n'ayant pas le statut d'immigrant au Canada seraient dispensées de l'exigence légale voulant que la résidence permanente soit demandée à l'extérieur du Canada.
[26] L'agent a également tenu compte des répercussions de la séparation sur les liens qui existent entre les enfants et leurs grands-parents maternels, et il a conclu que [TRADUCTION] « toute difficulté à laquelle feraient face les enfants du fait qu'ils seraient séparés de leurs grands-parents maternels doit être soupesée par rapport à l'effet d'une séparation prolongée du père et des grands-parents paternels » .
[27] Comme le juge Décary l'a dit dans l'arrêt Hawthorne, précité, il pourrait bien être dans l'intérêt supérieur des enfants de rester au Canada, mais l'agent détermine si le renvoi leur causera des difficultés. L'intérêt supérieur des enfants constitue un facteur que l'agent doit prendre en considération dans sa décision. L'agent Huzel a soupesé les difficultés économiques auxquelles feraient face les enfants et la tension causée par la séparation des membres de la famille maternelle par rapport à la réunification avec le père et avec les grands-parents paternels des enfants. Rien ne montre que les demandeurs subiraient un préjudice ou seraient en danger s'ils étaient renvoyés en Argentine. Par conséquent, l'agent pouvait avec raison conclure que les demandeurs ne feraient pas face à des difficultés inhabituelles ou injustifiées s'ils devaient demander un visa d'immigrant depuis l'Argentine. Étant donné que la conclusion tirée par l'agent résiste à un examen assez poussé, la Cour n'a pas le droit d'intervenir pour soupeser de nouveau les facteurs ou pour substituer son avis à celui de l'agent.
[28] À l'audience, j'ai examiné de près le caractère raisonnable de la décision. Je me suis demandé pourquoi il n'existait aucun élément de preuve au sujet du lien émotif existant entre les grands-parents maternels d'une part et les enfants et leur fille, la demanderesse principale, d'autre part. Réflexion faite, je me rends compte que si cela avait été un facteur majeur, le psychiatre en aurait parlé dans son rapport et les demandeurs auraient soulevé la question dans les arguments qu'ils ont présentés devant l'agent d'immigration. Comme il en est fait mention dans le Guide de l'immigration, et comme l'avocat le sait bien, il incombe aux demandeurs de convaincre le décideur que leurs circonstances personnelles sont telles que la difficulté découlant du fait qu'ils devraient obtenir un visa d'immigrant à l'extérieur du Canada constituerait une difficulté inhabituelle et injustifiée ou une difficulté excessive.
[29] Il n'incombe pas à l'agent d'immigration d'examiner les faits que les demandeurs ne soulèvent pas. De fait, dans son rapport, le psychiatre considérait que le rôle des grands-parents maternels au Canada n'était pas plus important que le rôle du père et des grands-parents paternels en Argentine. L'agent n'est pas obligé de tenir compte des difficultés possibles qui n'ont pas été soulevées par les demandeurs. La charge incombe aux demandeurs. Voir Madame le juge Dawson, dans la décision Robertson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 1028, au paragraphe 12.
[30] Le psychiatre, le docteur Shane, a conclu qu'il serait dans l'intérêt supérieur des enfants de rester au Canada à cause des meilleures possibilités économiques et éducatives qui sont offertes au Canada. Il a déclaré que la stabilité émotive est importante pour que les enfants puissent grandir et se développer de la façon appropriée et il a reconnu que les grands-parents maternels des enfants étaient importants lorsqu'il s'agissait d'assurer le soutien émotif des enfants. D'autre part, il a noté que la demanderesse principale estimait que le fait d'être séparée du père des enfants était une [TRADUCTION] « situation fort difficile parce qu'il aime ses enfants » .
[31] Il était raisonnablement loisible à l'agent Huzel de conclure que le rapport du docteur Shane [TRADUCTION] « servait de maintes façons à renforcer les déclarations et les arguments antérieurs » . Il y a peu de choses, dans le rapport du docteur Shane, dont l'agent n'a pas tenu compte dans son analyse initiale de la demande. Étant donné que l'agent avait déjà soupesé ces intérêts contradictoires dans sa décision antérieure, il n'y avait rien dans le rapport du docteur Shane qui permette de remettre en question sa conclusion.
AUTRES POINTS LITIGIEUX
[32] Les demandeurs invoquent deux arguments finaux. En premier lieu, ils affirment que l'agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des conséquences qu'aurait, pour l'enfant né au Canada, le fait d'être laissé au Canada. La Cour conclut que l'agent n'a pas commis d'erreur sur ce point puisqu'il ne disposait pas de ce renseignement. Contrairement à ce qui est ici le cas, lorsqu'elle a été interrogée par l'agent des visas, la demanderesse principale a fait savoir que l'enfant l'accompagnerait en Argentine si elle était renvoyée. Or, il incombe au demandeur d'exposer les faits à l'appui de sa demande fondée sur des CH; l'agent n'est pas obligé de déterminer les faits hypothétiques qui étayeraient la demande : voir Ly c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 194 F.T.R. 123.
[33] En second lieu, la Cour conclut que l'agent n'a pas commis d'erreur en ne questionnant pas directement les enfants et que la décision de l'agent ne portait pas atteinte aux droits reconnus aux demandeurs à l'article 15 de la Charte des droits et libertés.
[34] L'avocat des demandeurs a demandé la certification des quatre questions ci-après énoncées :
(i) L'obligation d'être réceptif, attentif et sensible à l'intérêt de l'enfant, telle qu'elle est énoncée dans l'arrêt Baker, a-t-elle pour effet de renverser la charge et d'imposer à l'agent d'immigration l'obligation de se demander ce qui constitue l'intérêt supérieur de l'enfant, en plus de ce que le demandeur a soutenu?
(ii) Le fait de se demander si le renvoi du parent aura pour effet d'imposer à l'enfant des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives satisfait-il à l'obligation voulant que l'intérêt supérieur des enfants soit pris en considération, comme il est énoncé dans l'arrêt Baker, lorsqu'il est statué sur une demande de dispense fondée sur le paragraphe 114(2)?
(iii) Le fait d'inclure la question de la difficulté « unique en son genre » dans l'analyse des circonstances d'ordre humanitaire constitue-t-il une atteinte injustifiée au pouvoir discrétionnaire?
(iv) La preuve obtenue à la suite de la décision de l'agent peut-elle à bon droit être prise en considération lorsqu'elle met en cause le phénomène psychologique connu sous le nom de syndrome de la femme battue?
[35] Le défendeur s'est opposé à la certification de ces questions. Je suis d'accord avec lui. Les questions (i) et (ii) ne soulèvent pas de nouvelles questions graves de portée générale qui n'ont pas déjà été réglées par la Cour d'appel fédérale dans les arrêts Legault et Hawthorne. La question (iii) ne réglerait pas la demande ici en cause puisque j'ai conclu que l'agent n'avait pas limité son pouvoir discrétionnaire ou n'avait pas porté atteinte à son pouvoir discrétionnaire au détriment des demandeurs. Je répondrai à la question (iv) en autorisant les demandeurs à présenter une nouvelle demande fondée sur des CH, de façon qu'il soit tenu compte d'éléments de preuve importants, crédibles et pertinents obtenus après que l'agent a pris sa décision. Toutefois, la Cour n'a pas été saisie de ces éléments de la façon appropriée, et ce, pour les motifs susmentionnés. Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.
« Michael A. Kelen »
Juge
OTTAWA (ONTARIO),
LE 20 JANVIER 2003.
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3019-01
INTITULÉ : Monica Vargas Gallardo, Evelyn Daiana Reyes et Braian Adrian Reyes
c.
le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
LIEU DE L'AUDIENCE : Winnipeg (Manitoba)
DATE DE L'AUDIENCE : le 16 décembre 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : Monsieur le juge Kelen
DATE DES MOTIFS : le 20 janvier 2003
COMPARUTIONS :
M. David Davis POUR LES DEMANDEURS
Mme Sharlene Telles-Langdon POUR LE DÉFENDEUR
Ministère de la Justice
301 - 310 Broadway
Winnipeg (Manitoba) R3C 0S6
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Davis et Luk POUR LES DEMANDEURS
Droit de l'immigration
201 - 233, avenue Portage
Winnipeg (Manitoba) R3B 2A7
M. Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada