Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                                                                                                                     Date : 20041117

                                                                                                        Dossier : IMM-4787-04

                                                                                                    Référence : 2004 CF 1603

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

                                                       ZEYNAL CIRAHAN

                                                                                                                              demandeur

                                                                    - et -

                                 LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                               défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER.

[1]                Le demandeur, M. Zeynal Cirahan, est un citoyen de Turquie arrivé au Canada le 27 novembre 1986. À titre de Kurde alevi, il a déposé de nombreuses demandes pour obtenir la protection du Canada, sans succès. Le dernier de ces rejets est la décision d'une agente d'examen des risques avant renvoi (ERAR) datée du 23 février 2004 dans laquelle celle-ci a conclu que le demandeur n'avait pas la qualité de personne à protéger. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.


Point litigieux

[2]                La présente demande soulève la question de savoir si l'ERAR a commis une erreur en ne tenant pas compte d'éléments de preuve ou en interprétant la preuve d'une façon erronée. Pour les motifs qui suivent, je suis convaincue que l'agente n'a pas commis d'erreur.

Analyse

Norme de contrôle


[3]                Le demandeur soutient qu'il existe une incohérence dans la jurisprudence de la Cour quant à la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision d'un agent d'ERAR puisque, dans certaines affaires, on a conclu que cette norme était celle de la décision raisonnable simpliciter (p. ex. Sidhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 30 (C.F.) (QL)) alors que, dans d'autres, c'est celle de la décision manifestement déraisonnable qui a été retenue (p. ex. Joseph c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 392 (C.F.) (QL)). Dans la présente affaire, où l'agente a fondé sa décision sur son analyse de la situation en Turquie, j'appliquerais la norme plus élevée de la décision manifestement déraisonnable. C'est la conclusion à laquelle en est arrivé le juge Phelan dans l'affaire Sashitharan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1248 (C.F.) (QL), qui concernait de manière semblable l'examen par un agent d'ERAR de la preuve documentaire sur la situation dans le pays en cause. Je suis d'accord avec le juge Phelan. La décision de l'agente d'ERAR, fondée sur son examen de la preuve documentaire quant à la situation dans le pays en cause, ne devrait être infirmée que si elle n'est absolument pas appuyée par la preuve.

La lettre de M. Goven

[4]                Sur quelle preuve l'agente a-t-elle fondé ses conclusions? Dans la demande d'ERAR présentée en mars 2003, le demandeur ne fait état d'aucun risque menaçant sa personne. Dans les sections du formulaire où l'on demande au demandeur de décrire les événements importants qui l'ont amené à chercher protection à l'extérieur de la Turquie et les mesures de protection qu'il a sollicitée auprès des autorités turques, sa seule réponse est la suivante : [traduction] _ SVP voir les pièces » .

[5]                La seule pièce qui accompagne sa demande est une lettre non datée de M. Suleyman Goven, dans laquelle celui-ci décrit la situation des Alevis en Turquie. M. Goven, qui se dit Kurde alevi, indique être arrivé au Canada en 1991 et avoir témoigné à titre d' « expert » dans des décisions concernant des Kurdes alevis en 1992, 1993 et 1994. Rien ne corrobore ses titres de compétence comme expert (hormis les déclarations faites par l'avocat du demandeur à l'époque). Dans sa lettre, M. Goven écrit ce qui suit :


[traduction]

Je suis d'avis que M. Cirahan ne sera en sécurité nulle part en Turquie. À cause du statut historiquement défavorable des Kurdes alevis, M. Cirahan risque fort d'être persécuté.

[...] Une personne est suspecte du seul fait d'être alevie, ce qui favorise la persécution gratuite.

[6]                Bien qu'elle dresse une liste des événements sur lesquels M. Goven fonde sa conclusion, la lettre ne contient aucune note en bas de page et ne réfère à aucune pièce jointe à l'appui des allégations y figurant. Le plus récent de ces événements aurait eu lieu en 2001.

[7]                Le demandeur soutient qu'on n'a pas tenu compte de la lettre ou qu'on a à tout le moins interprété erronément son contenu. Un examen de la décision démontre que tel ne fut pas le cas. L'agente n'a pas fait abstraction de la lettre. La décision y réfère à maintes reprises. L'agente énonce correctement l'opinion de M. Goven selon laquelle [traduction] _ le demandeur risque d'être victime de persécution en Turquie parce qu'à titre de Kurde alevi du K. Maras, on le soupçonnera de soutenir le HADEP (Parti de la Démocratie du Peuple) » et que « le demandeur sera perçu comme un Kurde de retour en Turquie pour causer des ennuis, ce qui le condamne à périr s'il y retourne » . Cette remarque n'indique pas que l'agente a fait abstraction de la lettre de M. Goven.


[8]                Il ressort de l'examen de la décision que l'agente n'a reconnu qu'une faible valeur probante à la lettre de M. Goven, un choix compréhensible compte tenu des faits suivants :

·            M. Goven n'est pas une partie neutre (étant lui-même un Kurde alevi);

·            sa lettre ne s'appuie sur aucune source d'information;

·            l'événement le plus récent dont il est fait mention remonte à 2001;

·            son « expertise » n'est confirmée par aucun élément de preuve;

·            la lettre n'est pas datée.

[9]                En bref, la lettre ne fait qu'énoncer l'opinion - soutenue par aucun élément de preuve - d'une partie intéressée sur la situation d'un Kurde alevi. Aussi lui a-t-on accordé le poids qu'elle méritait.

Les autres éléments de preuve documentaire

[10]            Le demandeur soutient également que l'agente a mal compris la situation des Kurdes alevis de la région du K. Maras en Turquie et que la preuve documentaire démontre que ceux-ci courent un risque du simple fait qu'ils sont perçus comme sympathiques aux Kurdes. Puisque l'agente ne remet pas en question l'identité du demandeur à titre de Kurde alevi de la région du K. Maras, le demandeur allègue que la présente affaire s'inscrit dans un courant jurisprudentiel qu'illustre la décision Seevaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 694 (C.F. 1re inst.) (QL) et qu'il incombait à l'agente d'évaluer le risque de persécution. Le demandeur estime que cette évaluation n'a pas été faite.


[11]            Premièrement, il y a lieu selon moi de distinguer l'affaire Seevaratnam de celle qui nous occupe. Dans Seevaratnam, on a établi l'identité tamoule de la jeune demanderesse. On y a également soumis à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié une preuve documentaire liée directement et hors de tout doute au traitement des femmes dans la situation de la demanderesse. La Cour a conclu que la Commission avait simplement rejeté la demande en raison du manque de crédibilité de la demanderesse. Dans ces circonstances, déclare la Cour au paragraphe 11, « il existait d'autres éléments de preuve susceptibles d'influer sur l'appréciation de la demande. Ces autres éléments de preuve auraient donc dû être appréciés expressément » . Les faits dont je suis saisie diffèrent. En l'espèce, la preuve a fait l'objet d'une évaluation.


[12]            L'agente a examiné en profondeur la preuve documentaire. Le demandeur ne prétend pas que certains éléments de preuve ont été mis de côté. Il soutient plutôt que la preuve appuie sa prétention voulant qu'il coure un risque du fait qu'il est un Kurde alevi originaire du K. Maras. Il souligne de nombreuses références dans la preuve documentaire aux risques encourus par les Kurdes alevis et aux problèmes qui affligent la région du K. Maras en Turquie. L'agente reconnaît les difficultés auxquelles font face les personnes dans la situation du demandeur. En plus de cette preuve cependant, l'agente réfère à de nombreux éléments de preuve qui démontrent que les Kurdes alevis ne sont pas tous exposés en Turquie à un risque de persécution ou de traitements ou peines cruels et inusités, ou encore à une menace pour leur vie. En résumé, l'agente a procédé à une évaluation attentive de tous les éléments de preuve documentaire dont elle était saisie et soupesé chacun d'eux. Après avoir examiné la preuve documentaire, je suis convaincue que sa conclusion n'était pas déraisonnable.

Le lieu d'origine en Turquie du demandeur

[13]            Enfin, le demandeur soutient que la demande aurait dû être appréciée en tenant compte de son lieu d'origine, la région du K. Maras. En réponse à cette prétention, je souligne qu'il incombe au demandeur d'établir le bien-fondé de sa demande. Comme l'a déclaré la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 164, au paragraphe 11 (C.A.F.) (QL), « [l]e défaut d'un revendicateur de satisfaire à ses obligations quant au fardeau de la preuve ne peut être imputé à la Commission et se transformer en faute de la Commission » . Bien que cette affaire concernait une revendication de statut de réfugié, j'estime que le principe y énoncé trouve application en l'espèce.


[14]            La demande du demandeur est brève et repose presque exclusivement sur la lettre de M. Goven. Bien que celui-ci fasse référence à la situation des Kurdes du K. Maras, il signale à plusieurs reprises le risque encouru par tous les Kurdes en Turquie. Ni l'avocate du demandeur ni le demandeur n'ont indiqué dans la demande que celui-ci courait un risque du fait qu'il est originaire de cette région spécifique de la Turquie. Étant donné que le demandeur n'a pas clairement allégué courir un risque du fait qu'il est originaire du K. Maras, je ne vois pas en vertu de quoi l'agente aurait été tenue de réfléchir sur le bien-fondé de ce lien. Selon moi, l'agente a conclu de manière raisonnable que le risque auquel le demandeur prétend être exposé n'est pas encouru par lui personnellement, mais par les Kurdes alevis en général.

Conclusion

[15]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Puisque aucune des parties n'a proposé de question à certifier, aucune ne le sera.

                                                          ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          que la demande soit rejetée;

2.          qu'aucune question de portée générale ne soit certifiée.

                                                                                                                  « Judith A. Snider »                     

                                                                                                                                         Juge                                 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                               IMM-4787-04

INTITULÉ :                                              ZEYNAL CIRAHAN c.

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                        TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                      LE 9 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                              LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                             LE 17 NOVEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Brena Parnes

POUR LE DEMANDEUR

Marianne Zoric

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.