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                                                                                                                                 Date : 19990813

                                                                                                                           Dossier : T-1012-98

Entre :

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION,

                                                                                                                                             appelant,

                                                                          - et -

                                                             PI-HSIA KUO YEN,

                                                                                                                                               intimée.

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

[1]         Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le Ministre) appelle aux termes du paragraphe 14(5) de la Loi sur la Citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi) de la décision du juge de la citoyenneté Marguerite Ford, en date du 18 mars 1998, dans laquelle celle-ci a approuvé la demande de citoyenneté canadienne de l'intimée. L'appelant prétend que l'intimée n'a pas satisfait aux conditions de résidence énoncées à l'alinéa 5(1)c) de la Loi, étant donné qu'elle n'a été présente au Canada que 359 jours, et qu'il lui manque donc 756 jours sur les 1095 jours requis.

            Contexte

[2]         L'intimée, Pi-Hsia Kuo Yen, est une citoyenne de Taïwan âgée de 42 ans. Elle a obtenu le statut de résidente permanente le 4 avril 1994. Peu après, elle est retournée à Taïwan pour affaires. Deux de ses fils résident au Canada dans une maison dont elle est propriétaire; ils fréquentent l'école à Vancouver, alors que le plus jeune fils et le mari de l'intimée demeurent à Taïwan. La majeure partie des absences de l'intimée sont motivées par des raisons commerciales, et tous ses voyages se font sur Taïwan (dossier de l'appelant, ongle 2, dossier du tribunal, à la p. 8).

[3]         L'intimée est propriétaire d'une société canadienne, la Captain Stephen's Enterprises Ltd., qui offre des services de consultant aux importateurs d'objets décoratifs montés sur socle de bois fabriqués à Taïwan, aux Philippines et en Chine. La société a été constituée en 1996 et elle emploie les deux fils aînés de l'intimée, qui résident à Vancouver.

[4]         À l'époque où l'intimée a présenté sa demande de citoyenneté canadienne, le 27 juillet 1997, elle avait cumulé seulement 359 jours de présence dans les quatre années précédant immédiatement sa demande. Elle a inclus avec sa demande les présumés indices passifs de son engagement à l'égard du Canada : son numéro d'assurance sociale, sa carte d'assurance-maladie de la Colombie-Britannique, son permis de conduire de la Colombie-Britannique, son dossier d'établissement, ses relevés de cotisations à son REER, ses formulaires de Revenu Canada et une lettre de référence, de même que les permis de conduire de ses deux fils, leurs cartes d'abonnement au YMCA, des cartes de bibliothèque et le bulletin scolaire d'un de ses fils.

            La décision du juge de la citoyenneté

[5]         Dans les motifs de sa décision, le juge de la citoyenneté Ford note ce qui suit :

[TRADUCTION]

Bien que ses absences du Canada aient été plus nombreuses que ses jours de présence, elle y a établi sa résidence parce qu'elle y est propriétaire d'une résidence, qu'elle a un permis de conduire, une carte d'assurance-maladie et d'autres preuves de résidence. Ses enfants résident au Canada et ont demandé la citoyenneté. Ses absences sont dues à la poursuite de ses affaires dans une société d'importation établie localement.

                               (Dossier de l'appelant, onglet 2, dossier du tribunal, à la p. 32)

            La position de l'appelant

[6]         L'appelant soutient que l'alinéa 5(1)c) exige la présence physique et il s'appuie sur la décision de la présente Cour dans Re Pourghasemi (1993), 19 Imm.L.R. (2d) 259 (C.F. 1re inst.), qui indique que la condition de résidence a pour but de s'assurer que les candidats à la citoyenneté sont devenus des Canadiens, ou qu'ils ont eu la possibilité obligatoire de devenir des Canadiens.

[7]         Subsidiairement, l'appelant soutient que le juge de la citoyenneté a commis une erreur même en adoptant l'interprétation la plus libérale de l'article 5(1)c). L'appelant prétend que la preuve ne démontre pas que l'intimée a centralisé son mode de vie au Canada. Ses absences démontrent qu'elle a tout simplement visité le Canada, tout en continuant de résider à Taïwan; ses absences sont nombreuses et longues; elle n'a pas établi sa résidence au Canada initialement, puisqu'elle a quitté le pays pour Taïwan quelque 38 jours après avoir obtenu le statut de résidente permanente; elle continue d'avoir des propriétés à Taïwan et elle y réside dans une maison dont son mari est propriétaire; son seul lien avec le Canada est le fait que ses deux fils résident à Vancouver; et bien qu'elle se présente elle-même comme une femme d'affaires, elle n'a déclaré aucun revenu sur ses déclarations d'impôt canadiennes, à l'exception d'un revenu limité provenant de la location de ses propriétés à Taïwan. Il convient de noter que la centralisation du mode de vie d'une personne n'est pas une expression utilisée par le législateur.

[8]         L'appelant conteste également la plupart de l'affidavit de l'intimée, en faisant valoir que celui-ci renferme des renseignements et des éléments de preuve dont n'était pas saisi le juge de la citoyenneté et que ces éléments ne devraient donc pas être pris en compte dans la présente procédure de contrôle judiciaire (dossier de l'appelant, onglet 3, contre-interrogatoire de l'intimée, aux pages 6 à 20).

            La position de l'intimée

[9]         L'intimée soutient que l'alinéa 5(1)c) n'oblige pas un immigrant à être physiquement présent. Si un simple calcul mathématique du nombre de jours de présence était déterminant, selon l'intimée, il ne serait pas nécessaire de tenir une audience devant un juge de la citoyenneté. Elle soutient que ses absences étaient principalement motivées par des fins commerciales, avec quelques périodes de vacances. Elle prétend que ses contacts en Asie étaient essentiels à l'établissement de sa nouvelle entreprise au Canada.

[10]       L'intimée soutient que le juge de la citoyenneté n'a pas commis d'erreur en statuant qu'elle avait satisfait aux conditions de résidence parce que la qualité de ses liens avec le Canada est établie par son engagement à établir son entreprise locale et à élever sa famille au Canada. L'intimée signale qu'elle est fréquemment revenue au Canada au cours de cette période de quatre ans, en fait quelque 17 fois.

            La question en litige

[11]       La question est de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur quand elle a statué que l'intimée avait satisfait aux conditions de résidence énoncées à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la Citoyenneté.

            Analyse

[12]       Les conditions de résidence énoncées à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sont les suivantes :

5(1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

c) a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent, n'a pas depuis perdu ce titre en application de l'article 24 de la Loi sur l'Immigration, et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent.

[13]       La plupart des discussions concernant la résidence dans la jurisprudence pertinente semblent prendre comme point de départ le jugement du juge en chef adjoint Thurlow dans Re Papadogiorkakis, [1978] 2 C.F. 208 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, la résidence est considérée comme l'équivalent pour une personne d'avoir centralisé son mode de vie dans un lieu où elle retourne habituellement; cela dépend essentiellement du point jusqu'auquel une personne s'établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel.

[14]       Si l'on tient compte de la fréquence avec laquelle les avocats des demandeurs la citent, la décision Papadogiorkakis est sûrement l'une des causes qui a la plus grande faveur du Barreau. Est-ce parce qu'elle remonte à une certaine époque? Cela ne peut en être la raison puisque, dans le même volume, [1978] 2 C.F. des rapports de la Cour fédérale, figure le jugement Khoury, à la page 75, portant également sur une question de résidence comme condition pour obtenir la citoyenneté, qui a aussi été décidée par un distingué juge de la présente Cour, le juge A.M. Walsh. Le juge Walsh en est venu à une conclusion diamétralement opposée à celle qui est exprimée dans l'autre décision, rendue par le juge en chef adjoint Thurlow. La décision Habib Khoury, précitée, ne mérite pas moins de respect que la décision contraire. L'époque à laquelle ces deux affaires ont été jugées n'est pas la clé pour comprendre ces causes, mais la clé en est plutôt une adhésion fidèle à la Loi adoptée par notre Parlement démocratique.

[15]       L'usage ultérieur de cette décision, et des observations formulées par le juge Thurlow dans celle-ci, en a élargi la signification tout à fait hors de contexte et de proportion, et elle est maintenant utilisée pour justifier l'octroi de la citoyenneté même aux demandeurs les plus marginaux, ceux qui semblent adopter une attitude assez cavalière à l'égard de la condition légale requise par le législateur. Le libellé de l'alinéa 5(1)c) ne peut être plus clair : il exige la présence au Canada pendant trois des quatre années précédant immédiatement la demande d'une personne. Certaines absences sont permises, d'où la condition de trois ans de résidence sur les quatre années pertinentes. Il est perturbant et irritant de voir que les observations du juge Thurlow sont régulièrement utilisées pour contrecarrer la volonté du Parlement.

[16]       Dans la décision Re Pourghasemi (1993), 19 Imm.L.R. (2d) 259 (C.F. 1re inst.), la présente Cour a fait les observations suivantes :

Il est évident que l'alinéa 5 (1)a) vise à garantir que quiconque aspire au don précieux de la citoyenneté canadienne ait acquis, ou se soit vu obligé d'acquérir, au préalable la possibilité quotidienne de « se canadianiser » . Il le fait en côtoyant les Canadiens au centre commercial, au magasin d'alimentation du coin, à la bibliothèque, à la salle de concert, au garage de réparation d'automobiles, à l'église, à la synagogue, à la mosquée ou au temple - en un mot là où l'on peut rencontrer des Canadiens et parler avec eux - durant les trois années requises. Pendant cette période, le candidat à la citoyenneté peut observer la société canadienne telle qu'elle est, avec ses vertus, ses défauts, ses valeurs, ses dangers et ses libertés. Si le candidat ne passe pas par cet apprentissage, cela signifiera que la citoyenneté peut être accordée à quelqu'un qui est encore un étranger pour ce qui est de son vécu, de son degré d'adaptation sociale, et souvent de sa pensée et de sa conception des choses.

[17]       On ne peut trop insister, apparemment, sur le fait que pour devenir Canadien, une personne doit résider parmi les Canadiens et, de préférence, avoir des rapports avec eux. Cette assimilation ne peut se faire par l'ouverture de comptes de banque, l'achat de propriétés et de meubles, l'abonnement à la bibliothèque et autres organismes du même genre, et par le fait de laisser ses enfants au Canada tout en demeurant à l'étranger. C'est au législateur, et non pas à la présente Cour, de décider si la condition de résidence est trop rigide et si elle impose des difficultés indues.

            Conclusion

[18]       L'intimée n'a été au Canada que pendant une courte période, soit quelque 359 jours, et il lui manque donc plusieurs jours sur la période requise. Le juge de la citoyenneté a commis une erreur quand elle a conclu que l'intimée avait satisfait à la condition de résidence énoncée à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté. Par conséquent, compte tenu des absences prolongées de l'intimée du Canada, je suis d'avis d'accueillir l'appel de l'appelant et d'infirmer la décision du juge de la citoyenneté Ford en date du 18 mars 1998, au motif que les conditions du paragraphe 5(1)c) n'ont pas été respectées.

                                                                        (signature) « F.C. Muldoon »

                                                                                                Juge

Vancouver (C.-B.)

le 13 août 1999

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.


                                                  COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NEDU GREFFE :                                 T-1012-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                            c.

                                                            PI-HSIA KUO YEN

LIEU DE L'AUDIENCE :                     VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                    le 12 août 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE MULDOON

DATE :                                                 le 13 août 1999

ONT COMPARU :

Page Purcell                                          pour l'appelant

Deborah Carlson                                   pour l'intimée

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg

Sous-procureur général

du Canada                                             pour l'appelant

Swinton & Company

Vancouver (C.-B.)                                pour l'intimée

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