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Date : 19980707


IMM-1734-97

E n t r e :

     SULTAN MEHMOUD,

     demandeur,

     - et -

     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON


[1]      Le demande sollicite un bref de certiorari et un bref de mandamus relativement à la décision (U94-03333) par laquelle la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a, le 3 avril 1997, conclu qu'il y avait [TRADUCTION] " des raisons sérieuses de penser que le [demandeur] a commis une infraction à l'alinéa 1.F.a) de l'Annexe [de la Loi sur l'immigration] et que, par conséquent, il ne peut bénéficier de la protection que confère la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention " (dossier du demandeur, à la page 18).


[2]      L'Annexe est mentionnée au paragraphe 2(1) de la Loi et elle fait partie de la Convention dont le Canada est un des signataires. En voici les dispositions pertinentes :

                 Annexe - Articles E et F de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés                 
                 E. * * *                 
                 F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :                 
                      a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;                 
                      b) Qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés;                 
                      c) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.                 

[3]      Les conclusions de la SSR méritent d'être reproduites de manière à rendre claire la thèse de chacune des parties. Voici donc les extraits pertinents de cette décision :

                 Motif de la revendication                 
                      Le revendicateur [le demandeur] allègue qu'il serait persécuté s'il devait retourner au Pakistan en raison du rôle qu'il a joué au sein d'un organisme religieux et politique appelé Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP) [N. du T. : Armée des compagnons du Prophète]. Le revendicateur craint d'être persécuté tant par l'État que par les mouvements politiques opposés au SSP. La femme et l'enfant du revendicateur fondent leur revendication du statut de réfugié sur celle du revendicateur.                 
                 Questions en litige dans la revendication                 
                      Les questions litigieuses suivantes seraient pertinentes à la revendication du revendicateur, de sa femme et de leur enfant :                 
                      1.      l'identité des trois revendicateurs;                 
                      2.      le bien-fondé de la crainte de persécution du revendicateur, de sa femme et de leur enfant;                 
                      3.      la question de savoir s'il y a des raisons sérieuses de penser que le revendicateur a participé à des activités qui tombent sous le coup des clauses d'exclusion.                 
                      Les revendicateurs avaient déjà revendiqué au Canada le statut de réfugiés au sens de la Convention. Les revendicateurs sont arrivés au Canada en 1990 et ont revendiqué le statut de réfugiés au sens de la Convention. À l'époque, les revendications étaient entendues par un arbitre et un commissaire de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, qui étaient chargés d'établir si les revendications avaient un minimum de fondement. Il a été jugé que les revendications n'avaient pas un minimum de fondement et les revendicateurs ont reçu l'ordre de quitter le Canada.                 
                      Par suite de cette décision, les revendicateurs ont été expulsés du Canada et renvoyés au Pakistan en mars 1992. En novembre 1993, les revendicateurs sont revenus au Canada et ont revendiqué une seconde fois le statut de réfugié. Ils n'ont pas tenté de dissimuler leur première revendication du statut de réfugié au sens de la Convention.                 
                      * * *                 
                 2.      Bien-fondé de la crainte de persécution                 
                      Le revendicateur allègue qu'il serait persécuté s'il devait retourner au Pakistan en raison de ses activités au sein du SSP et de la Ligue musulmane du Pakistan. Dans son formulaire de renseignements personnels, le revendicateur relate plusieurs incidents qui se seraient produits, y compris des événements survenus après son expulsion du Canada au Pakistan. Une copie de ce récit est jointe aux présents motifs sous la cote A. Dans son témoignage, qui s'est étendu sur plusieurs séances, le revendicateur a fourni de plus amples détails au sujet des événements qui les avaient amenés, lui, sa femme et leur enfant, à s'enfuir du Pakistan à deux reprises. Le témoignage du revendicateur renferme plusieurs contradictions en ce qui concerne certains de ces événements * * *                 
                      * * *                 
                      Le témoignage que le revendicateur a donné au sujet des événements qui se sont produits en 1992-1993 était cohérent et n'a pas été contredit lors des témoignages. Parmi ces événements, mentionnons une fusillade au volant d'une voiture dont le revendicateur a été victime à sa boutique en septembre 1993. Au cours de cette fusillade, un des employés du revendicateur a été tué et trois autres ont été blessés. Une seconde fusillade au volant d'une voiture s'est produite au domicile du revendicateur. Le revendicateur a également témoigné qu'au cours de la première semaine d'octobre 1993, il y avait eu une descente chez lui et qu'il avait été battu. Ce témoignage est cohérent et n'a pas été contredit.                 
                      Le revendicateur a également témoigné que les membres de la famille d'un commandant adjoint de Lahore (sa femme et ses cinq enfants) avaient été assassinés en 1993.                 
                      * * *                 
                      Compte tenu de ces faits, le témoignage que le revendicateur a donné au sujet des aspects essentiels de sa revendication, particulièrement la période allant de 1989 à la date de sa première arrivée au Canada, est fondamentalement incohérent. La seule conclusion que le tribunal peut tirer est que le revendicateur semblait être en conflit avec des partis politiques opposés au cours de cette période et qu'il a été détenu pendant une certaine période de temps.                 
                      (DT, aux pages 7 à 12)                 

[4]      Le principal facteur en l'espèce et l'adhésion et l'appartenance du demandeur au SSP. Voici ce que la CISR écrit à ce sujet :

                 [TRADUCTION]                 
                      Le revendicateur a toutefois produit des documents et donné un témoignage cohérent au sujet de son affiliation au SSP. Le tribunal accepte que le revendicateur était un membre actif du SSP et qu'en conséquence, il s'attirait les foudres des partis politiques opposés. Compte tenu du climat d'affrontement violent qui existe entre les partis politiques au Pakistan, le tribunal accepte que le revendicateur a été persécuté du fait de son appartenance au SSP. Le degré de violence qui existe entre les factions opposées qui sont en présence au Pakistan est élevé et il ressort à l'évidence des pièces versées au dossier que les personnes qui jouent un rôle actif en politique courent de grands risques. On cite dans les pièces versées au dossier de nombreux cas de meurtres d'adhérents du SSP et de membres de leur famille (voir, par exemple, la pièce C-5, à la page 23). Le tribunal accepte qu'il y a plus qu'une simple possibilité que le revendicateur, sa femme et leur enfant courent un risque élevé de préjudice extrajudiciaire s'ils devaient retourner au Pakistan.                 
                      Le tribunal conclut donc que le revendicateur, sa femme et leur enfant ont raison de craindre d'être persécutés s'ils devaient retourner à Faisalabad, au Pakistan. Compte tenu du climat de violence qui règne sur toute l'étendue du territoire pakistanais, le tribunal conclut que le revendicateur, sa femme et leur enfant ne pourraient jouir d'une sécurité raisonnable en se réinstallant ailleurs au Pakistan.                 
                      (DT, à la page 13)                 

[5]      Jusqu'ici, le demandeur, sa femme et leur enfant semblent vraiment répondre à la définition de réfugiés au sens de la Convention. Il y a toutefois la question de l'exclusion prévue à l'alinéa 1.F.a) de l'Annexe. La Cour confirme que la CISR a bel et bien reconnu le statut de réfugiés au sens de la Convention au demandeur et à sa femme. Le débat tourne plutôt en l'espèce autour de la décision par laquelle la CISR a retiré ce statut au demandeur.

[6]      La CISR a déclaré à juste titre que c'est à l'intimé qu'il incombe de démontrer qu'il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis un acte qui l'exclut du champ d'application de la Convention. La norme de preuve applicable est moins exigeante que celle de la probabilité la plus forte (Ramirez c. M.E.I. [1992] 2 C.F. 306, 89 D.L.R. (4th) 173 (C.A.). L'arrêt de la Cour a été rédigé par feu le juge MacGuigan, qui a tenu les propos suivants :

                      Par conséquent, en dépit des nombreuses décisions internationales citées par l'appelant, qui insistaient sur la nécessité de donner une interprétation restrictive à la disposition d'exclusion, il appert qu'à la suite des atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale, les États signataires de la Convention de 1951 ont voulu se réserver un vaste pouvoir d'exclusion du statut de réfugié à l'égard des auteurs de crimes internationaux.                 
                      Le Guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (supra) énonce, à la page 38 :                 
                      147. Les instruments internationaux antérieurs à la Seconde Guerre mondiale qui définissaient différentes catégories de réfugiés ne contiennent aucune disposition excluant les criminels de leur champ d'application. C'est immédiatement après la guerre que, pour la première fois, des dispositions spéciales ont été élaborées en vue d'exclure du bénéfice de l'assistance alors accordées aux nombreux réfugiés certaines personnes qui étaient jugées indignes de la protection internationale.                         
                      148. Au moment où la Convention a été élaborée, le souvenir des procès des grands criminels était encore très présent et les États se sont accordés à reconnaître que les criminels de guerre ne devaient pas être protégés. En outre, les États voulaient être à même de refuser l'accès à leur territoire à des criminels qui seraient un danger pour la sécurité et l'ordre public.                         
                      149. C'est à l'État contractant sur le territoire duquel l'intéressé demande la reconnaissance de son statut de réfugié qu'il appartient de décider si celui-ci tombe sous le coup de l'une ou l'autre de ces clauses d'exclusion.                         
                      * * *                 
                      Je ne considère pas, toutefois, qu'un fardeau de preuve inférieur à la norme prévue en droit civil équivaille à l'exercice d'une " discrétion interne ", car j'estime que ce fardeau est conforme à la norme internationale et qu'il attribue approximativement la même importance aux mots " sérieuses " et " penser " employés dans l'énoncé de ce critère.                 
                      La question de savoir qui assume le fardeau de la preuve n'est pas en litige. Les deux parties s'entendent sur le fait que c'est à la partie qui invoque l'existence de raisons sérieuses de penser que des infractions internationales ont été commises qu'il incombe de les prouver, c'est-à-dire l'intimé. En plus d'éviter aux demandeurs d'avoir à prouver un élément négatif, cette attribution du fardeau est également conforme à l'alinéa 19(1)j) de la Loi, qui impose au gouvernement la charge de démontrer qu'il a des motifs raisonnables d'exclure les demandeurs. Pour toutes ces raisons, la procédure appliquée au Canada exige que le gouvernement assume la charge de la preuve et que la norme de preuve soit moindre que la prépondérance des probabilités.                 
                      (C.F. aux pages 312 et 14)                 
                      (D.L.R., aux pages 176 et 177)                 

[7]      Le SSP est un mouvement sunnite qui considère les chiites comme ses ennemis. Cette division est aussi regrettable que celle qui existe entre la chrétienté et le judaïsme, étant donné que les chiites et les sunnites sont des ramifications anciennes d'une même foi : l'islamisme.

[8]      La Cour prend connaissance d'office du schisme fondamental qui s'est produit dès le début entre les sunnites et les chiites. En l'an 656 (ap. J.-C.), seulement 24 années après la mort de Mahomet, le Prophète et Messager de Dieu qui était également le fondateur de l'Islam, la troisième calife (khalifa), un des compagnons du Prophète, qui s'appelait Uthman ibn Affan, a été assassiné par des mutins. Ali ibn Abi Talib, cousin et gendre du Prophète, a succédé à Uthman, devenant le quatrième calife. Il avait épousé Fatima, la seule descendante survivante de Mahomet et de sa première femme Khadijah. Ali et Fatima ont eu deux fils, Hassan et Husayn (Hussein). Ali était un homme charismatique et bon nombre de gens lui ont juré fidélité. Bon nombre de ces personnes (les alides) estimaient que le chef de l'Islam devait continuer à être un des membres de la famille du Prophète et qu'Ali en était le successeur légitime et désigné et qu'il en était d'ailleurs l'héritier légitime. Les partisans d'Ali ont pris le nom de chiites (shiat-u-Ali, le parti d'Ali). Ils étaient d'avis que les trois premiers califes étaient des usurpateurs, qui avaient dépouillé Ali de son titre légitime. Au cours du bref règne d'Ali, deux rébellions sanglantes ont éclaté. Son armée a déposé le premier chef sous l'inspiration d'Aisha, la veuve la plus jeune de Mahomet.

[9]      Plus capitale encore était l'opposition formée par Muawiyah, le neveu de feu Uthman, qui avait refusé la nomination d'Ali à Damas. Ali a répondu avec force, ce qui a convaincu les soldats de Muawiyah de leur défaite imminente. Brandissant le Coran sur le pointe de leurs lances, ils ont crié : " Que Dieu en décide ! " Ali a accepté et l'arbitrage qui s'en est suivi a eu deux conséquences majeures. Une faction d'alides, les kharijites (les schismatiques) ont répudié Ali en raison de sa " faiblesse ", parce qu'il n'avait pas réussi à soumettre Muawiyah et Muawiyah a continué à gouverner la Syrie puis, par la suite, l'Égypte. Ali a été assassiné par les kharijites en 661, et Muawiyal est devenu calife, et a choisi Damas comme capitale. Yazid, le fils de Muawiyah, a pris le pouvoir en 680, et Husayn, le fils d'Ali, a mené une rébellion contre Yazid, mais lui et son petit groupe de partisans ont été annihilés et le " martyre " de ces alides inspire depuis ces musulmans chiites. Pour eux, la première injustice, celle de refuser à Ali la succession à Mahomet, a été aggravée par l'écrasement du règne légitime de la dynastie du Prophète.

[10]      Les chiites professent donc la doctrine de l'imamat, par opposition au califat électif des sunnites. Les chiites considèrent que les sunnites parlent en termes désobligeants du Prophète ou, du moins, de sa descendance, en niant aux successeurs d'Ali et de Husayn le droit de régner. Qui peut résoudre le problème? Les chiites, qui croient que tous les imams, à l'exception du douzième, sont mort martyrs, attendent le douzième imam, qu'ils refusent de qualifier de calife. Le sultan de Turquie était le calife que Moustafa Kemal Atatürk a déposé au début des années vingt. Tout texte d'histoire objectif et fiable sur l'Islam relate tous ces faits avec plus de détails.

[11]      L'Islam est une de trois grandes religions monothéistes. C'est aussi la plus récente, les deux autres étant le judaïsme et le christianisme. En Occident, les tribunaux prennent connaissance d'office des événements historiques des deux plus anciennes religions monothéistes, tels que l'exode des Juifs de l'Égypte, leur exil à Babylone, le veau d'or et le décalogue, de même que le grand schisme entre Byzance et Rome, et la Réforme protestante. La Cour prend par conséquence également connaissance d'office du fait historique notable du grand schisme islamique survenu entre les sunnites et les chiites.

[12]      Il semble que ce schisme soit profond et irréconciliable, mais un événement comme un schisme n'empêche pas toujours et partout les parties en présence de vivre en paix côte à côte dans le respect mutuel.

[13]      Cependant, le Sipah-e-Sahaba, dont le demandeur est un fervent partisan, n'adopte pas une attitude pacifique envers ces concitoyens chiites, ainsi que la CISR était amplement justifiée de le conclure. On a en effet soumis à la CISR des éléments de preuve tendant à démontrer que des chiites innocents en prière avaient été massacrés par des meurtriers du SSP. À l'instar de presque toute personne qui adhère à une organisation de meurtriers, le demandeur nie connaître les membres du SSP qui ont tué des chiites ou d'avoir été leur complice. Il a témoigné qu'il participait aux activités caritatives et éducatives pacifiques du SSP. Il a donné un bureau et d'autres locaux au SSP sans exiger de loyer et s'est vu conférer pour cette bonne action le titre de " commandant adjoint ", dont il a atténué l'importance dans son témoignage en affirmant que ce titre était purement honorifique et qu'il n'avait aucune valeur précise. Le demandeur a témoigné qu'en plus des bureaux, les locaux qu'il prêtait sans exiger de loyer servaient de classes aux jeunes qui apprenaient le Coran par coeur. Compte tenu de l'inimitié implacable envers les chiites que le demandeur a laissé percer dans son témoignage, on n'enseigne pas à ces enfants, comme on peut facilement le penser, [TRADUCTION] " la pitié, l'amour et la compassion envers son prochain chiite ". La Cour infère plutôt qu'on leur enseigne à détester les chiites. Les veuves et les enfants des membres décédés du Sipah-e-Sahaba bénéficiaient aussi des largesses du demandeur. Les nazis et l'I.R.A. en ont-ils fait moins? Le défendeur affirme que le SSP est un mouvement terroriste, qui est condamné en vertu de l'alinéa 1.F.a) de l'Annexe de la Loi.

[14]      Dans le témoignage qu'il a donné devant la CISR, le demandeur a décrit la raison d'être du SSP. On trouve au volume 2 du dossier du tribunal administratif (DT) les éléments de preuve documentaire pertinents ainsi que le procès-verbal de l'audience qui s'est déroulée devant la CISR. Suivant la politique pakistanaise active, bon nombre de militants doivent " périr par l'épée ", étant donné que le demandeur a témoigné de la violence épidémique qui régnait, par laquelle beaucoup " vivent par l'épée ".

[15]      Parmi ces éléments de preuve documentaire se trouve un rapport en date du 14 mars 1996 du département d'État américain (à la page 442 D.T., pièce R-13). À la page 446, on trouve le paragraphe suivant :

                 [TRADUCTION]                 
                 Selon les sources policières et le Citizen Police Liaison Committee (CPLC), le 10 mars au matin, deux militants du mouvement sunnite militant Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP) ont été abattus dans le quartier de Landhi, à Karachi. Le même jour, en après-midi, une bombe de forte puissante a explosé à l'extérieur d'une mosquée chiite dans le quartier de Malir, faisant douze victimes, dont huit enfants. Le 12 mars, des assaillants ont pénétré dans un immeuble de Karachi, ont rassemblé sept hommes de trois familles chiites et les ont abattus. Les assaillants qui seraient membres du SSP ou qui seraient des tueurs à gages, ont par la suite été arrêtés et ont été accusés de meurtre.                 

Le SSP est de nouveau mentionné à la page 457 :

                 [TRADUCTION]                 
                 Le 24 août, un groupe faisant partie d'un mouvement extrémiste, le Sipah-e-Sahaba (SSP) a attaqué et saccagé les bureaux de la British Broadcasting Corporation (BBC) à Islamabad et a battu un journaliste de la BBC et un membre de son personnel. Il protestait contre un documentaire réalisé par la BBC sur les activités sectaires au Pakistan. Le chef du SSP, Maulana Zia ur-Rehman Farooqi, a publiquement revendiqué l'attentat, déclarant qu'il se voulait une manifestation pacifique, et non un saccage de bureaux. Le Premier ministre a publiquement dénoncé l'attentat et la police du Pendjab a arrêté Farooqi, mais l'a ensuite relâché.                 

On trouve une autre mention des activités du SSP à la page 461 du DT, vol. 2 :

                 [TRADUCTION]                 
                 Anwar Yaqub Masih, un chrétien qui a été arrêté en 1993 pour avoir [TRADUCTION] " blasphémé contre le Prophète Mahomet ", est incarcéré depuis deux ans à la prison régionale de Faisalabad, où il attend l'issue de son procès. À la suite de l'acquittement, en février, de Salamat et de Rehmat Masih par la Haute Cour, des militants du SSP ont annoncé que [TRADUCTION] " comme il est peu probable que les tribunaux punissent les blasphémateurs ", ils tueraient eux-mêmes Anwar Masih. En mars, à la suite de la demande présentée par l'avocat d'Asma Jehangir pour transférer l'affaire de Samundri à Faisalabad, la Haute Cour de Lahore a ordonné la suspension du procès de Samundri jusqu'à nouvel avis. Anwar Masih est toujours incarcéré.                 

[16]      Il ressort de ces extraits que, par l'intermédiaire de ses militants, le SSP prend des mesures de représailles en tuant des hommes, des femmes et des enfants chiites innocents dans des attentats aveugles, qu'il a sauvagement détruit les biens d'une société étrangère de radiodiffusion et qu'il a entravé le cours de la justice en se faisant justice lui-même par l'exécution sommaire de personnes qui avaient été acquittées de blasphème par le tribunal.

[17]      Le demandeur a témoigné que son organisation, le SSP, accuse à toutes fins utiles les chiites de blasphème. Niant ce que d'autres ont écrit au sujet du SSP " que son objectif est de faire du Pakistan un État sunnite ", le demandeur affirme bel et bien (DT, à la page 555) que l'objectif de son organisation [TRADUCTION] " est d'arrêter certaines personnes de calomnier le nom des successeurs ou des califes qui ont suivi le Prophète de l'Islam ". C'est tout ce que le demandeur est prêt à admettre de son plein gré. Confronté aux articles que l'avocat du défendeur lui a cités et dans lesquels le SSP demande l'élimination de tous les chiites pakistanais, qui forment 20 pour 100 de la population, le demandeur s'est contenté de nier les faits ou d'affirmer qu'il n'était pas au courant des faits en question (DT, à la page 560).

[18]      La CISR a tiré les conclusions suivantes qu'à notre avis, la preuve lui permettait de tirer :

                 [TRADUCTION]                 
                      Les parties ont eu beaucoup de temps pour recueillir des éléments de preuve au sujet du SSP et rien ne permet de penser que les actes de violence du SSP soient exécutés sous une autre identité. La violence semble être inhérente aux objectifs poursuivis par ce mouvement et le revendicateur s'est porté volontaire pour militer activement au sein du SSP.                         
                 3.      Bien que le tribunal accepte le témoignage du revendicateur suivant lequel il ne participait qu'aux aspect religieux, charitables et éducatifs du SSP, rien ne permet de penser que ces activités soient distinctes, sur le plan organisationnel, des activités politiques et militaires du SSP. En conséquence, la présente affaire est différente de celles dans lesquelles un revendicateur participe à des activités politiques, éducatives ou religieuses pacifiques qui sont distinctes de l'aile militante d'un mouvement.                         
                 4.      Compte tenu de ce qui précède, il est raisonnable de conclure que le revendicateur poursuivait les mêmes objectifs que le SSP, qui se caractérise d'abord et avant tout comme un mouvement se livrant à des actes de violence sectaires, et qu'il a contribué à l'atteinte des objectifs poursuivis par ce mouvement par les activités auxquelles il a participé.                         
                      Dans ses observations, l'avocat a fait valoir habilement et à juste titre qu'il n'y avait aucun élément de preuve qui permettait de rattacher directement le revendicateur à un acte de violence quelconque. Toutefois, le critère que le tribunal applique est plus large et il n'est pas nécessaire de présenter des éléments de preuve précis démontrant que le revendicateur a personnellement pris part à des actes de violence précis. Le tribunal doit se demander si le revendicateur s'est sciemment et consciemment fait complice des objectifs visés par le SSP, et s'il souscrivait aux actes de violence susceptible de contribuer à l'atteinte des objectifs du SSP. Or, la preuve amène le tribunal à conclure, compte tenu de la probabilité la plus forte, que le revendicateur était bel et bien complice des actes en question.                 
                      Le tribunal conclut donc qu'il y a des raisons sérieuses de penser que le revendicateur a commis une infraction à l'alinéa 1.F.a) de l'Annexe et qu'il ne peut bénéficier de la protection que confère la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention.                 
                      (DT, aux pages 17 et 18)                 

Qui plus est, quand on devient membre du SSP, c'est pour la vie. (DT, vol. 2, à la page 564.)

[19]      Les conclusions de la CISR peuvent se justifier par analogie. Il est bien connu historiquement que bon nombre de ceux qui étaient membres du parti nazi prétendaient ignorer la politique de ce parti qui a amené le troisième Reich à adopter une politique de racisme meurtrier contre tous les Juifs, certains Slaves et tous les Tsiganes. Ce stratagème était considéré invraisemblable dans presque tous les cas et les Nazis en question ont été condamnés légalement et moralement pour avoir aidé un parti terroriste par le biais duquel ils avaient contribué à persécuter leur compatriotes. Ainsi en est-il, presque toujours, avec l'IRA et le Hezbollah. En donnant son appui à de tels mouvements, on encourage la terrible persécution meurtrière des populations civiles, ou d'une partie de celles-ci, dans son propre pays. Le réfugié au sens de la Convention doit démontrer qu'il a raison de craindre d'être persécuté, mais il n'est pas admis au statut de réfugié si, à son tour, il persécute d'autres personnes ou s'il les terrorise ou leur inflige une crainte justifiée. La question de savoir si une telle personne est ou non un réfugié ne présente en réalité aucun intérêt si elle crée elle-même des réfugiés en persécutant d'autres personnes. Voici le véritable sens de l'alinéa 1.F.a) de l'Annexe de la Loi, ou du moins une partie de sa véritable signification.

[20]      Il semble que le demandeur se soit aperçu qu'il s'était empêtré dans ses propres explications au sujet de l'objet de son mouvement relaté à la page 55 précitée du dossier du tribunal (vol. 2). Il a réussi à éviter de répondre à la question évidente ou à la conclusion évidente qu'invitait la question.

                 [TRADUCTION]                 
                 BERMAN      Vous avez déjà dit que le Sipah-e-Sahaba [SSP] avait notamment pour objectif de s'assurer que les chiites ne blasphèment pas les prophètes?                 
                 LE REVENDICATEUR          Oui.                 
                 BERMAN      Comment le Sipah-e-Sahaba peut-il atteindre cet objectif?                 
                 LE REVENDICATEUR      Si vous voulez des détails au sujet du Sipah-e-Sahaba, en voici quelques-uns. Après le Prophète Mahomet, il y a eu quatre (inaudible), le prophète (inaudible) Salif (ph) et (inaudible), Hazra Husman (ph) et Hazra Ali. Et nous croyons aux quatre califes, alors que les chiites ne croient qu'à Hazra Ali. Cette différence qui nous a bien été expliquée et on nous a dit qu'il n'était pas souhaitable et acceptable qu'ils blasphèment les trois autres prophètes et c'est une des raisons pour lesquelles je sympathise avec le Sipah-e-Sahaba. Nous croyons effectivement aux quatre califes et nous estimons que nous devons tous les respecter.                 
                 BERMAN      Merci. Ma question était celle de savoir quels moyens vous prenez pour empêcher les chiites de blasphémer contre les trois prophètes.                 
                 LE REVENDICATEUR      Ça, je l'ignore, parce que ma participation ne vas pas jusque là.                 
                      (DT, vol. 2, à la page 590.)                 

[21]      La question de savoir comment le SSP s'y prend pour atteindre son objectif d'empêcher les chiites de blasphémer a été soulevée de nouveau comme on le constate au volume 2 du dossier du tribunal, à la page 602, mais l'avocat du demandeur a de toute évidence fait dévier le débat de sorte que l'avocat du défendeur n'a pas pu obtenir de réponse. Pourtant, la réponse est assez évidente. Comme empêche-t-on les chiites d'être des chiites? Comment fait-on pour empêcher un léopard d'avoir des taches? On élimine les léopards et alors il n'y a plus de léopards tachetés; c'est aussi simple que cela.

[22]      On a demandé au demandeur pourquoi il persistait à revenir au Canada après avoir vu sa revendication du statut de réfugié rejetée. Aux pages 591 et 592 du DT, vol. 2, le demandeur déclare notamment qu'il agit ainsi [TRADUCTION] " par solidarité politique " et qu'il peut continuer à promouvoir le SSP avec une dizaine d'autres adhérents qui se trouvent au Canada et qui ont présenté la même revendication. Le Canada a-t-il vraiment besoin d'accueillir des individus qui sont des partisans fanatiques de mouvements dont la raison d'être est de tuer ou d'autrement éliminer des personnes dans leur propre patrie? Le législateur fédéral a répondu à cette question à l'article 1.F.a) de l'Annexe de la Loi sur l'immigration.

[23]      La réponse indirecte que le demandeur a donnée à la question qu'un des autres commissaires de la CISR lui a posée doit avoir porté atteinte à sa crédibilité :

                 [TRADUCTION                 
                 [...] Dans le cadre de notre travail il nous arrive d'être saisis de revendications présentées par exemple par des ahmadis ou de chiites qui affirment qu'ils craignent le Sipah-e-Sahaba. Pourtant, malgré votre période de militantisme assez longue au sein du Sipah-e-Sahabam vous affirmez catégoriquement ne pas être au courant de certaines des activités du Sipah-e-Sahaba. Comment se fait-il que nous soyons au courant de ces activités, et pas vous?                 
                 LE REVENDICATEUR      J'ai adhéré au Sipah-e-Sahaba en 1987 ou 1988. Par la suite, mon rôle se limitait à celui d'un simple membre. Je faisais des dons dans la mesure de mes moyens. Par la suite, je suis arrivé au Canada en 1989 et j'y suis demeuré jusqu'en 1992. À mon retour en 1992, j'ai rouvert le bureau en 1993 et, autant que je sache, en ce qui concerne le Sipah-e-Sahaba, il y a des gens du Faga Jaffria qui sont colériques et qui s'emportent (inaudible) et se battent. Je n'ai même pas de sympathie intellectuelle pour eux. Selon moi, les choses ne devraient pas se produire de cette façon. J'estime que les différends devraient être résolus par le dialogue. J'estime que ces bagarres et ces querelles dont j'entends parler ne devraient pas se produire.                 
                      (DT, vol. 2, à la page 592.)                 
                                 

De fait, il aurait été difficile pour la CISR d'ajouter foi à la prétendue ignorance de bonne foi du demandeur, alors que les commissaires de la CISR entendent eux-mêmes le témoignage de Pakistanais qui affirment craindre d'être persécutés par le mouvement que chérit tant le demandeur, le SSP. La CISR ne pouvait tout simplement pas croire qu'après toutes ses années de travail et de sacrifices financiers, après avoir été honoré par le SSP par sa nomination comme commandant adjoint, le demandeur ignorait tout de la persécution des ahmadis et des chiites que lui et le SSP voulaient museler.

[24]      La Cour conclut que la CISR n'a commis aucune erreur de droit ou de procédure en statuant qu'il y avait de raisons sérieuses de penser que le demandeur avait commis une infraction à l'alinéa 1.F.a) de l'Annexe de la Loi et qu'il ne pouvait, en conséquence, bénéficier de la protection que confère la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention. La demande de contrôle judiciaire de la décision de la CISR est par conséquent rejetée.

[25]      L'avocat du demandeur fait valoir que le Sipah-e-Sahaba ne vise pas exclusivement un objectif brutal unique, mais qu'il se livre à d'autres activités inoffensives, comme l'éducation et les oeuvres charitables.

[26]      On pourrait en dire autant du parti nazi ou du troisième Reich, de l'ancien régime de l'apartheid de la République d'Afrique du Sud, de l'I.R.A. et des milices protestantes d'Ulster, du Hezbollah, du Ku Klux Klan et de tout mouvement fondé sur la haine. Il semble que la question qui se pose est celle de savoir quelle est la raison d'être de ce mouvement. Le Sipah-e-Sahaba n'existe-t-il que pour ces prétendues activités inoffensives? La Cour ne le croit pas. Après tout, ses dirigeants actifs ou honoraires portent le titre de " commandants " et le nom même du mouvement, " sipah ", signifie " armée " (cf. la mutinerie sepoy ). Il est vrai qu'au Royaume-Uni, en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande du moins, il y a l'Armée du Salut, mais rien ne permet de penser qu'une telle armée se soit livrée à des massacres ou qu'elle ait bombardé des églises ou des mosquées, et personne ne l'a jamais accusée de pareils actes.

[27]      L'avocat du demandeur propose la question suivante, à laquelle l'avocat du défendeur s'oppose :

                 [TRADUCTION]                 
                 Quel est le degré nécessaire de participation dans un mouvement qui ne vise pas exclusivement un objectif brutal unique et qui est accusée de s'être livrée à des actes de violence, pour qu'un revendicateur du statut de réfugié puisse être jugé complice des crimes contre l'humanité commis par ce mouvement?                 

La Cour refuse de certifier cette question précise que l'avocat du demandeur a formulée en vertu du paragraphe 18(2) des Règles de la Cour en matière d'immigration. Cette formulation ne tient pas compte des faits qui doivent être allégués pour que tous les éléments pertinents constatés en l'espèce soient inclus.

[28]      Si la Cour devait certifier une question, ce serait plutôt celle de savoir si l'alinéa 1.F.a) vise les militants qui font partie de mouvements comme le SSP (ou de mouvements semblables au SSP) dont la raison d'être est d'" empêcher " (de persécuter) des opposants religieux du mêmes pays (les chiites ou les ahmadis) d'adhérer à leur religion détestée, uniquement en raison de leur appartenance à cette religion, lorsque le militant en question donne son appui à ce mouvement par son temps, son argent, son travail et sa situation sociale, même s'il n'est pas celui qui tire sur la gâchette, qui brandit la matraque, qui met le feu aux poudres ou qui pose les bombes. Une telle question serait plus pertinente que celle que l'avocat du demandeur a posée, parce qu'elle englobe tous les aspects essentiels. Les partisans dont les mains sont souillées de sang sont-ils dégagés de toute responsabilité? Cette question tient également compte du manque de crédibilité dont le demandeur a fait preuve en protestant qu'il n'avait jamais entendu parler d'une persécution des chiites et des ahmadis par le SSP. Il s'est trompé de tribunal, parce que, bien avisée, la CISR ne l'a tout simplement pas cru.

[29]      La loi énonce certainement ce qui suit : nul ne peut, dans son propre pays, donner un appui moral, social, temporel et financier à un mouvement terroriste ou meurtrier intolérant et s'attendre à être accueilli à bras ouverts au Canada comme réfugié. Cela est déjà suffisant, mais promettre de continuer à appuyer un mouvement aussi horrible une fois arrivé au Canada constitue un affront supplémentaire intolérable aux lois du Canada.

                                 F.C. Muldoon

                                 Juge

Ottawa (Ontario)

Le 7 juillet 1998

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                  IMM-1734-97
INTITULÉ DE LA CAUSE :          Sultan Mehmoud c. M.C.I.
LIEU DE L'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE :          30 avril 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE prononcés par le juge Muldoon le 7 juillet 1998

ONT COMPARU :

Me Douglas Barker                              pour le demandeur
Me Jeremiah Eastman                          pour le défendeur

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Raymod & Honsberger                          pour le demandeur

Toronto (Ontario)

Me Morris Rosenberg                          pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

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