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     Date : 19980421

     T-1811-97

     AFFAIRE INTÉRESSANT LA LOI SUR LA CITOYENNETÉ,

     L.R.C. (1985), ch. C-29,

     ET un appel d'une décision d'un juge de la citoyenneté,

     ET YUKO TAKAHASHI,

     appelante.

     ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]      L'appel est accueilli.

     " P. Rouleau "

                                         JUGE

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.

     Date : 19980421

     T-1811-97

     AFFAIRE INTÉRESSANT LA LOI SUR LA CITOYENNETÉ,

     L.R.C. (1985), ch. C-29,

     ET un appel d'une décision d'un juge de la citoyenneté,

     ET YUKO TAKAHASHI,

     appelante.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]      La Cour statue sur l'appel de la décision en date du 23 juin 1997 par laquelle un juge de la citoyenneté a refusé d'accorder la citoyenneté canadienne à l'appelante. Il a été jugé que l'appelante ne remplissait pas la condition de résidence prévue à l'alinéa 5(1)c) de la Loi, qui exige que le candidat à la citoyenneté canadienne ait, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout. Le juge de la citoyenneté a conclu que l'appelante n'avait été physiquement présente au Canada que 578 jours, de sorte qu'il lui manquait 635 jours sur les 1 095 jours exigés pour remplir la condition relative à la résidence.

[2]      Le juge de la citoyenneté a estimé que l'appelante ne remplissait pas les conditions énoncées à l'alinéa 5(1)c) de la Loi. En particulier, le juge de la citoyenneté a conclu que l'appelante n'avait pas conservé des liens suffisants avec le Canada au cours de ses absences pour que celles-ci soient considérées comme des périodes de résidence en vertu de la Loi. Finalement, en vertu du paragraphe 15(1), le juge a estimé qu'aucun des motifs énumérés aux paragraphes 5(3) et 5(4) de la Loi ne permettaient de recommander au ministre d'exercer son pouvoir discrétionnaire.

[3]      Étant donné que les appels interjetés devant la Cour fédérale en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté sont de nouveaux procès, la Cour peut tenir compte de tous les éléments de preuve, y compris du témoignage de l'appelante et de celui de tout autre témoin.

[4]      Dans son avis d'appel, l'appelante affirme que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en appliquant de façon stricte la condition de résidence prévue par la Loi et en ne tenant pas compte d'autres facteurs pertinents à une demande de citoyenneté.

[5]      L'appelante est née à Tokyo, au Japon, le 29 juin 1951. Elle a présenté une demande en vue d'immigrer au Canada en tant que membre de la catégorie des gens d'affaires régie par le Programme d'immigration des gens d'affaires et, le 17 juillet 1997, elle a obtenu le statut de personne ayant obtenu le droit d'établissement. Au 30 novembre 1994, les conditions auxquelles son admission au Canada était assortie avaient été remplies et devenaient donc caduques. L'appelante est célibataire et est propriétaire et exploitante d'une entreprise d'exportation de poisson, Pegasus Foods (Canada) Inc., qui a été constituée en personne morale sous le régime de la Company Act de la Colombie-Britannique le 6 mars 1990.

[6]      L'appelante affirme que son entreprise génère un chiffre d'affaires oscillant entre sept et dix millions de dollars U.S. chaque année. Elle a commencé avec un seul employé permanent et elle compte présentement à son service trois employés et demi. La compagnie exporte ses produits principalement au Japon et en Corée.

[7]      L'appelante affirme que ses absences du Canada peuvent être attribuées surtout aux démarches qu'elle fait pour développer et maintenir ses ventes à l'étranger, ce qui l'oblige à entretenir des relations personnelles au Japon et en Corée. Récemment, son chiffre d'affaires aux États-Unis a augmenté et elle fait présentement porter principalement ses efforts sur le développement des ventes au Canada. L'appelante soutient par conséquent que le développement de sa compagnie au Canada prendra désormais la plus grande partie de son temps, alors que ses débouchés japonais nécessiteront moins de supervision, étant donné qu'elle a depuis formé un employé pour entretenir des relations personnelles avec sa clientèle japonaise.

[8]      Avant son arrivée au Canada, l'appelante a acheté en 1989 à Delta (Colombie-Britannique) une maison qu'elle occupe toujours. Elle a payé ses taxes municipales et l'impôt sur le revenu fédéral.

[9]      L'appelante a comparu devant moi à Vancouver le 14 avril 1998. À son arrivée au Canada, elle a lancé son entreprise d'exportation de poisson en obtenant des sources d'approvisionnement aux États-Unis et au Canada et elle a, au fil des ans, investi quelque 1,3 millions de dollars dans cette entreprise. À partir du jour de son arrivée, elle est demeurée au Canada environ sept mois avant de retourner au Japon s'occuper de sa grand-mère très malade. Elle a expliqué ses antécédents familiaux : lorsqu'elle avait 20 ans, ses parents ont divorcé et elle a été prise en charge par sa grand-mère, qui est par la suite tombée malade. Elle a passé la plus grande partie de sa vie adulte à s'occuper de sa grand-mère et c'est grâce à un fonds en fiducie constitué par sa grand-mère qu'elle a pu immigrer au Canada et lancer son entreprise commerciale.

[10]      Elle a témoigné qu'en raison de l'éclatement de la famille et de la mésentente entre sa grand-mère et d'autres membres de la famille qui vivaient au Japon, c'est elle qui fut chargée de s'occuper de cette personne âgée lors de sa maladie et de son décès et que c'est elle qui a fait les démarches nécessaires au moment des funérailles. Elle a témoigné qu'il est essentiel d'avoir des contacts personnels pour survivre dans le domaine de l'exportation du poisson au Japon et que, si une personne n'est pas bien connue dans les cercles d'affaires et qu'elle n'a pas d'expérience dans le domaine, les importateurs japonais répugnent à faire des affaires avec des Nord-Américains à moins d'avoir des rapports personnels très étroits avec la personne avec laquelle ils font affaire.

[11]      Lorsque l'appelante est arrivée au Canada, elle n'avait plus de maison au Japon et elle a emmené tous ses effets personnels lors de son établissement en 1991.

[12]      Dans le jugement Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208, le juge en chef adjoint Thurlow a posé le principe que la présence physique à temps plein au Canada ne constitue pas une condition de résidence essentielle. Il a également conclu que la personne qui a son propre foyer établi au Canada ne cesse pas d'y être résidente lorsqu'elle quitte le Canada temporairement pour traiter des affaires, pour passer des vacances ou pour poursuivre des études.

[13]      Dans le jugement Huang, (1997), F.C.J. No. 112 (C.F. 1re inst.), le juge Dubé écrit :

     Lorsqu'un candidat à la citoyenneté a clairement et indubitablement établi un foyer au Canada, avec l'intention transparente de maintenir des racines permanentes dans ce pays, on ne devrait pas le priver de la citoyenneté simplement parce qu'il doit gagner sa vie et celle de sa famille en faisant affaires à l'étranger. Certains résidents canadiens peuvent travailler à partir de leur propre maison, d'autres retournent à la maison après le travail quotidien, d'autres y retournent chaque semaine et d'autres après de longues périodes à l'étranger.         

[14]      Dans le jugement Kit Ping Lui Ng, Imm. L.R. (2d) vol. 25, 1997, le juge Cullen écrit :

     Dans l'arrêt Koo (Re) (1992), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.), à la page 293, Madame le juge Reed a pleinement examiné la jurisprudence en matière de résidence et elle a résumé les différents critères permettant de déterminer si un appelant est résident au Canada, en dépit de son absence physique :         
         La conclusion que je tire de la jurisprudence est la suivante : le critère est celui de savoir si l'on peut dire que le Canada est le lieu où le requérant " vit régulièrement, normalement ou habituellement ". Le critère peut être tourné autrement : le Canada est-il le pays où le requérant a centralisé son mode d'existence ? "                 
     Pour constater si l'appelant " vit régulièrement, normalement ou habituellement " au Canada, le juge Reed a aussi proposé aux pages 293 et 294 six questions que la Cour pourrait poser pour s'aider à tirer une conclusion sur la résidence :         
     1)      la personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s'absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté ?         
     2)      où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant ?         
     3)      la forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu'elle n'est qu'en visite ?         
     4)      quelle est l'étendue des absences physiques (lorsqu'il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables) ?         
     5)      l'absence physique est-telle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger) ?         
     6)      quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays ?         

[15]      Dans le cas qui nous occupe, l'appelante est arrivée au Canada à titre de membre de la catégorie des gens d'affaires et elle a lancé au Canada une entreprise d'exportation prospère. Elle n'a quitté le Canada qu'au bout de sept mois, lorsque sa grand-mère, qui était à la fois sa tutrice et sa bienfaitrice, est tombée malade. Elle voyage beaucoup pour conserver ses relations d'affaires au Japon. L'appelante a également expliqué qu'elle a formé une employée canadienne d'origine japonaise pour s'occuper de la clientèle japonaise et qu'elle sera désormais ainsi en mesure de concentrer ses énergies sur ses activités au Canada et qu'elle pourra passer plus de temps au Canada.

[16]      Suivant l'examen que je fais de la preuve, il n'y aucun doute dans mon esprit qu'en raison de la situation familiale de l'appelante et du divorce regrettable de ses parents alors qu'elle avait une vingtaine d'années, il existait un grand malaise entre elle et ses parents, de sorte qu'elle a fini par aller vivre chez sa grand-mère, qui est devenue sa tutrice et sa bienfaitrice. L'appelante n'a pas de personnes à charge au sein de sa famille immédiate au Japon et elle ne conserve pas de résidence dans ce pays. Je suis convaincu que la nature de son travail appuie son argument que, lorsqu'elle rentre au Canada, ce n'est pas à titre de visiteuse, mais pour revenir à son foyer établi et à son seul lieu de résidence.

[17]      Je suis convaincu que l'exportation de poisson au Japon est un domaine hautement spécialisé qui exige des contacts personnels poussés pour convaincre les importateurs de ce pays étranger d'accepter nos produits. Je suis également convaincu que la qualité des liens qu'entretient l'appelante avec le Canada sont beaucoup plus importants que ceux qu'elle possède avec son ancien pays de citoyenneté, le Japon, surtout depuis la mort de sa grand-mère.

[18]      Ainsi que l'amicus curiae l'a souligné, l'appelante a continué à résider sans interruption au Canada pendant au moins sept mois avant de s'absenter à de nombreuses reprises par affaires ou pour s'occuper de sa tutrice légale.



[19]      Je recommande donc que la citoyenneté lui soit attribuée.

     " P. Rouleau "

                                         JUGE

OTTAWA (Ontario)

Le 21 avril 1998.

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-1811-97
INTITULÉ DE LA CAUSE :      Loi sur la citoyenneté et Yuko Takahashi
LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (C.-B.)
DATE DE L'AUDIENCE :      14 avril 1998

MOTIFS DU JUGEMENT prononcés par le juge Rouleau le 21 avril 1998

ONT COMPARU :

     Me Brian Edward Tadayoshi Tsuji          pour l'appelante
     Me Julie D. Fisher                  amicus curiae

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Me Brian Edward Tadayoshi Tsuji          pour l'appelante
     avocat et procureur
     Vancouver (C.-B.)
     Me Julie D. Fisher                  amicus curiae
     avocate et procureure
     Vancouver (C.-B.)
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