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     Date: 20000330

     Dossier: IMM-253-00


ENTRE :


Rigoberto Valencia Soriano


demandeur


et


Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration


défendeur


MOTIFS DE L'ORDONNANCE



LE JUGE MULDOON

[1]      Il s'agit d'une requête présentée conformément à l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, visant au sursis à l'exécution d'une mesure d'exclusion et d'une mesure de renvoi prises par le défendeur contre le demandeur tant que cette cour n'aura pas statué sur la présente demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. La requête a été entendue à Vancouver le 31 janvier 2000. Par une ordonnance en date du 7 février 2000, cette cour a rejeté la requête en disant qu'elle ferait connaître ses motifs par écrit. D'où les présents motifs.

Les faits

[2]      Le demandeur Rigoberto Valencia Soriano est né au Salvador le 16 novembre 1962. Il est demeuré citoyen de ce pays malgré les épreuves auxquelles il a fait face dans ce pays. Sa mère était alcoolique; ses parents se sont séparés et il a finalement abouti chez sa grand-mère, qui le talochait. Lorsqu'il avait 19 ans, il a trouvé son père mort à terre dans son atelier; il avait été tué d'un coup de fusil et avait apparemment été battu et torturé. Le demandeur déclare s'être enfui dans les montagnes, près de San Salvador, et être devenu un guérillero pour le FMLN. Les détails de sa vie auprès des guérilleros sont peu nombreux. Le demandeur dit simplement qu'il a déjà enfoui un grand nombre d'armes. Il a toutefois relaté qu'il avait à plusieurs reprises failli tomber entre les mains de la milice armée.

[3]      Le demandeur affirme qu'on a tiré sur lui depuis une voiture en marche dans le quartier de sa mère et qu'on l'a laissé pour mort dans la rue. Il a subséquemment été amené à l'hôpital; un bon jour, il est retourné à son lit uniquement pour trouver, de chaque côté, des hommes sur lesquels des gens qui étaient à sa recherche avaient tiré. C'est à ce moment-là qu'il a entrepris son long voyage; il s'est d'abord rendu au Mexique, puis aux États-Unis et, enfin, au Canada.

[4]      Le 22 octobre 1988, le demandeur est entré au Canada; il a revendiqué le statut de réfugié. Pendant qu'il attendait la décision de la Section du statut de réfugié (ci-après la SSR), le demandeur a eu des démêlés avec la justice; au mois de septembre 1990, il a été déclaré coupable de possession de stupéfiants à Edmonton.

[5]      Le demandeur a finalement rencontré Mme Dorothy Shaw avec qui il a eu un enfant le 11 juillet 1991. Par la suite, le 9 janvier 1993, ils se sont mariés.

[6]      La SSR a finalement envoyé une lettre au demandeur le 4 mars 1993 pour l'informer qu'il avait été conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention. Une demande d'autorisation de contrôle judiciaire a été présentée devant cette cour, mais elle a été rejetée par une ordonnance rendue par le juge Rothstein le 24 juin 1993. Le demandeur a ensuite demandé, au mois d'août 1993, à présenter une demande de résidence permanente pour des raisons d'ordre humanitaire, sa conjointe étant désignée comme parraine. Dans une décision en date du 31 octobre 1995, le ministre a conclu à l'existence de raisons d'ordre humanitaire justifiant l'octroi de la demande, à condition toutefois de recevoir une preuve de pardon à l'égard de la déclaration de culpabilité dont le demandeur avait fait l'objet pour possession de stupéfiants. Le pardon a été accordé le 18 juin 1996 et le demandeur a obtenu le statut de résident permanent le 18 novembre 1997.

[7]      Le demandeur et sa conjointe se sont en fin de compte séparés en 1997; la conjointe a quitté le pays afin de lui échapper. Le demandeur a noué une relation avec Mme Pamela Ryan. Une fille a été conçue en 1998, mais cette relation a également pris fin. Mme Ryan a également cherché à échapper au demandeur.

[8]      Le 27 juillet 1998, le demandeur a été déclaré coupable de méfait, de s'être introduit par effraction chez son ancienne amie et d'avoir omis de se conformer à une ordonnance de probation en ayant directement contact avec son ancienne amie et en se rendant à l'école élémentaire de son enfant. Le 9 octobre 1998, le demandeur a encore une fois été déclaré coupable de s'être introduit par effraction chez son ancienne amie et d'avoir omis de se conformer à une ordonnance de probation. Le 23 février 1999, le demandeur a été déclaré coupable une troisième fois de s'être introduit par effraction chez son ancienne amie. Cette fois-là, il a également été déclaré coupable d'avoir violé quatre conditions de sa probation, et notamment de ne pas s'être présenté devant son agent de probation et d'avoir agressé le voisin de son ancienne amie.

[9]      Lors du prononcé de la sentence du demandeur, le juge Cronin a fait remarquer que la rupture des relations du demandeur avec son ancienne amie avait donné lieu à la délivrance d'une ordonnance judiciaire enjoignant au demandeur de ne pas approcher son amie, mais que le demandeur ne semblait pas capable de se conformer à l'ordonnance ou aux ordonnances qui avaient subséquemment été rendues. Voici ce que le juge a dit :

     [TRADUCTION]
     Trois ordonnances de probation sont en vigueur et vous violez continuellement chaque ordonnance.
     [...]
     Vous retournez continuellement chez cette personne [Mme Shaw], vous l'agressez, vous cassez les vitres, vous vous introduisez par effraction chez elle, vous ne restez tout simplement pas à l'écart.

Le juge Cronin a imposé une peine d'emprisonnement de neuf mois et trois années de probation.

[10]      Pendant qu'il était au Centre correctionnel de Nanaïmo, le demandeur a participé à un programme de réadaptation pour les alcooliques connu sous le nom de Beyond Blame qu'il a suivi jusqu'à la fin. Il a également obtenu une place auprès du Victory Homes Rehabilitation Ministries après sa mise en liberté.

[11]      À la fin de l'été 1999, l'avocat qui représentait alors le demandeur a sollicité une évaluation psychiatrique en vue de déterminer pourquoi son client avait commis une série d'infractions en 1998 et en 1999. Le docteur Elizabeth Zoffman a fait connaître ses conclusions dans un rapport daté du 25 octobre 1999. Ainsi, elle note que le demandeur lui a dit qu'il aimait ses enfants et qu'il souhaitait grandement les voir. En ce qui concerne les deux femmes de sa vie, le docteur Zoffman écrit ce qui suit :

     [TRADUCTION]
     Il affirme que c'est avec un certain regret qu'il a accepté la décision que ces personnes ont prise de se débarrasser de lui.
     [...]
     Par conséquent, tout en voulant assumer la responsabilité de ses enfants et avoir des contacts avec eux, il dit d'une façon passablement claire qu'il n'entretient pas de relation véritable avec l'une ou l'autre de ces femmes.

Le docteur Zoffman dit également que le demandeur est devenu fort agité lorsqu'il lui a raconté qu'il avait trouvé son père mort à terre et lorsqu'il a raconté qu'il était tombé dans une embuscade, qu'on avait tiré sur lui et qu'on l'avait laissé pour mort dans la rue.

[12]      Le docteur Zoffman conclut que le demandeur a une dépendance à l'égard de l'alcool et qu'il en abuse. Elle pose également un diagnostic de névrose post-traumatique chronique (ci-après la NPTC) et dit que le retour du demandeur au Salvador, ses démêlés avec la justice et ses relations tumultueuses le terrifient. Toutefois, elle fait remarquer qu'elle n'a pu constater aucun signe ou symptôme de paranoïa, de délire, de déformations perceptives, de tendances suicidaires ou meurtrières. Elle conclut finalement qu'en l'absence d'un programme de gestion des risques, le demandeur ne présentera qu'un risque faible ou modéré de violence, mais que s'il participe à pareil programme le risque de récidive sera minimal. Bien sûr, comme le commun des mortels, le docteur Zoffman n'est pas clairvoyante.

[13]      Au moyen d'une lettre en date du 16 août 1999, le demandeur a été avisé que le ministre pourrait délivrer, conformément à l'alinéa 46.01(1)e) de la Loi, un avis selon lequel il constitue un danger pour le public au Canada. On invitait le demandeur à faire parvenir au défendeur des observations, des renseignements ou des preuves au sujet de la question du danger.

[14]      Le 24 août 1999, une enquête a été tenue et une mesure d'expulsion a été prise contre le demandeur. Étant donné que la peine qui avait été infligée au mois de février 1999 tirait à sa fin, la garde du demandeur a été confiée au bureau d'immigration. Le demandeur a finalement été mis en liberté le 3 novembre 1999 à condition de résider au Victory Homes, à Langley (C.-B.).

[15]      Au moyen de lettres datées du 26 novembre et du 17 décembre 1999, l'avocat du demandeur a présenté des observations au sujet de l'avis de danger susmentionné. Les 30 novembre et 20 décembre 1999, un agent d'immigration a transmis au ministre les observations du demandeur ainsi que d'autres documents.

[16]      Au moyen d'une lettre en date du 21 décembre 1999, un fondé de pouvoir du ministre a décidé qu'à son avis, le demandeur constituait un danger pour le public.

[17]      Lorsqu'il a finalement été mis en liberté par le bureau d'immigration, le demandeur a été autorisé à visiter sous surveillance Mme Ryan et son enfant; le 12 novembre 1999, il a donc passé la journée chez cette dernière. Cela a amené Mme Ryan à dire, dans une lettre, qu'elle consentait à lui accorder l'accès en fin de semaine. La chose a donné lieu à d'autres visites à Noël, au nouvel an et à l'anniversaire de l'enfant. Les choses semblaient sans aucun doute aller particulièrement bien, et au nouvel an, l'ex-conjointe a même téléphoné au demandeur parce que leur fils voulait lui parler. Toutefois, elle a remis au défendeur un affidavit dans lequel elle déclarait que le demandeur avait continué à la suivre même si elle avait quitté le pays, et qu'il lui avait téléphoné à maintes reprises même si elle l'avait imploré de ne pas le faire.

Les questions de droit

[18]      Les deux parties ont convenu qu'en déterminant si un sursis doit être accordé, la Cour doit se fonder sur le critère à triple volet adopté dans l'arrêt Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989) 86 N.R. 302 (C.A.F.). Il faut donc d'abord se demander si la demande d'autorisation du demandeur soulève des questions sérieuses. Le demandeur n'a pas joint de copie de sa demande aux documents relatifs à sa requête, mais le défendeur n'a pas contesté la chose. Il faut ensuite déterminer si le demandeur subira un préjudice irréparable dans le cas où les mesures d'exclusion et d'expulsion seraient exécutées avant l'audition de sa demande d'autorisation. Il faut enfin déterminer si la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur ou le défendeur.

La question sérieuse

[19]      En ce qui concerne le premier volet du critère, le demandeur a soutenu que sa demande d'autorisation soulève plusieurs questions sérieuses. Il s'agit de savoir si le défendeur a porté atteinte aux droits reconnus au demandeur par les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), (ci-après la Charte) en tentant de le renvoyer au Salvador sans d'abord évaluer les risques auxquels il pourrait faire face à son retour. Subsidiairement, si une évaluation a été effectuée, il s'agit de savoir si cette évaluation était conforme aux exigences de l'article 7 de la Charte et aux principes d'équité procédurale. Il s'agit enfin de savoir si le fondé de pouvoir du ministre a tenu compte de tous les éléments de preuve que le demandeur a soumis en vue de montrer qu'il n'est pas susceptible de récidiver.

[20]      En ce qui concerne l'article 12 de la Charte, la Cour d'appel a récemment fait remarquer, dans l'arrêt Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (A-415-99, 18 janvier 2000) (C.A.F.), au paragraphe 78, que le défendeur ne peut pas être tenu responsable des actions d'un autre État et qu'il ne viole pas l'article 12 s'il remet quelqu'un entre les mains de cet État. L'argument de la partie requérante n'a donc aucun fondement juridique. On ne saurait donc pas considérer comme une question sérieuse la question de savoir si le fait de renvoyer le demandeur au Salvador sans évaluer les risques constitue une violation de l'article 12.

[21]      Il existe plusieurs raisons pour lesquelles cette cour ne peut pas statuer sur la question relative à l'article 7 d'une façon aussi péremptoire que le défendeur le voudrait. Premièrement, il y a le fait, que le défendeur n'a pas contesté, qu'aucune évaluation des risques n'a été effectuée en même temps que la procédure utilisée aux fins de l'opinion de danger. Le défendeur a allégué que pareille évaluation a été effectuée en 1993, lorsque la SSR a tenu une audience relative au statut de réfugié pour le compte du demandeur. Toutefois, cela ne répond pas complètement à l'allégation du demandeur, à savoir que la procédure de renvoi exige une évaluation à jour complète et indépendante des risques. De plus, cette cour hésite à reconnaître que le fondé de pouvoir du ministre peut se fonder sur une conclusion que la SSR a tirée il y a sept ans et qui, comme la partie requérante le soutient, renfermait peut-être ou ne renfermait peut-être pas une évaluation des risques. Le fait que cette cour a retenu les conclusions de la SSR dans le cadre d'une demande d'autorisation de contrôle judiciaire présentée par la partie requérante ne change rien à la situation; les demandes d'autorisation ne constituent pas la procédure appropriée pour examiner une évaluation des risques : Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 315 (C.F. 1re inst.) (ci-après la décision Farhadi) au paragraphe 23.

[22]      Deuxièmement, le défendeur n'a soumis aucun arrêt qui donne à entendre que la procédure actuelle par laquelle on arrive à une opinion de danger sans d'abord évaluer les risques satisfait aux aspects procéduraux de l'article 7 de la Charte. Ainsi, dans l'arrêt Chiarelli c. Canada (1992), 16 Imm. L.R. (2d) 1 (C.S.C.), la Cour suprême a simplement fait remarquer que les aspects substantifs de l'article 7 n'étaient pas violés par suite de l'expulsion de certaines gens. Dans l'arrêt Suresh, la Cour d'appel s'est demandé si la procédure qu'on avait utilisée pour en arriver à une opinion conformément à l'alinéa 53(1)b) de la Loi satisfait aux aspects procéduraux de la justice fondamentale. Toutefois, la Cour ne s'est pas demandé s'il fallait évaluer les risques. De plus, le jugement Suresh était axé sur une opinion que le ministre avait exprimée au sujet d'une personne soupçonnée de se livrer à des actes de terrorisme et ne s'applique peut-être pas aux personnes qui, en vertu du paragraphe 70(5) de la Loi, sont réputées constituer un danger pour les personnes qui vivent au Canada.

[23]      L'avocat du demandeur fait face à d'importants obstacles en établissant que le droit favorise son client. Il se peut bien qu'il ne lui soit pas utile de se fonder en partie sur l'arrêt Farhadi. Il fait également face à un obstacle considérable en ce qui concerne la décision Suresh, supra. Néanmoins, il est clair qu'il faudrait effectuer un examen prolongé du bien-fondé de la preuve présentée par chaque partie pour tirer des conclusions au sujet des questions qui sont soulevées relativement à l'article 7. Puisqu'il est impossible de le faire au moyen d'une évaluation préliminaire, il faut attendre que la question soit examinée plus à fond dans le cadre d'un contrôle judiciaire.

[24]      Puisqu'il n'a pas été établi que le défendeur a évalué les risques en se faisant une opinion au sujet du danger, cette cour n'a pas à examiner les arguments que la partie requérante a avancés subsidiairement. Quant à la question de savoir si le fondé de pouvoir du ministre a tenu compte de toutes les questions pertinentes, il n'existe absolument aucun élément de preuve à l'appui de la position de la partie requérante. Cette question ne peut donc pas être considérée comme une question sérieuse.

Le préjudice irréparable

[25]      Puisque la demande d'autorisation de la partie requérante soulève au moins une question sérieuse, il incombe maintenant à cette cour de déterminer si la partie requérante risque vraisemblablement de subir un préjudice irréparable. Le demandeur soutient qu'il pourra subir un préjudice irréparable à maints égards s'il n'est pas sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion et s'il est renvoyé au Salvador. Premièrement et avant tout, le demandeur signale qu'il risque d'être torturé, d'être kidnappé et d'être exécuté d'une façon extrajudiciaire. Deuxièmement, il signale le traumatisme psychologique auquel il sera assujetti s'il doit vivre au Salvador. Troisièmement, il signale le traumatisme psychologique qu'il subira s'il est séparé de sa famille. Enfin, à l'audience, l'avocat a signalé que son client perdrait l'appui qu'il a obtenu dans sa lutte contre l'alcoolisme et que tous les avantages découlant de l'audition de sa demande d'autorisation seront annulés.

[26]      Dans le contexte de l'immigration, le droit, en matière de préjudice irréparable, est traité d'une façon quelque peu différente de la façon dont il l'est dans d'autres domaines comme la propriété intellectuelle. Dans ce dernier cas, la partie requérante a la charge de prouver qu'elle subira un préjudice irréparable : R.J.R. - MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général) [1994] 1 R.C.S. 312 (ci-après R.J.R. - MacDonald Inc.), à la page 348. Cette lourde charge a été allégée dans le contexte de l'immigration de façon que la partie requérante ait simplement à prouver qu'il est raisonnablement vraisemblable qu'un préjudice irréparable soit subi : Toth, supra. Plus récemment, dans l'arrêt Suresh (C.A.F.), supra, au paragraphe 12, le juge Robertson a approuvé les remarques relatives au risque injustifiable de préjudice irréparable qu'avait faites le juge Southey dans la décision Suresh c. Canada (1999), 42 O.R. (3d) 797 (C. div. Ont.), à la page 799.

[27]      La notion de préjudice irréparable a également été modifiée par rapport à son application dans le monde des affaires, de façon à être mieux adaptée au contexte des expulsions. Ainsi, dans la décision Kerrut c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1992), 53 F.T.R. 93 (C.F. 1re inst.) (ci-après la décision Kerrut), le juge MacKay s'est demandé si la vie ou la sécurité de la partie requérante allait être mise en danger, en faisant remarquer que tout préjudice résultant de l'expulsion doit être grave, c'est-à-dire qu'il ne doit pas simplement s'agir des difficultés malencontreuses qui découlent inévitablement d'un renvoi du Canada. L'avocat de la partie requérante a cité la décision rendue par le juge Gibson dans l'affaire Calabrese c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996) 115 F.T.R. 213 (C.F. 1re inst.) (ci-après la décision Calabrese) en vue de soutenir que la perte de l'appui familial et du counselling en matière de drogue constitue un préjudice irréparable. Toutefois, comme le juge Gibson l'a souligné, sa décision s'éloigne de la série d'arrêts faisant autorité qui ont été suivis dans un certain nombre d'affaires, notamment dans l'affaire Kerrut, supra. Il importe de noter que les pertes qui peuvent être subies ne sont pas aussi aléatoires que le fait d'être frappé par la foudre : elles sont toujours directement causées par le propre mauvais comportement antérieur de la personne expulsée, qui cherche à éviter toute responsabilité personnelle.

[28]      L'examen de la série d'arrêts faisant autorité représentés par la décision Kerrut, supra, d'où est tirée la décision Calabrese, supra, convainc cette cour qu'un préjudice irréparable n'est pas un simple inconvénient dont on peut venir à bout. Il ne s'agit pas d'une difficulté qui peut être surmontée ou d'un préjudice auquel il est facile de remédier. Comme on l'a dit dans la décision Kerrut, supra, il s'agit du genre de préjudice qui est irréparable. Comme il a été conclu dans l'arrêt R.J.R. - MacDonald Inc., supra, à la page 341, il s'agit d'un préjudice irrévocable ou permanent. Soutenir le contraire, c'est déroger au critère qui s'applique aux sursis tel qu'il a initialement été énoncé dans l'arrêt American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396, qui a été adopté par la Cour d'appel dans l'arrêt Toth, supra, et confirmé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R.J.R. - MacDonald Inc., supra.

[29]      Quant au risque de torture, d'enlèvement et d'exécution extrajudiciaire auquel fait face le demandeur au Salvador, lequel constitue clairement un préjudice irréparable, le demandeur a fourni des preuves d'Amnistie Internationale et d'autres organismes des droits de la personne. Fait surprenant, les documents de ces organismes montrent qu'au Salvador, le risque de violation des droits de la personne était particulièrement élevé au milieu des années 1990. Toutefois, depuis lors, Amnistie Internationale signale un moins grand nombre d'événements. L'animosité continue à exister, mais elle est moins grande et les autorités continuent à lutter contre la violence et à améliorer le système judiciaire. Néanmoins, le nombre alarmant de violations des droits de la personne qui étaient signalées a diminué et semble maintenant toucher en bonne partie les acteurs actuels des milieux politiques et les présumés criminels. Heureusement, le demandeur ne fait partie de ni l'un ni l'autre de ces groupes. La Cour n'est donc pas convaincue que les actions passées du père, l'appartenance du demandeur au FMLN ou les activités auxquelles le demandeur s'est livré pour le compte du groupe il y a quinze ans risquent vraisemblablement de lui causer le préjudice qu'il subira, selon lui, s'il est renvoyé au Salvador.

[30]      Le demandeur a également soutenu qu'il subira un traumatisme psychologique s'il est renvoyé dans son pays d'origine. L'avocate du défendeur a décidé de ne pas aborder la question. Néanmoins, la Cour dispose de tous les éléments voulus pour se prononcer sur cet argument. Cependant, il faut tout d'abord faire remarquer que la preuve du genre de traumatisme psychologique auquel ferait face le demandeur s'il retournait au Salvador est énoncée d'une façon claire et convaincante dans le rapport du docteur Zoffman. Ce rapport révèle que le demandeur éprouve des craintes énormes à l'égard du Salvador, que le docteur Zoffman a diagnostiquées comme une NPTC. Le docteur Zoffman a même fait remarquer que le demandeur avait fondu en larmes et s'était mis à transpirer et à trembler lorsqu'il avait relaté la mort de son père et le fait qu'on avait tiré sur lui et qu'on l'avait laissé pour mort.

[31]      Ni l'une ni l'autre partie n'a mentionné d'arrêts sur ce point, mais cette cour note la décision qui a été rendue dans l'affaire Garcia c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993) F.T.R. 177. Dans cette affaire, le juge Dubé a conclu que les tendances suicidaires de la partie requérante constituaient un préjudice irréparable. Contrairement à ce qui est ici le cas, on n'avait présenté dans l'affaire en cause aucun élément de preuve tendant à montrer que les problèmes psychologiques de la partie requérante causeraient un préjudice irrévocable similaire. De fait, dans son rapport, le docteur Zoffman rejette clairement la possibilité de problèmes psychiatriques similaires. Par conséquent, aussi difficile à supporter que puissent être les craintes du demandeur, le traumatisme psychologique subi par celui-ci ne peut pas être considéré comme irréparable. L'ensemble de la preuve indique essentiellement la sévérité du préjudice, plutôt que sa nature irrévocable et irréparable, comme l'exige le critère.

[32]      Une conclusion similaire doit être tirée à l'égard de tout traumatisme psychologique que le demandeur peut éprouver par suite de la perte des membres de sa famille. Quoi qu'il en soit, comme la partie requérante le concède, le stress provoqué par la séparation de la famille ne peut pas fonder une conclusion de préjudice irréparable en soi : Calabrese, supra. Quant à la preuve du préjudice mental possible, il existe fort peu d'éléments donnant à entendre que pareil préjudice sera de fait causé. Le docteur Zoffman signale que le demandeur a reconnu que sa conjointe et son ancienne amie ne veulent pas avoir affaire à lui et qu'il n'entretient pas de relations réelles avec l'une ou l'autre de ces personnes. Cela n'est pas surprenant, puisque le demandeur a passé peu de temps avec elles au cours des quelques dernières années. Le fait que son ancienne amie lui a récemment permis de passer plusieurs fins de semaine avec elle et avec leur enfant n'y change pas grand-chose. Cela ne veut certes pas dire qu'ils ont tous les trois renoué entre eux des liens si étroits que le demandeur sera traumatisé s'il est contraint à partir.

[33]      À l'audience, l'avocat du demandeur a également soutenu que son client subira un préjudice du fait que, s'il est renvoyé du pays, il ne bénéficiera plus de l'appui qu'il a obtenu dans sa lutte contre l'alcoolisme. Toutefois, contrairement à ce qui s'est passé dans l'affaire Calabrese, supra, on n'a présenté aucun élément de preuve laissant entendre que le demandeur, une fois expulsé, ne disposera pas d'un appui équivalent ou n'aura pas accès à pareil appui. La Cour n'est donc pas prête à considérer que le préjudice susceptible de découler de l'alcoolisme du demandeur est à la fois raisonnablement vraisemblable et irréparable.

[34]      L'avocat a également soutenu que, comme dans l'affaire Suresh (C.A.F.), supra, son client se verra refuser la possibilité de bénéficier de l'audition au fond de sa demande d'autorisation de contrôle judiciaire. Toutefois, eu égard aux circonstances, le demandeur ne peut pas se fonder sur l'arrêt Suresh (C.A.F.), supra. Premièrement, l'autorisation d'interjeter appel contre un contrôle judiciaire devant la Cour d'appel fédérale avait été accordée dans cette affaire-là, alors que dans ce cas-ci, il n'a même pas été statué sur la demande d'autorisation. Deuxièmement, la Cour d'appel se préoccupait en premier lieu de la question de savoir si les autorités sri-lankaises allaient mettre le demandeur en liberté si le contrôle judiciaire était infirmé et, en second lieu, de la question de savoir si le demandeur allait être autorisé à retourner au Canada. En l'espèce, rien ne donne à entendre que le demandeur ne sera pas en mesure de jouir des fruits de sa victoire s'il a gain de cause dans une instance subséquente.

La prépondérance des inconvénients

[35]      Plusieurs facteurs sont pertinents lorsqu'il s'agit de déterminer quelle personne risque de subir les plus graves inconvénients si une ordonnance est rendue contre elle dans le cadre de la présente requête. Premièrement, il y a la question de l'intérêt public, représenté par les personnes qui seront expulsées dans l'avenir et qui voudront faire respecter les droits qui leur sont garantis par l'article 7 ainsi que par la collectivité dont fait partie le demandeur, en Colombie-Britannique. Bien sûr, l'intérêt public doit inclure l'ex-conjointe du demandeur qui, s'étant cachée à l'étranger, a été contrainte à continuer à s'enfuir afin de se sentir en sécurité. De plus, il y a le fait que le défendeur doit se sentir libre de toute ingérence judiciaire injustifiée dans ses procédures administratives et doit également être libre d'appliquer la loi comme il est tenu de le faire. Enfin, il y a les difficultés auxquelles le demandeur ferait face s'il aboutissait au Salvador, ce qui doit être considéré comme lui causant énormément de stress, même si cela ne constitue pas un préjudice irréparable. Malheureusement, le demandeur est l'artisan de son propre malheur.

[36]      Ensemble, ces facteurs font pencher la balance à l'encontre de la partie requérante, ce qui laisse entendre que, s'il était sursis à l'exécution de la mesure de renvoi, il y aura un plus grand nombre d'inconvénients en ce qui concerne l'intérêt public et en particulier l'ex-conjointe que les inconvénients que le demandeur subirait si la mesure était exécutée. En tirant cette conclusion, la Cour veut faire remarquer que le demandeur n'est pas capable de respecter les autorités judiciaires, sous la forme d'ordonnances de probation, et de maîtriser sa consommation d'alcool. Il s'agit d'une toxicomanie guérissable et le docteur Zoffman se montre optimiste au sujet des chances de succès du demandeur. Toutefois, la Cour estime que les actions du demandeur vont à l'encontre de pareil optimisme et elle conclut que le demandeur présente encore un danger pour son entourage.

Conclusion

Aucun des arguments de la partie requérante n'ayant été retenu, la demande est rejetée.


                             ___________________________

                                 F.C. Muldoon

Traduction certifiée conforme


Martine Brunet, LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :      IMM-253-00

    

INTITULÉ DE LA CAUSE :      RIGOBERTO VALENCIA SORIANO

     c.

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE :      VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :      LE 31 JANVIER 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE du juge Muldoon en date du 30 mars 2000


ONT COMPARU :

WARREN PUDDICOMBE              POUR LE DEMANDEUR

PAULINE ANTHOINE              POUR LE DÉFENDEUR


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LARSON BOULTON SOHN STOCKHOLDER      POUR LE DEMANDEUR

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

MORRIS ROSENBERG              POUR LE DÉFENDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA     

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