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Date : 20001129

Dossier : T-60-00

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2000

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

Entre

G.S. (DAVE) TIWANA

demandeur

- et -

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA

PERSONNE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER


[1]                 G.S. (Dave) Tiwana a été au service du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien pendant plus de 24 ans. Par suite d'une réorganisation de ce ministère, il a été déclaré employé excédentaire, non pas une mais deux fois. Les deux parties ont entrepris les démarches prévues à la Directive sur le réaménagement des effectifs mais, pour diverses raisons, aucun poste convenable n'a pu être trouvé pour lui. Enfin, le 13 janvier 1995 ou vers cette date, sous menace de mise à pied, M. Tiwana a signé l'acceptation d'un programme de rémunération d'affectation spéciale (PRAS), qui prévoyait son maintien en fonctions au même niveau de traitement pendant deux ans, au bout desquels il aurait droit à la retraite. Aux termes de l'accord PRAS, « à l'expiration de l'affectation (des affectations), l'employé prendra sa retraite de la fonction publique à compter du 31 mars 1997, ce qu'il accepte en signant les présentes » . À l'expiration du PRAS, M. Tiwana a été considéré comme ayant pris sa retraite de la fonction publique.

[2]                 M. Tiwana s'estimait cependant victime d'un traitement inique. Le 21 août 1997, il s'est plaint au sujet de sa retraite auprès du bureau d'Edmonton de la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP). C'était une longue lettre, dont il suffit de retenir le passage essentiel suivant :

[TRADUCTION]

« Ci-joint les documents soumis à votre examen et pour être versés au dossier. Je dépose par les présentes une plainte auprès de la Commission des droits de la personne pour les motifs suivants :

1. Retraite forcée - discrimination pour cause d'âge. J'ai 59 ans.

2. À supposer qu'il y ait discrimination raciale ... »


[3]                 Ce passage est suivi d'une énumération de points conformément au formulaire de 24 points et ayant un rapport plus ou moins étroit avec la teneur de la plainte. Par la suite, la CCDP a informé M. Tiwana qu'il serait contacté par une certaine Mme Catherine Craig qui a été désignée pour enquêter sur sa plainte. Après discussions entre les deux, Mme Craig a consigné la plainte sur la formule employée à cet effet à la CCDP et M. Tiwana l'a signée le 19 novembre 1997. Voici ce que porte cette plainte :

[TRADUCTION]

ALLÉGATION

Le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le MAINC) a fait preuve de discrimination à mon égard parce qu'il n'a pas continué à m'employer à cause de mon âge, ce qui est contraire à l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

DÉTAILS

J'ai 59 ans et ai été pendant longtemps un employé du MAINC. Le 19 janvier 1994, mon poste a été déclaré excédentaire; cependant, les fonctions du poste n'ont pas disparu mais ont été réparties entre deux employés plus jeunes.

Le 22 décembre 1994, je reçus du directeur général régional (Région de l'Alberta) une lettre m'informant que, faute d'accepter un accord d'affectation de pré-retraite PRAS (Programme de rémunération d'affectation spéciale), je serais mis à pied. J'ai dû signer cet accord PRAS le 6 janvier 1995 contre mon gré puisque je n'avais pas le choix. Si je ne l'avais pas signé, j'aurais perdu mon emploi.

Le MAINC n'a fait aucun effort pour me trouver un autre poste et, contrairement aux prescriptions de la Directive sur le réaménagement des effectifs, je n'ai reçu aucune offre raisonnable. Bien que je n'aie jamais démissionné, j'ai été forcé de quitter le MAINC (et ai cessé d'être un fonctionnaire) le 30 mars 1997.

Les employés plus jeunes n'ont pas subi le même traitement, et je soutiens qu'on m'a forcé à prendre ma retraite à cause de mon âge.


[4]                 Il y a lieu de noter qu'à la différence de la lettre à l'origine du processus, la plainte ci-dessus ne faisait pas état de la discrimination en raison de la race ou de la couleur. Dans son affidavit complémentaire, M. Tiwana fait savoir qu'il a signé la plainte sur la foi de l'assurance que, si l'enquête révélait quelque forme de discrimination que ce fût, ses droits seraient protégés. À la date du 19 février 1999, il n'était plus certain qu'il en serait ainsi; c'est pourquoi il a écrit à Mme Craig pour réitérer que sa plainte embrassait toutes formes de discrimination et pour avoir l'assurance que ses droits seraient protégés :

[TRADUCTION]

À la suite de notre conversation téléphonique du 19 février 1999, j'ai la nette impression que votre enquête ne porte que sur la discrimination pour cause d'âge. Notre entretien précédent m'avait pourtant donné l'impression que l'enquête avait été élargie par suite de mon mémoire du 20 mai 1998 à votre bureau.

Le premier paragraphe indique que j'ai été victime de discrimination. Ce qui s'entend de toutes formes de discrimination en raison de la couleur de la peau, de l'origine ethnique et de l'âge. Et j'ai produit des preuves formelles à l'appui. Par ailleurs, la discrimination pour cause d'âge débouche sur d'autres formes de discrimination...

Catherine, mon mémoire fait expressément état de discrimination (couleur, origine ethnique, âge) et je tiens à recevoir l'assurance que mes droits seront protégés.

[5]                 Le 19 mars 1999, M. Tiwana a encore écrit à Mme Craig comme suit :

[TRADUCTION]

Comme suite à ma lettre du 19 février 1999, je demande à modifier mon mémoire initial à la Commission des droits de la personne de façon à y inclure la discrimination pour cause de race et de couleur. Par suite de notre entretien et des points que j'ai relevés dans ma lettre du 19 février, je suis maintenant convaincu que j'ai été également victime de discrimination pour cause de race et de couleur. Je m'en suis rendu compte à mesure que l'enquête attirait mon attention sur ces points. De nombreuses preuves ont d'ailleurs été versées au dossier à cet égard.

Je demande que la Commission modifie la formule initiale de façon à y inclure la discrimination en raison de l'âge, de la couleur et de la race.

[6]                 Mme Craig a répondu par lettre en date du 31 mars 1999, comme suit :

[TRADUCTION]

La présente lettre fait suite à notre conversation téléphonique d'hier au sujet de votre demande de modification de votre plainte pour y inclure la discrimination pour cause de couleur et d'origine nationale/ethnique. Je me rappelle que, durant la rédaction de votre plainte, je vous ai demandé s'il fallait y inclure « couleur » et « origine nationale/ethnique » , et vous avez dit qu'il y avait seulement discrimination pour cause d'âge.


Vous avez le choix de déposer une nouvelle plainte contre le MAINC pour discrimination en raison de la couleur et de l'origine nationale/ethnique. À cet effet, vous aurez à produire des exemples spécifiques de discrimination fondée sur ces motifs ainsi que les preuves à l'appui, puisque ni Ken Bass ni moi-même n'avons pu en trouver la preuve dans votre dossier en l'état.

Veuillez noter que le(s) supposé(s) acte(s) discriminatoire(s) date(nt) de plus de deux ans, ce qui pose la question du délai de prescription légale. En conséquence, une fois que vous aurez signé la formule de plainte, un rapport sera soumis à la Commission pour lui recommander de ne pas l'instruire par application de l'alinéa 41d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Vous pourrez consulter ce rapport et faire part à la Commission de ce que vous en pensez.

[7]                 Comme on pouvait s'y attendre, M. Tiwana n'a pas déposé une nouvelle plainte, mais a cherché encore à faire modifier sa plainte initiale. Le 9 avril 1999, il a écrit de nouveau à Mme Craig en lui donnant des exemples d'actes qu'il considérait comme discriminatoires, pour conclure en ces termes :

[TRADUCTION]

... Discrimination s'entend également de la discrimination pour cause d'âge, de race et de couleur. Je m'oppose vigoureusement à ce que vous procédiez sans que ma plainte soit modifiée au préalable compte tenu des informations ci-dessus. Il n'y aura pas de justice sans modification de la plainte. Ci-joint toute la correspondance mentionnée supra. Merci de votre réexamen de la question.

[8]                 Dans toute la correspondance subséquente avec la CCDP, M. Tiwana s'est opposé au refus par cette dernière de modifier sa plainte de façon à y inclure le chef de discrimination en raison de la couleur et de l'origine nationale/ethnique.

[9]                 Le 17 novembre 1999 ou vers cette date, Mme Craig termine son rapport d'enquête qui était fort long et comportait une appréciation attentive des éléments de preuve relatifs à ce qui se passait entre M. Tiwana et le MAINC, avec cette conclusion :

[TRADUCTION]


Il ressort des preuves et témoignages produits que le plaignant n'a pas été traité à part par l'intimé, mais a été déclaré employé excédentaire dans le cadre d'une vaste réorganisation. Les décisions prises par le plaignant (refus d'un poste de durée déterminée, rejet de l'intervention de la CFP [Commission de la fonction publique] dès le début de la procédure et refus de passer l'entrevue pour des fonctions non pédagogiques) limitaient considérablement l'aptitude de l'intimé à lui trouver un autre poste, et étaient l'une des raisons pour lesquelles celui-ci l'a mis au régime de pré-retraite PRAS. L'intimé a bien averti le plaignant que celui-ci risquait la mise à pied s'il ne signait pas l'accord PRAS, mais il n'y a aucune preuve que cette mesure fût motivée par la discrimination en raison de l'âge.

[10]              Mme Craig a recommandé le rejet de la plainte pour le motif qu'elle n'était pas fondée. Le rapport d'enquête a été communiqué à M. Tiwana et au MAINC; l'un et l'autre y ont répondu. Le premier point de la réponse de M. Tiwana en date du 10 octobre 1999 concernait la modification de la plainte :

[TRADUCTION]

Objection: La plainte initiale a été modifiée pour inclure la discrimination en raison de la race et de la couleur :

PIÈCES :      1. Lettre de Tiwana à Craig en date du 9 avril 1999

      2. Lettre de Tiwana à Craig en date du 19 février 1999

      3. Lettre de Tiwana à Craig en date du 19 mars 1999

[11]            La réponse du MAINC au rapport d'enquête, datée du 29 octobre 1999 et signée par une représentante du ministère, Mme Brenda Cooper, s'ouvre sur cette mention :

[TRADUCTION

L'administration centrale a reçu une copie de votre rapport le 7 octobre 1999. Le bureau régional est dans l'ensemble d'accord avec le rapport et avec la recommandation de Mme Craig.

[12]            Cette réponse du MAINC a été communiquée par la suite à M. Tiwana qui y a répliqué par une lettre en date du 5 novembre 1999 à la CCDP, dans laquelle il a expressément traité chacun des points soulevés par le ministère.


[13]            Le 5 janvier 2000, la CCDP informe par écrit M. Tiwana et le MAINC que la plainte du premier a été rejetée pour les motifs suivants :

[TRADUCTION]

les éléments de preuve produits n'établissent pas que l'intimé a fait preuve de discrimination à l'égard du plaignant à cause de son âge:

les éléments de preuve produits établissent que le plaignant a été déclaré employé excédentaire par suite d'une réorganisation du ministère. La difficulté qu'il y avait à lui trouver un autre poste par la suite n'avait rien à voir avec les allégations de discrimination pour cause d'âge qu'il a faites contre l'intimé.

[en italique dans l'original]

[14]            En application de la règle 317[1] des Règles de la Cour fédérale (1998), un agent de la CCDP a certifié le dossier soumis à cette dernière lors de sa décision. Parmi les documents certifiés, il y a une note d'auteur inconnu sur la question de la modification de la plainte :

[TRADUCTION

Le plaignant dit que l'intimé a refusé de continuer à l'employer à cause de son âge.

Chaque partie a présenté ses conclusions en vue du rapport d'enquête, lesquelles ont été respectivement communiquées à la partie adverse, qui y a répondu.

Dans ses conclusions initiales, le plaignant indique que sa plainte initiale a été modifiée pour inclure la discrimination pour cause de race et de couleur.

Au début de cette année, le plaignant a demandé la modification de sa plainte de façon à y inclure la discrimination pour cause de race et de couleur. Il a été informé que la plainte ne pouvait être modifiée, mais qu'il avait le choix de déposer une nouvelle plainte. Il a été prié de produire des éléments d'information relatifs aux allégations de discrimination pour cause de race et de couleur. Il ne les a pas produits, et la question d'une nouvelle plainte a été classée sans suite.


[15]            Le 17 janvier 2000, M. Tiwana, occupant pour lui-même, a intenté un recours en contrôle judiciaire contre la décision en date du 5 janvier 2000 de la Commission canadienne des droits de la personne. En voici les chefs de demande :

1- Ordonnance de modifier la plainte initiale;

2- Invalidation de la décision du 5 janvier 2000;

3- Ordonnance de communiquer au demandeur les recommandations adoptées par le ministère;

4- Allocation des frais et dépens du recours;

5- Toute autre réparation que la Cour estime juste;

[16]            M. Tiwana a compilé et déposé le dossier de sa demande, composé en grande partie des documents à l'appui de l'opinion qu'il se faisait du bien-fondé de sa plainte auprès de la CCDP. Dans son mémoire, il soutient qu'il fallait permettre la modification de cette plainte afin qu'elle « porte comme il convient sur la discrimination dont mon employeur a fait preuve à mon égard pendant des années » .

[17]            Devant la Cour, l'avocate du demandeur a reconnu qu'il n'y a aucun motif de contestation de la décision relative au chef de discrimination pour cause d'âge. Et que cette décision ne pourrait être contestée que dans la mesure où la Commission n'a pas convenablement instruit la plainte de discrimination raciale formulée par le demandeur.

[18]            Il convient donc d'examiner :


-            si M. Tiwana a formulé une plainte de discrimination raciale et, dans l'affirmative, s'il s'en est désisté;

-            au cas où il ne se serait pas désisté, si la Commission a instruit cette plainte;

-            si elle ne l'a pas fait, était-ce pour l'une des raisons prévues à l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi);

-            dans l'affirmative, a-t-elle signifié ses motifs de décision par écrit à M. Tiwana conformément à l'article 42 de la Loi.

[19]            Ces questions de fond se fondent dans les points de procédure suivants :

-            quelle est la décision contestée en l'espèce?

-            le recours a-t-il été exercé dans les délais?

-            faut-il accorder des mesures rectificatives, s'il y a lieu?

M. Tiwana a-t-il formulé une plainte de discrimination raciale et, dans l'affirmative, s'en est-il désisté?


[20]            Dans sa lettre initiale du 21 août 1997, M. Tiwana a fait état de discrimination raciale, mais de façon oblique. Il y mentionnait expressément la discrimination pour cause d'âge, puis ajoutait : « À supposer qu'il y ait discrimination raciale » . Normalement, l'enquêteuse devait approfondir la question et lui en demander les détails, comme elle l'a fait pour le chef de discrimination pour cause d'âge. Compte tenu de sa lettre du 31 mars 1997, il y a lieu de présumer qu'elle l'a fait puisqu'elle y indique qu'elle en discuté avec lui : « durant la rédaction de votre plainte, je vous ai demandé s'il fallait y inclure "couleur" et "origine nationale/ethnique", et vous avez dit qu'il y avait seulement discrimination pour cause d'âge. »

[21]            Il n'y a dans le dossier aucun affidavit émanant de l'enquêteuse : le seul élément de preuve sur ce point est donc l'assertion ci-dessus, à laquelle la réponse du demandeur a été équivoque. Dans son affidavit complémentaire, il fait savoir qu'il a signé la formule de plainte « étant entendu que, si l'enquêteuse conclut à la discrimination de quelque type que ce soit, la Commission prendrait des mesures concrètes » . Il dit aussi qu'à son avis, discrimination s'entend de tous les motifs visés à l'article 7 de la Loi. Bien que ces deux assertions soient vraies sans doute, elles ne sont pas incompatibles avec l'indication donnée dans sa lettre du 31 mars 1997, savoir que la seule discrimination dont il se sentait la victime était la discrimination pour cause d'âge.

[22]            Cependant, dans sa réponse en date du 9 avril 1999 à la lettre du 31 mars 1999, M. Tiwana présente les choses de façon un peu différente. Sa première objection à la position prise par l'enquêteuse est la suivante :

[TRADUCTION]

1.              J'ai dit que je n'étais pas certain qu'il y avait « discrimination à cette date » durant notre entretien. Et vous ne m'avez jamais dit que la plainte ne pourrait être subséquemment modifiée ni ne m'avez parlé du délai de prescription légale.

[23]            Il relève ensuite divers incidents qui, à son avis, sont autant d'exemples de discrimination raciale, pour conclure :

[TRADUCTION]

... Par suite de votre enquête, mon attention a été attirée sur ces faits.


[24]            L'impression qui se dégage de cette réponse est que, si M.Tiwana ne ressentait pas la discrimination raciale à la date de la signature de sa plainte, l'enquête lui a révélé des motifs qui, à son avis, devaient justifier une plainte sous ce chef. C'est ce qui expliquerait pourquoi la question de la discrimination raciale, qui a été écartée de la plainte de novembre 1997, ne s'est posée qu'en février 1999.

[25]            Si on accepte tel quel le témoignage par affidavit de M. Tiwana, il est possible de croire qu'au moment où il a signé la plainte, il ne se croyait pas victime de discrimination raciale mais voulait bien voir une enquête sur le chef de discrimination pour cause d'âge. Dans cette mesure, je pense qu'on peut dire qu'il s'est désisté de la plainte de discrimination raciale au moment où il a signé la plainte formelle.

[26]            Mais ce désistement n'est pas irrévocable, ainsi que l'a reconnu l'enquêteuse lorsqu'elle suggéra à M. Tiwana de déposer une nouvelle plainte. Cependant, à cause de ses remarques sur l'application du délai de prescription par deux ans, aucune plainte n'a été déposée et c'est ainsi que s'est posée la question du désistement. Depuis février 1999, M.Tiwana a toujours fait savoir qu'il voulait se plaindre également de discrimination raciale. Dans cette mesure, on ne saurait considérer qu'il s'est désisté du chef de discrimination raciale après février 1999.


La Commission a-t-elle instruit cette plainte?

[27]            Selon la défenderesse, il n'y avait rien à instruire puisque M. Tiwana n'a jamais fait une nouvelle demande et que par conséquent la Commission n'a pas été saisie d'une plainte au sujet de laquelle elle pourrait décider s'il fallait y donner suite ou non. N'eût-été la mention dans la lettre du 31 mars 1999 de l'applicabilité du délai biennal de prescription légale, cet argument serait convaincant. M. Tiwana est un non-juriste occupant pour lui-même. Il s'est fait dire qu'il pouvait faire une nouvelle demande mais que l'enquêteuse informerait la Commission que cette demande était prescrite. Il a fait ce qu'un non-juriste (ou même juriste) aurait fait. Il essaie de neutraliser l'argument de prescription légale en disant que cette plainte remonte à sa lettre primitive et qu'ainsi, la question de la prescription légale ne se pose pas. L'enquêteuse y a opposé un point de procédure en disant que la plainte ne pouvait être modifiée. L'enquête n'a pas été élargie de façon à embrasser la discrimination raciale et le rapport d'enquête n'y touche pas du tout. Ainsi donc, la Commission n'a pas instruit la plainte du demandeur.

[28]            Le défaut de formuler une nouvelle plainte ne permet pas de dire que la Commission n'a pas été saisie du chef de plainte en question, puisque sa représentante a effectivement déclaré qu'une nouvelle plainte serait rejetée. Un avocat aurait peut-être compris que ce qu'elle voulait dire par là, c'était qu'elle ferait une recommandation mais qu'il appartenait à la Commission de décider de donner suite ou non à cette plainte. Le non-juriste qui saisirait la distinction serait bien rare.


[29]            La défenderesse souligne aussi [aux paragraphes 31 et 32 de son mémoire des faits et du droit] que, prié de donner des renseignements à l'appui de ses allégations de discrimination pour cause de race et de couleur, le demandeur ne l'a pas fait. Ce point doit être saisi lui aussi à la lumière de l'indication donnée par la Commission que le demandeur ne pouvait pas modifier sa plainte. Informé qu'une nouvelle plainte serait irrecevable pour cause de prescription légale et qu'il n'était pas possible de modifier sa plainte initiale, M. Tiwana ne devait pas voir ce qu'il aurait à gagner à produire des renseignements dont il pensait que l'enquêteuse les avait déjà. D'ailleurs, il a énuméré certains actes qui équivalaient selon lui à de la discrimination raciale, dans sa réponse au rapport de l'enquêteuse après que celui-ci eut été communiqué aux parties.

Si elle ne l'a pas fait, était-ce pour l'une des raisons prévues à l'article 41?

[30]            L'article 41 de la Loi prévoit que la Commission statue sur toute plainte à moins de juger qu'elle relève de l'une des catégories visées aux alinéas (1)a) à e) :



41. (1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants_:

a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n'est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.


[31]            Si le défaut de déposer une nouvelle plainte ne peut constituer un motif d'irrecevabilité en l'espèce, le seul motif sur lequel la Commission puisse fonder sa position est que les plaintes ne peuvent être modifiées. Sa réponse à l'observation faite par M. Tiwana qu'il avait modifié sa plainte indique clairement que celui-ci a été informé que les plaintes ne peuvent être modifiées. Si telle est la raison pour laquelle la plainte n'a pas été instruite en l'espèce, elle n'est pas conforme au paragraphe 41(1). En d'autres termes, l'article 41 n'autorise pas la Commission à refuser d'instruire une plainte pour cause de vice de procédure.

[32]            Il est vrai qu'il n'y a aucune reconnaissance légale expresse du droit de modifier une plainte, mais la Cour d'appel fédérale a jugé dans Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113, paragraphe 45, que dans le domaine des droits de la personne, les plaintes peuvent et doivent être modifiées dans cerains cas :


Il s'ensuit donc que lorsqu'un enquêteur recueille, au cours de son enquête, une preuve qui ne provient pas de lui et selon laquelle il y aurait un motif de discrimination que la plainte, telle que rédigée, pourrait ne pas avoir englobé, il est de son devoir d'analyser cette preuve ... et, même, de suggérer la modification de la plainte. Il ne serait d'aucune utilité d'exiger que l'enquêteur, dans un tel cas, recommande le rejet de la plainte en raison de vices et exige le dépôt d'une nouvelle plainte... Cela reviendrait à ériger, dans la législation sur les droits de la personne, le genre de barrières procédurales contre lesquelles la Cour suprême du Canada s'est prononcée.

[33]            Par la même logique et en l'absence de toute interdiction légale, rien n'interdit de modifier la plainte à la demande du plaignant.

Des motifs écrits ont-ils été communiqués à M. Tiwana conformément à l'article 42?

[34]            Dans la mesure où la Commission pourrait avoir d'autres motifs de ne pas donner suite à la plainte de discrimination raciale, il ne revient pas au demandeur de deviner quels sont ces motifs. L'article 42 prévoit que, dans le cas où la Commission juge la plainte irrecevable, elle en communique les motifs par écrit au plaignant :


42. (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Commission motive par écrit sa décision auprès du plaignant dans les cas où elle décide que la plainte est irrecevable.

42. (1) Subject to subsection (2), when the Commission decides not to deal with a complaint, it shall send a written notice of its decision to the complainant setting out the reason for its decision.


[35]            L'absence de plainte est une réponse au reproche en la matière, lors même que cette absence est causée par l'intervention de la Commission. Quand il n'y a pas de demande, il n'y a pas d'obligation d'y donner suite par écrit. La Commission ne peut inventer une plainte juste pour la rejeter.


[36]            En bref, M. Tiwana voulait saisir la Commission d'une plainte de discrimination raciale en sus de sa plainte de discrimination pour cause d'âge. Ce chef de plainte était initialement formulé dans sa lettre du 21 août 1997 mais, avec son consentement, il n'a pas été porté dans la plainte formelle. Cependant, M. Tiwana a exprimé par la suite sa volonté d'y donner suite. Devant la position prise par la défenderesse au sujet de la prescription légale, il a fait valoir son droit de poursuivre ce chef de plainte par voie de modification. La position prise par la défenderesse, savoir que les plaintes ne peuvent être modifiées, ne s'appuie sur aucun fondement juridique. Il n'y a pas eu modification; la plainte de discrimination raciale, telle qu'elle était exprimée dans les lettres de M. Tiwana à l'enquêteuse et à la Commission à la suite de la lettre du 31 mars 1999, n'a pas été instruite, contrairement aux prescriptions de l'article 41 de la Loi.

[37]            J'examine maintenant les points de procédure.

Quelle est la décision contestée en l'espèce?


[38]            L'avis de demande vise « une décision en date du 5 janvier 2000 de la Commission canadienne des droits de la personne » . Durant les débats, la question s'est posée de savoir si la décision contestée n'était pas en fait le refus par l'enquêteuse de permettre à M. Tiwana de modifier sa plainte de façon à y inclure le chef de discrimination raciale. Cependant, tant que la Commission n'a pas statué sur la plainte, il n'y a pas eu de décision sur la question de la discrimination raciale. Il en est ainsi parce qu'il était toujours loisible à la Commission de renvoyer l'affaire à l'enquêteuse une fois qu'elle se fut aperçue de l'existence du chef de plainte de discrimination raciale. Ce n'est que quand elle a rejeté la plainte qu'il y avait une décision d'un office fédéral au sens de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, sur ce point. Le fait que cette décision ne touche pas à la plainte de discrimination raciale et ce, pour un motif autre que ceux prévus au paragraphe 41(1), constitue une erreur de droit et un motif de contrôle judiciaire.

La plainte a-t-elle été déposée dans les délais?

[39]            La décision entreprise a été rendue le 5 janvier 2000 et l'avis de demande, déposé le 17 janvier 2000, donc dans le délai de trentaine prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur la Cour fédérale. Puisqu'il en est ainsi, la question des mesures rectificatives ne se pose pas.

Redressement


[40]            L'avocate de M. Tiwana concède qu'il n'y a aucun motif de contestation de la décision relative au chef de discrimination pour cause d'âge. Le seul motif de contestation contre la décision du 5 janvier 2000 est le défaut de statuer sur la question de discrimination raciale. Le redressement indiqué consiste donc à ne pas annuler cette décision, mais à la renvoyer à la Commission pour qu'elle puisse se prononcer sur le chef de plainte de discrimination raciale. Étant donné que M. Tiwana est maintenant assisté d'une avocate, lui-même et celle-ci doivent formuler une plainte modifiée pour soumettre à la Commission le fondement des allégations de discrimination raciale. La Commission devra alors instruire ce chef de plainte conformément à l'article 41 et, au besoin, à l'article 42. Pour plus de certitude, la modification sera considérée comme ayant été faite le 19 février 1999, date à laquelle M. Tiwana manifesta pour la première fois sa volonté de réactiver la plainte de discrimination raciale. La Commission instruira alors la partie modifiée de la plainte conformément à l'article 41 de la Loi, sous réserve d'une application possible des alinéas 41(1)a) à e).

ORDONNANCE

La Cour renvoie à la Commission sa décision en date du 5 janvier 2000 pour qu'elle instruise la plainte modifiée que lui présentera le demandeur dans les 15 jours de la date de la présente ordonnance. La modification sera réputée être datée du 19 février 1999 et sera instruite par la Commission conformément aux dispositions applicables de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

         « J.D. Denis Pelletier »         

Juge                          

Traduction certifiée conforme,

Yvan Tardif, B.A., LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DE DOSSIER :                                            T-60-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                         G.S. (Dave) Tiwana c. la Commission canadienne des droits de la personne et le procureur général du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                              11 octobre 2000

ORDONNANCE (MOTIFS ET DISPOSITIF) PRONONCÉE PAR LE JUGE PELLETIER

DATE DE L'ORDONNANCE :                     29 novembre 2000

ONT COMPARU:

Ritu Khullar                                                           POUR LE DEMANDEUR

Janell Koch                                                           POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Ritu Khullar                                                           POUR LE DEMANDEUR

Edmonton (Alberta)

M. Morris Rosenberg                                           POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)



[1]            La règle 317 est souvent interprétée comme prévoyant la production par l'office fédéral du dossier en sa possession. Il n'en est rien. Elle permet au demandeur de suppléer aux documents dont il dispose avec les documents en la possession de l'office fédéral, afin d'être à même de soumettre le dossier complet à la Cour. La règle 17 des Règles de la Cour fédérale en matière d'immigration est celle qui prescrit la production du dossier de l'office fédéral, mais elle ne s'applique pas en l'espèce. Voir l'analyse détaillée de la question dans Tajgardoon c.Canada [2000] A.C.F. no 1450, paragraphes 6 à 22.

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