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                                                                                                                                 Date : 20000725

                                                                                                                           Dossier : T-1259-97

Entre

                                                KINETIC CONSTRUCTION LTD.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                          - et -

                   KNAPPETT CONSTRUCTION LTD., CCM CONSTRUCTION LTD.,

                                                KINETIC CONSTRUCTION LTD.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                          - et -

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge McKEOWN

[1]         Il y a en l'espèce recours en contrôle judiciaire contre une décision par laquelle le directeur régional du ministère du Travail à Vancouver (le directeur) a déterminé des justes salaires en application de l'article 4 du Règlement sur les justes salaires et les heures de travail, C.R.C. 1978, ch. 1015 (le Règlement), et de l'article 6 de la Loi sur les justes salaires et les heures de travail, L.R.C. (1985), ch. L-4 (la Loi).


LES POINTS LITIGIEUX

[2]         Il échet d'examiner :

1)    dans quelle mesure il faut faire preuve de réserve, s'il y a lieu, vis-à-vis de l'application de la Loi et du règlement par le directeur;

2)    quelle est l'interprétation correcte de la Loi sur les justes salaires et les heures de travail et du règlement, en ce qui concerne :

a)    les justes salaires au sens de la Loi et du règlement;

b)    les pouvoirs et attributions du directeur pour ce qui est de l'établissement des barèmes de justes salaires;

3)    si la décision du directeur d'imposer des justes salaires au sens de la loi dite British Columbia Skills Development and Fair Wage Act, R.S.B.C. 1996, c. 427, modifiée (la loi de la Colombie-Britannique) est compatible avec la définition de ce concept dans la législation fédérale d'une part, et avec ses pouvoirs et attributions d'autre part.

LES FAITS DE LA CAUSE

[3]         La décision en cause du directeur est datée du 3 février 1995. Celui-ci l'a subséquemment revue le 6 décembre 1996. Bien qu'il y ait en fait deux décisions, elle seront considérées comme étant la même dans le cadre de ce recours, puisque le différend est le même. La période visée par ce recours commence le 6 décembre 1996.


[4]         Ce recours résulte de la fusion de deux recours antérieurs. Tous les deux sont dirigés contre une décision du même genre du directeur. Le recours de 1997 visait une décision en date du 22 mai 1997 et portant que les salaires versés aux travailleurs employés à un ouvrage défini au Buoy Maintenance Building à Victoria, étaient ceux figurant au barème des taux de justes salaires minimum, établi en application de la loi de la Colombie-Britannique.

[5]         Par lettre en date du 6 décembre 1996 (la décision), le directeur a fait savoir que pour tous les travaux qui satisfont aux conditions de la loi dite Skills Development and Fair Wage Act de la Colombie-Britannique, le juste salaire sera fonction du taux de salaire horaire, et non du taux de prestations. Et que la province de la Colombie-Britannique serait le district au sens de l'article 4 du règlement fédéral. Le recours de 1997 portait sur le point de savoir si le directeur appliquait correctement ce règlement fédéral en se basant sur la barème de salaires de la Colombie-Britannique et en considérant cette dernière comme formant un district. Le règlement fédéral prévoit plus d'un district par province. Les demanderesses soutiennent qu'une partie de la province, savoir la conurbation de Victoria ou l'île de Vancouver, aurait dû constituer le district pour l'application de la Loi et du règlement.

ANALYSE

[6]         Pour savoir quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable ou dans quelle mesure il faut faire preuve de réserve vis-à-vis de la décision du directeur, il convient de commencer par l'investigation évoquée par le juge Bastarache dans Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 983, page 1004 :

La détermination de la norme de contrôle que la cour de justice doit appliquer est centrée sur l'intention du législateur qui a créé le tribunal dont la décision est en cause. Plus précisément, la cour appelée à exercer le contrôle judiciaire doit se demander : « La question soulevée par la disposition est-elle une question que le législateur voulait assujettir au pouvoir décisionnel exclusif de la Commission? » (Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers' Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, au par. 18, le juge Sopinka).

Depuis l'arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, notre Cour a décidé que l'interprétation des lois exige la prise en compte de plusieurs facteurs différents dont aucun n'est décisif mais qui fournissent chacun une indication s'inscrivant sur le continuum du degré de retenue judiciaire approprié pour la décision en cause. C'est ce qu'on a appelé l'analyse « pragmatique et fonctionnelle » .


[7]         Les parties conviennent que je dois décider à quel point la Cour fera preuve de réserve vis-à-vis de la décision du directeur en l'espèce. La demanderesse soutient que la norme de contrôle applicable est celle du bien-jugé alors que pour le défendeur, c'est celle de la décision manifestement déraisonnable qu'il faut appliquer. La demanderesse soutient qu'il s'agit en l'espèce de l'interprétation d'un texte de loi, tandis que pour le défendeur, il s'agit de contrôler le pouvoir discrétionnaire d'une autorité en l'absence de toute limitation légale expresse, cependant que le législateur a entendu investir le directeur d'un pouvoir discrétionnaire étendu. Après lecture de la Loi cependant, je ne peux pas dire que le directeur ait été investi d'un large pouvoir discrétionnaire. Comme l'a fait observer Mme le juge L'Heureux-Dubé dans Baker c. Canada (M.C.I.) (1999), 174 DLR (4th) 193 à la page 225 :

¼ il n'est pas facile d'établir une distinction entre l'interprétation et l'exercice du pouvoir discrétionnaire; l'interprétation de règles de droit comporte un pouvoir discrétionnaire étendu pour ce qui est de clarifier, de combler les vides juridiques, et de choisir entre différentes options.

[8]         La Loi et le règlement n'investissent pas le directeur d'un pouvoir discrétionnaire absolu pour déterminer un juste salaire. L'article 2 de la Loi définit « justes salaires » comme suit :

« justes salaires » Les salaires généralement réputés courants pour les ouvriers qualifiés dans le district où le travail est exécuté, compte tenu de la nature ou de la catégorie de travail à laquelle ces ouvriers sont respectivement employés; cependant, ces salaires doivent dans tous les cas être justes et convenables et ne peuvent en aucune circonstance être inférieurs au salaire horaire minimum prescrit par la partie III du Code canadien du travail ou sous le régime de cette partie.

[9]         Sous le régime du règlement en vigueur jusqu'au 14 septembre 1999, date à laquelle il fut modifié par le texte réglementaire DORS/99-362 (le règlement modifié), le directeur était guidé par les dispositions suivantes. L'article 5 l'habilitait à établir un barème des taux de salaire déterminé par lui conformément au paragraphe 4(1) ou (2), lesquels taux ne pouvaient, en aucune circonstance, être inférieurs au salaire horaire minimum prescrit par la partie III du Code canadien du travail. Les paragraphes 4(1) et (2) portaient :


(1) Le Directeur peut, en se fondant sur les résultats d'enquêtes relatives aux salaires et sur toute autre source de renseignements concernant les salaires, qu'il estime appropriée, s'assurer du paiement des taux de salaire généralement réputés courants pour les ouvriers qualifiés dans le district où l'ouvrage doit être exécuté par contrat, compte tenu de la nature ou de la catégorie du travail auquel seront affectés les ouvriers employés à l'ouvrage à être exécuté par contrat.

(2) Lorsque, dans tout district où le travail prévu dans un contrat doit être exécuté, il ne se trouve pas de taux de salaire généralement réputés courants pour un travail de la nature ou de la catégorie de celui auquel doivent être affectés les ouvriers en vertu du contrat, le Directeur peut, de la façon décrite au paragraphe (1), s'assurer du paiement des taux de salaire généralement réputés courants pour les ouvriers qualifiés dans tout district où l'on compte recruter les ouvriers aux fins du genre de travail exigé dans le contrat.

[10]       L'article 5 du règlement modifié prévoit que le directeur régional établit et rend publique une échelle des taux de salaires d'après les taux visés à l'article 4 pour chaque district relevant de son autorité. Ce qui signifie qu'il y aura plus d'un district relevant du directeur régional. L'article 4, tel qu'il est actuellement en vigueur, prévoit ce qui suit :

4. (1) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), le juste salaire payable pour un travail dans un district donné est, le cas échéant, le taux prévu et éventuellement modifié par la législation provinciale pour ce travail compte tenu de sa nature ou catégorie, si ce taux est généralement accepté comme étant le taux courant.

(2) En l'absence de taux prévu par la législation de la province pour un district donné, le juste salaire est équivalent à la moyenne des salaires payés dans ce district, compte tenu de la nature ou catégorie de travail, obtenue à partir des estimations statistiques de Statistique Canada qui sont établies selon les enquêtes de professions pour le secteur de la construction.

(3) Lorsque, pour un district donné, les taux de salaires prévus par la législation provinciale ne sont pas généralement acceptés comme étant courants, les justes salaires pour ce district sont ceux déterminés conformément au paragraphe (2).

(4) Le juste salaire ne doit en aucun cas être inférieur au salaire horaire minimum fixé sous le régime de la partie III du Code canadien du travail.

[11]       Il y a lieu de noter que sous le régime de l'article 4 du règlement comme du règlement modifié, le taux provincial ne vaut juste salaire que s'il est généralement accepté comme étant le taux courant; il appartient au directeur de décider s'il en est ainsi. On peut aussi noter que si la loi provinciale ne fixe aucun taux pour le district concerné, il y a une autre formule qui peut s'appliquer. À mon avis, il est clair que sous le régime de la Loi et du règlement, tel qu'il s'appliquait auparavant et tel qu'il est actuellement en vigueur, le pouvoir de détermination du juste salaire du directeur connaît des limites.


[12]       L'arrêt Pushpanathan c. Canada (M.C.I.), [1998] 1 R.C.S. 982, définit les quatre facteurs de la norme de contrôle judiciaire. Le premier est la présence ou l'absence d'une clause privative. Or, il n'y a aucune clause privative en jeu en l'espèce.

[13]       Le deuxième facteur est l'expertise de l'autorité administrative concernée. Voici la conclusion tirée à ce sujet par le juge Bastarache dans Pushpanathan, en page 1007 :

Si le tribunal est doté d'une certaine expertise quant à la réalisation des objectifs d'une loi, que ce soit en raison des connaissances spécialisées de ses membres, de sa procédure spéciale ou de moyens non judiciaires d'appliquer la loi, il y a lieu de faire preuve de plus de retenue.

En l'espèce, l'autorité administrative ne doit justifier d'aucune connaissance spécialisée, en particulier sous le régime du nouveau règlement. Le directeur témoigne qu'il n'avait aucune expertise particulière dans l'interprétation de la législation applicable et qu'il n'a consacré que très peu de son temps à ces questions. Avant 1995, il avait effectué des enquêtes sur les salaires, ce qu'il n'a pas fait depuis. Une fois le taux provincial adopté, aucune autre enquête n'a été effectuée. La gouvernement de la Colombie-Britannique a bien entrepris des enquêtes, mais le directeur n'en a jamais examiné les résultats. L'expertise est un concept relatif, et je conclus que l'expertise du directeur dans l'application de la Loi et du règlement se trouve au bas de l'échelle.

[14]       Le troisième facteur est l'objectif de la Loi en général et de la disposition en jeu en particulier. Le défendeur soutient que la Loi et le règlement requièrent un juste équilibre entre les intérêts des différentes parties. Ce juste équilibre ne figure nulle part dans la Loi ou dans le règlement, par référence ou de quelque façon que ce soit, et il n'est certainement pas prévu dans les articles applicables.


[15]       Le quatrième facteur est la nature du point litigieux, et je dois décider s'il s'agit d'un point de droit ou d'un point de fait. Dans Pushpanathan, page 1010, le juge Bastarache s'est prononcé en ces termes :

Toutefois, en cas d'ambiguïté des autres facteurs, les cours de justice doivent faire preuve de moins de retenue à l'égard des décisions qui portent sur de pures questions de droit.

[16]       Bien que selon l'article 6 du règlement, il doive être informé de la nature du contrat envisagé avant que celui-ci ne fasse l'objet d'un appel d'offres ou ne soit conclu, le directeur fait savoir qu'il n'en était rien dans les faits. En outre, le paragraphe 6(2) prévoit qu'avisé du contrat projeté ou de l'appel d'offres, il enverra à l'adjudicateur un barème de taux de salaire applicable au contrat projeté. Ce qui ne s'est pas fait non plus en l'espèce. À mon avis, le directeur doit s'assurer de l'observation de ces dispositions. Le règlement modifié ne laisse d'ailleurs aucun doute à ce sujet. En conséquence, le directeur doit à l'avenir se conformer aux dispositions des paragraphes 6(1), (2) et (3).

[17]       Puisque la réglementation économique est au coeur de l'affaire en instance bien que la législation applicable ne mette en place aucun régime d'ensemble en la matière, je pense que la norme applicable se situe au milieu du spectre, c'est-à-dire qu'il faut appliquer la norme de la décision raisonnable sans plus. L'interprétation de la législation pour en dégager le sens des justes salaires ne nécessite aucune expertise étendue en matière d'interprétation des lois, puisque le sens du concept est circonscrit par la Loi, le règlement et le règlement modifié. J'aurais été plus enclin à lui reconnaître une expertise étendue si le directeur avait choisi le taux de salaire après avoir reçu des enquêtes sur les salaires ou tels autres renseignements jugés pertinents pour déterminer les taux de salaire, mais il s'est contenté de s'appuyer sur les justes salaires provinciaux, sans les avoir comparés à quoi que ce fût pour vérifier s'il s'agissait d'un taux généralement accepté comme courant.


[18]       Je passe maintenant au deuxième point litigieux.

[19]       Afin de savoir si le directeur a appliqué, de façon raisonnable, la Loi, le règlement et le règlement modifié, il faut examiner certains éléments de preuve relatifs aux taux de salaire courants en Colombie-Britannique. La preuve principale en la matière se trouve dans un rapport établi par les professeurs Stanbury, Globerman et Vertinsky, et selon lequel le barème de salaires provincial n'est pas celui des salaires courants en Colombie-Britannique. Le défendeur n'a versé au dossier aucun document en réfutation de ce document déposé par les demanderesses. Il fait plutôt valoir son interprétation de la Loi et du règlement, laquelle, à son avis, lui permet de déterminer le taux de salaire en fonction de la catégorie ou de la nature du travail auquel sont affectés les travailleurs concernés. Il soutient que, par le jeu de l'article 2 de la Loi et de l'article 4 du règlement et du règlement modifié, le directeur peut distinguer le travail dans le secteur privé et celui dans le secteur public. Les demanderesses soutiennent le contraire, disant que la Loi, le règlement et le règlement modifié ne prévoient pas une distinction de catégories selon qu'il s'agit de travaux de construction publics ou privés. Le barème de salaires provincial est basé sur les taux syndicaux pour les travaux de construction publics valant plus de 250 000 $. Le 6 décembre 1996, le directeur a fait savoir que tous les travaux répondant aux critères de la Loi de la Colombie-Britannique seraient soumis aux taux de salaire horaire, et non au taux des prestations, à titre de justes salaires en Colombie-Britannique. L'ensemble de la province était considéré comme formant un district.


[20]       L'article 5 du règlement prévoit que le directeur régional peut établir un barème des taux de salaire déterminé par lui conformément au paragraphe 4(1) ou (2). Le paragraphe 4(1) prévoit qu'il peut, en se fondant sur les résultats d'enquêtes relatives aux salaires et sur toute autre source de renseignements concernant les salaires, qu'il estime appropriée, s'assurer du paiement des taux de salaire généralement réputés courants pour les ouvriers qualifiés dans le district où l'ouvrage doit être exécuté par contrat. Sous le régime du règlement modifié, le juste salaire est le taux prévu par la législation provinciale si ce taux est généralement accepté comme étant le taux courant.

[21]       La définition de justes salaires comporte trois éléments. Les justes salaires sont a) les salaires généralement réputés courants pour les ouvriers qualifiés; b) dans le district où le travail est exécuté; c) compte tenu de la nature ou de la catégorie du travail à laquelle ces ouvriers sont respectivement employés. La Loi prévoit aussi que ces salaires doivent être justes et convenables, mais cette prescription n'est pas développée dans le règlement. À mon avis, le premier élément des justes salaires, savoir qu'ils doivent être « généralement réputés courants pour les ouvriers qualifiés » , signifie simplement qu'il s'agit des salaires au taux du jour ou typiques que touchent les ouvriers qualifiés. En particulier, l'expression « généralement réputés courants » est clairement une référence aux salaires actuellement payés par les entrepreneurs aux ouvriers en exécution de contrats de travail individuels ou, le cas échéant, de conventions collectives. Le deuxième élément b), « dans le district où le travail est exécuté » , se rapporte à la région géographique où se trouve le chantier de construction. Le concept de district n'est défini ni dans la Loi, ni dans le règlement, ni dans le règlement modifié. Le directeur a fait savoir que le district visé dans sa décision serait l'ensemble de la Colombie-Britannique. Cependant, le règlement et le règlement modifié prévoient que pour déterminer les salaires au taux du jour, le district doit être une région où les salaires du jour sont bien ou relativement uniformes, et doivent être ceux que touchent les ouvriers qualifiés dans la région.


[22]       À mon avis, le troisième élément c), « la nature ou la catégorie de travail à laquelle les ouvriers sont respectivement employés » , doit s'interpréter comme se rapportant aux classifications habituelles ou typiques des métiers de la construction, comme charpentier, plombier, électricien ou manoeuvre. C'est ce qui se vérifie par le barème de salaires provincial lui-même, prévu pour les différents métiers recevant un certain taux de salaire horaire minimum. Le défendeur soutient que le directeur conçoit la catégorie du travail comme celle de la construction publique, mais il n'y a rien dans la définition de justes salaires dans la Loi, le règlement ou le règlement modifié, qui dise que la nature ou la catégorie du travail est définie par le maître d'oeuvre. Il s'agit du travail auquel les ouvriers sont employés. Ces ouvriers ne se consacrent pas aux travaux de construction publics. Je tiens aussi à noter que le directeur ne saurait distinguer entre charpenterie publique et charpenterie privée. En résumé, les « justes salaires » que prévoit la Loi s'entendent des salaires qui ont cours dans une région géographique donnée et qui sont payés aux ouvriers dans chaque métier de la construction. Il y a une cause, Independent Contractors and Business Association (British Columbia) v. British Columbia (1993), 6 B.C.L.R. (3rd) 177, dans laquelle le juge Scarth était appelé à se prononcer sur la même question que celle en instance. À l'époque, la loi applicable en la matière dans cette province était la loi dite Wage (Public Construction) Act, R.S.B.C. 1979, c. 426, qui employait un vocabulaire différent de celui de la loi fédérale. Dans cette dernière cause, les trois éléments mentionnés supra étaient les mêmes. Le premier élément prescrit par cette loi provinciale était qu'il devait s'agir de salaires et prestations habituellement payés aux ouvriers. Le deuxième élément était la région géographique où travaillaient ces ouvriers, et le troisième élément concernait l'exécution du travail d'une certaine nature ou catégorie ou l'exercice d'une certaine fonction. Il s'agissait de savoir si le barème institué par le gouvernement provincial à titre de politique générale était conforme à la loi. Selon le juge Scarth, ce que recherchait la demanderesse c'était un jugement déclarant que cette politique allait à l'encontre de la loi Wage (Public Construction) Act, et il a conclu en page 197 :

[TRADUCTION]

Je pense qu'elle l'est, à deux égards notamment. En premier lieu, les salaires et prestations payables en application de cette politique sont les mêmes pour toutes les régions géographiques de la province. La définition de « justes salaires » dans la Loi prévoit cependant que les salaires et prestations payés aux ouvriers doivent être :

raisonnablement équivalents aux salaires et prestations habituellement payés aux ouvriers pour l'exécution d'un travail d'une nature ou catégorie donnée ou l'exercice d'une fonction donnée dans la région géographique où ils son employés.

Il ressort des preuves et témoignages produits que les taux de salaire varient d'un point à l'autre de la province. En imposant un taux uniforme aux entrepreneurs, cette politique est contraire à l'article 2 de la Loi, qui leur fait obligation de payer les « justes salaires » au sens de la Loi.


[23]       Si on remplace par « règlement » le terme « politique » figurant dans le passage ci-dessus, celui-ci porte exactement sur la même question que celle que je dois résoudre en l'espèce. Selon les témoignages produits, les taux de salaire varient d'une région à l'autre de la Colombie-Britannique et le directeur n'a rien fait pour s'assurer que le barème provincial continue d'être le taux de salaire généralement accepté dans la province ou dans le district en question.

[24]       En résumé, les articles 4 à 7 du règlement imposent expressément des procédures à suivre par le directeur pour établir des barèmes de salaires, comme suit :

A. Le processus s'engage au moment où l'adjudicateur informe le directeur, par écrit, de la nature du contrat projeté ainsi que des classifications d'emplois que comportera probablement l'exécution de ce contrat (paragraphe 6(1)).

B.    Sur réception de cet avis, le directeur doit soit adresser à l'adjudicateur un barème de taux de salaire dûment applicable au contrat projeté, soit juger expressément inutile de fournir ce barème (paragraphe 6(2) et article 7).

C. S'il décide de prescrire un barème, les taux de salaire qui y figurent doivent être ceux dont il a conclu qu'ils sont généralement réputés courants pour les ouvriers qualifiés dans le district où l'ouvrage prévu au contrat doit être exécuté, compte tenu de la nature ou de la catégorie du travail auquel seront affectés ces ouvriers. Il doit donc s'assurer que les taux de salaire à payer sont conformes à la définition de justes salaires à l'article 2 de la Loi et à l'article 4 du règlement (paragraphe 4(1) et article 5).


D. Pour définir les taux de salaires appropriés à porter au barème, le directeur peut se fonder sur les résultats d'enquêtes relatives aux salaires ou sur toute autre source de renseignements en la matière (paragraphe 4(1)).

E.    Après vérification des taux de salaire appropriés, le directeur en notifie le barème à l'adjudicateur (paragraphe 6(2)).

[25]       Il ressort de cette procédure que le directeur n'est pas tenu de prescrire un barème de salaires, mais s'il le fait, les taux qui y figurent doivent être les taux courants pour chaque métier de la construction dans la région géographique visée par la Loi et le règlement. Comme noté supra, la décision du 6 décembre 1996 va à l'encontre de la Loi et du règlement, à deux égards au moins :

1.    Le directeur n'a pas respecté les prescriptions de l'article 6 du règlement faute d'avoir déterminé un barème de taux de salaire approprié pour chaque contrat projeté. Au contraire, les preuves produites confirment qu'il a produit un seul barème à appliquer à tous les travaux de construction fédéraux.

2.    En adoptant le barème de salaires provincial, il n'a pas observé la Loi faute de s'être assuré des taux de salaire qui soient compatibles avec la définition de « justes salaires » , ainsi qu'il y est tenu par la Loi et le règlement.

[26]       Le paragraphe 6(2) du règlement fait obligation au directeur de produire un barème de taux de salaire applicable au contrat projeté. Mais tout ce qu'il a fait à la date du 6 décembre 1996, c'était de donner une directive. Il n'a pas rempli l'obligation qu'il tient de la Loi de s'assurer que le barème correspond aux taux courants dans le district concerné. Qui plus est, il a limité la catégorie aux travaux de construction publics; or, pareille catégorie n'est nullement prévue par la Loi.


[27]       Après avoir passé en revue les textes applicables, je dois examiner maintenant si l'interprétation faite par le directeur de la Loi, du règlement et du règlement modifié était raisonnable, au regard de la norme de contrôle judiciaire applicable en l'espèce à mon avis, celle de la décision raisonnable sans plus. Je pense qu'il est allé au-delà d'une interprétation raisonnable des textes applicables, vu les limites dans lesquelles ces textes circonscrivent son pouvoir discrétionnaire. En conséquence, j'ai compétence pour annuler les décisions du directeur qui vont à l'encontre des dispositions d'habilitation de la Loi et du règlement; v. U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, et Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), op. cit.

[28]       J'en viens maintenant au troisième point litigieux, savoir si la décision du directeur d'imposer des justes salaires au sens de la loi dite British Columbia Skills Development and Fair Wage Act, R.S.B.C. 1996, c. 427, est conforme à la définition qu'en donne la loi fédérale et correspond à ses pouvoirs et attributions.


[29]       La décision du directeur va à l'encontre de la Loi et du règlement à trois égards. Il n'a pas suivi les procédures obligatoires, que prévoit l'article 6 du règlement. Il a choisi de donner une directive générale et n'a pas vérifié si le barème fixé par le gouvernement de la Colombie-Britannique est généralement accepté comme l'échelle courante dans le district où sont effectués les travaux. Même sous le régime du règlement modifié, il est toujours censé s'assurer que le taux de salaire choisi est généralement accepté comme le taux courant. La décision du directeur et le règlement modifié sont aussi contraires à la Loi, en ce que la définition des justes salaires dans la Loi signifie le paiement de salaires généralement réputés courants dans le district. Il faut qu'il y ait des régions géographiques distinctes à l'intérieur de la Colombie-Britannique. Par exemple, dans l'affaire Independent Contractors v. British Columbia, op. cit., le juge Scarth a relevé la différence entre une région à forte densité démographique comme Vancouver et la région rurale du Nord-Est de la province. Il faut donc conclure que le directeur n'a pas déterminé le salaire courant dans le district. Le paragraphe 4(3) du règlement modifié prévoit que dans le cas où, pour un district donné, les taux de salaire prévus par la législation provinciale ne sont pas généralement acceptés comme étant courants, les justes salaires pour ce district sont ceux déterminés conformément au paragraphe (2). On peut ainsi voir que le règlement modifié est encore plus explicite que le règlement initial pour ce qui est de la délimitation de plus d'une région géographique ou district. Le directeur a encore exercé ses pouvoirs de façon contraire à la Loi en imposant les barèmes provinciaux. Les barèmes de taux de salaire provinciaux de Colombie-Britannique sont établis en application de la Loi de la Colombie-Britannique, qui ne comporte aucune définition des justes salaires. Cette loi prévoit la possibilité de fixer les justes salaires par voie de règlement, et n'impose nullement la condition que ceux-ci soient généralement acceptés comme étant courants. À la différence du régime institué par la législation de la Colombie-Britannique, le directeur n'est pas investi du pouvoir discrétionnaire général de fixer les justes salaires comme il l'entend. Il ne peut adopter le taux provincial que si celui-ci est généralement accepté comme étant le taux courant. Il ressort des preuves et témoignages produits en l'espèce que le taux de salaire provincial n'est le taux courant ni pour l'ensemble de la Colombie-Britannique ni pour un grand nombre de régions géographiques de cette province.

[30]       Dans son affidavit, le directeur fait état des facteurs qu'il a pris en compte pour décider que les taux de salaire applicables aux travaux de construction financés par l'État fédéral doivent s'appliquer à travers la province. Ces facteurs sont : a) la nécessité d'assurer un juste salaire aux travailleurs employés à l'exécution de contrats de construction fédéraux; b) la nécessité de règles du jeu uniformes pour les entrepreneurs soumissionnant pour les contrats de construction fédéraux; c) l'impératif de transparence dans le processus d'adjudication des marchés publics; d) le fait que les taux provinciaux forment la norme de salaire dans la province pour les travaux de construction publics; et e) la nécessité d'adopter une politique des salaires qui soit uniforme avec les autres projets et en harmonie avec les taux provinciaux et les enquêtes sur le coût de la vie.


[31]       Il n'y a cependant aucune disposition dans la Loi ou dans le règlement qui habilite le directeur à prendre en compte la nécessité de règles du jeu uniformes. Lui-même a reconnu qu'il ne s'agit pas là d'un facteur devant entrer en ligne de compte dans la décision sur le barème de salaires. Il a également reconnu que la transparence dans le processus d'adjudication des marchés n'était pas un facteur dans la détermination des justes salaires. Indubitablement les deux facteurs à prendre en considération sont les taux provinciaux formant la norme de rémunération dans la province pour les travaux de construction publics, et la nécessité d'adopter une politique des salaires conforme avec les autres projets et en harmonie avec les taux provinciaux, sans que ces salaires soient nécessairement identiques à ces derniers. Cependant, le directeur n'a reçu les résultats d'aucune enquête ou autres renseignements qui lui auraient permis de décider si les taux provinciaux étaient généralement acceptés comme taux courants. M. Smelser, qui est un économiste spécialisé en marché du travail en service au ministère fédéral du Développement des ressources humaines, a fait savoir qu'il ne connaissait aucune information qui contredise le rapport Stanbury cité supra. Les preuves et témoignages produits ne font ressortir aucun avis différent des vues exprimées dans ce dernier rapport.

[32]       Je conclus en conséquence que la décision du directeur d'imposer des justes salaires au sens de la législation de la Colombie-Britannique n'est pas compatible avec la définition de ce même concept dans la législation fédérale ni avec ses pouvoirs et attributions. La Cour fait droit au recours en contrôle judiciaire et renvoie l'affaire au directeur pour qu'il revoie, de façon conforme aux


présents motifs, la question de savoir quel était le juste salaire dans chaque district depuis le 6 décembre 1996 jusqu'à l'heure actuelle. La demanderesse a droit à ses dépens.

                                                                                                                       Signé : W. P. McKeown            

                                                                                            ________________________________

                                                                                                                                                     Juge                            

Ottawa (Ontario),

le 25 juillet 2000

Traduction certifiée conforme,

Martine Brunet, LL. L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                  AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER No :                                    T-1259-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :             Kinetic Construction Ltd. et al. c. Le procureur général du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                6 juin 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE McKEOWN

LE :                                                      25 juillet 2000

ONT COMPARU:

M. Robert W. Grant                                          pour la demanderesse

Mme Adrienne Mahaffey                                     pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Heenan Blaikie                                      pour la demanderesse

Vancouver (C.-B.)

M. Morris Rosenberg                                        pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


                                                                                                                                 Date : 20000725

                                                                                                                           Dossier : T-1259-97

OTTAWA (ONTARIO), LE 25 JUILLET 2000

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE McKEOWN

Entre

                                                KINETIC CONSTRUCTION LTD.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                          - et -

                   KNAPPETT CONSTRUCTION LTD., CCM CONSTRUCTION LTD.,

                                                KINETIC CONSTRUCTION LTD.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                          - et -

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                                ORDONNANCE


La Cour fait droit au recours en contrôle judiciaire. L'affaire est renvoyée au directeur pour qu'il revoie, de façon conforme aux présents motifs, la question de savoir quel était le juste salaire dans chaque district depuis le 6 décembre 1996 jusqu'à l'heure actuelle. La demanderesse a droit à ses dépens.

                                                                                                                       Signé : W. P. McKeown            

                                                                                            ________________________________

                                                                                                                                                     Juge                           

Traduction certifiée conforme,

Martine Brunet, LL. L.

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