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Date : 20040402

Dossier : T-1893-02

Référence : 2004 CF 516

Ottawa (Ontario), le 2 avril 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN                    

ENTRE :

                                         MERCK & COMPANY INCORPORATED                          appelante

                                                                                                                                                           

                                                                             et

                                    BRANTFORD CHEMICALS INCORPORATED

                                                                                                                                                intimée

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

CONTEXTE

[1]                L'appelante, Merck & Co. (Merck), a été titulaire du brevet canadien 1 275 349 (le brevet 349) pendant une période de 17 ans.

[2]                En avril 1995, la Cour d'appel fédérale a confirmé le jugement par lequel notre Cour avait déclaré que Apotex Incorporated (Apotex) avait contrefait le brevet 349. Une injonction permanente a été prononcée contre Apotex pour lui interdire de fabriquer, d'utiliser et de vendre ses comprimés d'Apo-énalapril au Canada, sauf pour une quantité limitée de maléate d'énalapril acquis avant la délivrance du brevet 349.


[3]                Brantford, un fabricant de produits chimiques fins en vrac utilisés pour la fabrication de produits pharmaceutiques, est une filiale en propriété exclusive d'Apotex. En septembre 1998, elle a soumis une requête (la première requête) au commissaire aux brevets (le commissaire) en vue d'obtenir une licence obligatoire lui permettant de fabriquer et de vendre de l'énalapril sodique-iodure de sodium (SECIC) et de l'énalapril sodique (SE), qui est un dérivé du SECIC. Au soutien de sa requête, Brantford faisait valoir : (1) qu'il n'était pas satisfait au Canada à la demande d'énalapril dans une mesure adéquate et à des conditions équitables; (2) que, par suite du défaut de Merck d'accorder une licence à un fabricant canadien de ce produit, l'industrie pharmaceutique canadienne subissait un préjudice et que ce refus allait à l'encontre de l'intérêt public.

[4]                Le 29 janvier 1999, la Commission a refusé la première requête de Brantford pour les motifs suivants :

-            Brantford n'avait pas fourni de preuves suffisantes pour démontrer que Merck ne satisfait pas à la demande de l'article breveté au sens de l'alinéa 65(2)c) de la Loi;

-            la requête était prématurée, car Brantford n'avait pas présenté de preuves suffisantes pour démontrer que Merck avait refusé d'accorder une licence à des conditions équitables au sens de l'alinéa 65(2)d) de la Loi.

[5]                Le 11 février 1999, Brantford a demandé au commissaire de réexaminer sa première décision en tenant compte de nouveaux éléments de preuve. Le commissaire a refusé cette requête le 23 février 1999 au motif que la Loi ne lui conférait pas le pouvoir de réexaminer la première requête à la lumière d'éléments de preuve complémentaires.

[6]                Le 28 avril 1999, Brantford a déposé une nouvelle requête (la seconde requête) en vue d'obtenir une licence obligatoire pour le brevet 349. Le 21 juin 1999, le commissaire a cette fois-ci conclu que Brantford avait démontré qu'elle avait droit à une réparation et il lui a enjoint de signifier la requête à Merck conformément à la Loi.

[7]                Avant l'ouverture de l'audience de la Commission d'appel des brevets (la Commission) sur la demande de licence obligatoire de Brantford, Merck a déposé une requête dans laquelle elle demandait à la Commission de déclarer Brantford irrecevable à invoquer les deux moyens suivants : a) autorité de la chose jugée sous forme d'irrecevabilité pour cause d'identité des questions en litige; b) principe du dessaisissement (functus officio).


[8]                Dans une décision datée du 18 octobre 2002, la Commission a conclu que le principe de l'autorité de la chose jugée ne s'appliquait pas parce que : (1) Merck n'était pas partie à la première instance, n'ayant été officiellement informée de la première requête que lorsque le commissaire lui avait fait parvenir une copie de sa décision; (2) les faits et les allégations articulés dans la seconde requête étaient sensiblement différents de ceux de la première requête. La Commission a également conclu que le principe du dessaisissement (functus officio) ne s'appliquait pas à la seconde requête. Merck interjette appel de cette décision.

QUESTIONS EN LITIGE

[9]         Le présent appel soulève les questions suivantes :

-            Quelle est la norme de contrôle appropriée?

-            Le principe de l'autorité de la chose jugée s'applique-t-il aux décisions rendues par le commissaire en vertu du paragraphe 68(2) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4?

-            Le principe du dessaisissement (functus officio) s'applique-t-il au commissaire lorsqu'il rend une seconde décision en vertu du paragraphe 68(2) de la Loi sur les brevets?

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[10]            Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4



Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4

Abus des droits de brevets

65. (1) Le procureur général du Canada ou tout intéressé peut, après l'expiration de trois années à compter de la date de la concession d'un brevet, s'adresser au commissaire pour alléguer que, dans le cas de ce brevet, les droits exclusifs qui en dérivent ont donné lieu à un abus, et pour demander un recours sous l'autorité de la présente loi.

En quoi consiste l'abus       (2) Les droits exclusifs dérivant d'un brevet sont réputés avoir donné lieu à un abus lorsque l'une ou l'autre des circonstances suivantes s'est produite_ :

                                             [...]

c) il n'est pas satisfait à la demande, au Canada, de l'article breveté, dans une mesure adéquate et à des conditions équitables;

d) par défaut, de la part du breveté, d'accorder une ou des licences à des conditions équitables, le commerce ou l'industrie du Canada, ou le commerce d'une personne ou d'une classe de personnes exerçant un commerce au Canada, ou l'établissement d'un nouveau commerce ou d'une nouvelle industrie au Canada subissent quelque préjudice, et il est d'intérêt public qu'une ou des licences soient accordées;

Teneur des requêtes

68. (1) Toute requête présentée au commissaire en vertu de l'article 65 ou 66 :

a) expose complètement la nature de l'intérêt du demandeur, les faits sur lesquels le demandeur fonde sa requête, ainsi que le recours qu'il recherche;

b) est accompagnée de déclarations solennelles attestant l'intérêt du demandeur, ainsi que les faits exposés dans la requête.

Avis

(2) Le commissaire prend en considération les faits allégués dans la requête et dans les déclarations, et, s'il est convaincu que le demandeur possède un intérêt légitime et que, de prime abord, la preuve a été établie pour obtenir un recours, il enjoint au demandeur de signifier des copies de la requête et des déclarations au breveté ou à son représentant aux fins de signification, ainsi qu'à toutes autres personnes qui, d'après les registres du Bureau des brevets, sont intéressées dans le brevet, et le demandeur annonce la requête dans la Gazette du Canada et dans la Gazette du Bureau des brevets.

Patent Act, R.S.C. 1985, ch. P-4

Abuse of rights under patents

65. (1) The Attorney General of Canada or any person interested may, at any time after the expiration of three years from the date of the grant of a patent, apply to the Commissioner alleging in the case of that patent that there has been an abuse of the exclusive rights thereunder and asking for relief under this Act.

What amounts to abuse

(2) The exclusive rights under a patent shall be deemed to have been abused in any of the following circumstances :

                                               ...

(c) if the demand for the patented article in Canada is not being met to an adequate extent and on reasonable terms;

(d) if, by reason of the refusal of the patentee to grant a licence or licences on reasonable terms, the trade or industry of Canada or the trade of any person or class of persons trading in Canada, or the establishment of any new trade or industry in Canada, is prejudiced, and it is in the public interest that a licence or licences should be granted;

Contents of application

68. (1) Every application presented to the Commissioner under section 65 or 66 shall

(a) set out fully the nature of the applicant's interest, the facts on which the applicant bases his case and the relief that he seeks; and

(b) be accompanied by statutory declarations verifying the applicant's interest and the facts set out in the application.           

Service

(2) The Commissioner shall consider the matters alleged in the application and declarations referred to in subsection (1), and, if satisfied that the applicant has a bona fide interest and that a case for relief has been made, he shall direct the applicant to serve copies of the application and declarations on the patentee or his representative for service and on any other persons appearing from the records of the Patent Office to be interested in the patent, and the applicant shall advertise the application in the Canada Gazette and the Canadian Patent Office Record.



NORME DE CONTRÔLE

[11]            Comme il n'existe pas de décision portant directement sur la question, il y a lieu de tenir pleinement compte des facteurs qui font partie de l'analyse pragmatique et fonctionnelle proposée dans les arrêts Baker c. MCI, [1999] 2 R.C.S. 817 et Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of B.C., [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 C.S.C. 19. Dans le cas qui nous occupe, la Loi sur les brevets ne renferme pas de clause privative et elle confère aux appelantes un large droit d'appel. Qui plus est, la Commission ne possède pas une expertise relative plus grande que celle des tribunaux en ce qui concerne une question de droit comme celle de savoir si les principes de common law de l'autorité de la chose jugée et celui du dessaisissement (functus officio) s'appliquent dans des circonstances déterminées. Quoi qu'il en soit, la Loi confère à la Commission un vaste pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les questions de procédure. Après avoir pondéré ces facteurs, il me semble que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.

L'autorité de la chose jugée sous forme d'irrecevabilité pour cause d'identité des questions en litige

[12]            Dans l'arrêt Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, à la page 254, le juge Dickson (plus tard juge en chef) a énuméré les trois conditions préalables suivantes qui doivent être réunies pour qu'on puisse conclure à l'irrecevabilité résultant de l'identité des questions en litige :

1.         La même question doit déjà avoir été tranchée;


2.         La décision judiciaire invoquée comme créant l'irrecevabilité doit être une décision définitive;

3.         Les parties à la décision judiciaire invoquée ou leurs ayants droit doivent être les mêmes que les parties à l'instance dans laquelle l'irrecevabilité est soulevée ou leurs ayants droit.

[13]            De toute évidence, c'est la même question qui se pose tant en ce qui concerne la première que la seconde requête, en l'occurrence celle de savoir si Brantford a démontré son droit à une réparation en vertu des alinéas 65(2)c) et d).

[14]            La décision que le commissaire a rendue est toutefois loin d'être définitive. Il s'agit en effet d'une décision préliminaire qui portait sur la question de savoir si la requête pouvait passer à la seconde étape. Il n'y a aucun litige en l'espèce; il s'agit plutôt d'un cas s'apparentant à celui d'une requête ex parte.

[15]          Le juge Binnie a expliqué la raison d'être de l'irrecevabilité résultant de l'identité des questions en litige dans l'arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460 (2001) D.L.R. (4th) 193, à la page 204 (aux paragraphes [18] et [24] du recueil R.C.S.) :                        


Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu'elles mettent tout en oeuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n'a droit qu'à une seule tentative. L'appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu'une seule fois à l'égard d'une même cause d'action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.

                                                                                [...]

La préclusion découlant d'une question déjà tranchée a été définie de façon précise par le juge Middleton de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt McIntosh c. Parent, [1924] 4 D.L.R. 420, p. 422 :

[TRADUCTION] Lorsqu'une question est soumise à un tribunal, le jugement de la cour devient une décision définitive entre les parties et leurs ayants droit. Les droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par un tribunal compétent comme motifs de recouvrement ou comme réponses à une prétention qu'on met de l'avant, ne peuvent être jugés de nouveau dans une poursuite subséquente entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, même si la cause d'action est différente. Le droit, la question ou le fait, une fois qu'on a statué à son égard, doit être considéré entre les parties comme établi de façon concluante aussi longtemps que le jugement demeure.

[16]            Comme il n'existe en l'espèce ni litige, ni décision, je ne vois pas comment la théorie ou le principe de l'irrecevabilité résultant de l'identité des questions en litige pourrait s'appliquer à une décision rendue par le commissaire en vertu du paragraphe 68(2) .


[17]            Qui plus est, Merck n'était pas partie à la première requête. Elle affirme être un ayant droit en tant que titulaire du brevet. Or, on trouve la définition suivante du terme privy (ayant droit) dans le Shorter Oxford Dictionary : [traduction] « Personne qui partage ou qui possède un intérêt dans une affaire, une action ou une chose » (Shorter Oxford English Dictionary, 5e édition, 2002). En l'espèce, Merck n'a aucun intérêt dans la requête tant qu'une décision n'a pas été rendue en vertu du paragraphe 68(2). C'est alors qu'elle en reçoit signification. Les anciennes dispositions de l'article 41 de la Loi sur les brevets en matière de licences obligatoires prévoyaient une procédure en deux étapes semblable à celle qui est prescrite par l'article 67 actuel. Elles étaient énoncées plus particulièrement à l'article 120 des Règles sur les brevets. Dans l'arrêt Upjohn c. Commissaire aux brevets et Novopharm, (1985) 63 N.R. 136, le juge Heald a déclaré, au paragraphe 8 :

[TRADUCTION] Qui plus est, notre Cour a statué que, d'après l'économie générale de la Loi, le breveté n'a aucun intérêt en ce qui concerne la requête fondée sur le paragraphe 41(4) tant que le commissaire n'a pas formulé d'opinion préliminaire.

[18]            Ces propos valent aussi selon moi pour le régime d'octroi des licences obligatoires contenu aux articles 65 à 67 de la loi actuelle. Le breveté n'a aucun intérêt tant que la décision préliminaire prévue au paragraphe 67(2) n'a pas été prononcée. N'ayant aucun intérêt, Merck ne saurait donc prétendre être un ayant droit en ce qui concerne la première requête.

[19]            Étant donné que Merck n'a pas réussi à répondre à deux des trois conditions du critère de l'arrêt Angle et compte tenu du fait que ces trois conditions doivent être réunies pour que le critère s'applique, le principe de l'autorité de la chose jugée ne saurait s'appliquer en l'espèce.


[20]            Merck affirme par ailleurs que le commissaire était functus officio après avoir rendu sa décision sur la première requête. Indépendamment du bien-fondé de cette allégation - et à mon avis elle est mal fondée -, Merck est irrecevable à formuler cet argument à cette étape-ci. En saisissant le commissaire d'une requête en déclaration de chose jugée, Merck a effectivement reconnu la compétence du commissaire. Toute prétention de functus officio, c'est-à-dire tout argument selon lequel le commissaire n'était plus compétent à l'égard de la présente affaire parce qu'il en était dessaisi, devait soit être soumise à notre Cour sous forme de requête en bref de prohibition, soit être invoquée à l'occasion d'une comparution conditionnelle visant exclusivement à contester la compétence du commissaire. Or, Merck n'a choisi ni l'une ni l'autre de ces voies. Elle est donc irrecevable à faire valoir cet argument plutôt douteux.

[21]            Finalement, je tiens à faire observer qu'il est évident que Merck a présenté la première requête et interjeté le présent appel à des fins dilatoires et qu'elle n'a jamais eu la moindre chance d'obtenir gain de cause sur l'un ou l'autre de ces recours. La jurisprudence est assez constante sur ces questions et les faits de l'espèce ne permettaient nullement d'invoquer le principe de l'autorité de la chose jugée ou encore celui du dessaisissement (functus officio). Brantford ne réclame pas les dépens extrajudiciaires et, si elle l'avait fait, je n'aurais pas hésiter à les adjuger selon ce tarif. Le temps est trop précieux pour que la Cour le perde à examiner des requêtes ou des appels aussi mal fondés que ceux-ci.

[22]            La présente requête sera donc rejetée et Merck sera condamnée aux dépens.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que le présent appel soit rejeté et que l'appelante soit condamnée aux dépens.

« K. von Finckenstein »

            Juge                         

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                    SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1893-02

INTITULÉ :                                        MERCK & COMPANY INCORPORATED

c.

BRANTFORD CHEMICALS INC. et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 31 mars 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE von FINCKENSTEIN      

DATE DES MOTIFS :                       Le 2 avril 2004

COMPARUTIONS :

Alexander Macklin       POUR L'APPELANTE

Connie Too

Harry Radomski                                                                       POUR L'INTIMÉE

Brantford Chemicals Incorporated

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      

Gowling Lafleur Henderston s.r.l. POUR L'APPELANTE

Ottawa (Ontario)

Goodmans s.r.l.POUR L'INTIMÉE

Toronto (Ontario)         

Morris RosenbergPOUR L'INTIMÉE

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

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