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Date : 20000921


Dossier : IMM-4185-99


ENTRE :


     EDMOND BOJAJ

     demandeur

     - et -



     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     intimé



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


LE JUGE HENEGHAN


[1]          M. Edmond Bojaj (le demandeur) demande l'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision de la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) datée du 3 août 1999. Dans cette décision, la Commission a jugé que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention.

[2]          Le demandeur est un citoyen de l'Albanie âgé de 19 ans. Il prétend craindre avec raison d'être persécuté parce qu'il craint d'être assassiné à cause de la vendetta qui oppose sa famille et la famille Curri. Cette vendetta tire son origine du fait que son grand-père a tué un membre de la famille Curri. Ce meurtre visait à venger le meurtre du cousin germain de son grand-père par un membre de la famille Curri. Ces événements se sont produits dans le village de Grude, au Monténégro, avant la Deuxième Guerre mondiale et avant la naissance du père du demandeur.

[3]          Le demandeur est le seul jeune homme de sa famille qui réside en Albanie. Il a soutenu devant la Commission que la famille Curri connaissait son existence et qu'il craignait pour sa vie, parce qu'il risquait d'être tué pour que soit vengé ce meurtre ancien. Il pense que la police albanienne ne le protégerait pas parce que celle-ci hésite à se mêler des vendettas et également parce que son grand-père était considéré comme un opposant au régime communiste.

[4]          La question du lien de causalité entre la demande du demandeur et les motifs énoncés dans la définition de réfugié au sens de la Convention a joué un rôle déterminant devant la Commission. La Commission a jugé que la crainte du demandeur de faire l'objet d'une vengeance et d'être assassiné constituait un problème de criminalité et non pas de la persécution pour un des motifs énumérés dans la Convention.

[5]          Le demandeur soutient que la Commission a mal interprété la définition de réfugié au sens de la Convention, en particulier les notions de persécution et de groupe social.

[6]          Pour ce qui est de la notion de persécution, le demandeur soutient que la Commission n'a pas tenu compte de l'effet de la loi du Canon de Leke. C'est une loi traditionnelle de l'Albanie du Nord qui fait partie du tissu social, économique, culturel et juridique de cet État et de ses politiques. Le demandeur soutient que la Commission n'a pas tenu compte de l'effet du Canon de Leke et qu'elle a commis une erreur lorsqu'elle a conclu qu'une vendetta personnelle ne peut jamais constituer de la persécution.

[7]          Deuxièmement, pour ce qui est de la notion de groupe social, le demandeur soutient qu'il fait partie du groupe social composé des membres de la famille visés par le Canon de Leke. Il soutient que la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu que la recherche d'un homme conformément au Canon de Leke ne constitue pas de la persécution, telle que définie par la Convention.

[8]          La norme de contrôle applicable aux décisions de la Commission est celle de la décision manifestement déraisonnable. Comme l'a déclaré le juge Pelletier dans Conkova c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration1 :

La norme de contrôle qu'il convient d'appliquer aux décisions de la SSR est, de façon générale, celle de la décision manifestement déraisonnable, sauf pour ce qui est des questions portant sur l'interprétation d'une loi, auquel cas la norme qu'il convient d'appliquer est celle de la décision correcte. Sivasamboo c. Canada [1995] 1 C.F. 741 (1re inst.), (1994) 87 F.T.R. 46, Pushpanathan c. Canada [1998] 1 R.C.S. 982, (1998) 160 D.L.R. (4th) 193.


[9]          Pour déterminer si la conclusion à laquelle la Commission en est arrivée dans cette affaire est raisonnable, il faut examiner le genre de comportement qui constitue de la persécution et quels sont les groupes visés par la définition de groupe social.

[10]          Dans Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, il a été jugé que la « persécution » comprend les cas où l'État n'est pas strictement complice de la persécution, mais est simplement incapable de protéger ses citoyens. Dans ces circonstances, le demandeur doit démontrer de façon claire et convaincante que l'État est incapable de le protéger, à moins que l'État ne reconnaisse qu'il n'est pas en mesure de le faire.

[11]          La Commission n'a pas examiné cette demande sur le plan de l'incapacité de l'État à assurer la protection de ce citoyen. Elle a jugé que la crainte de faire l'objet d'une vengeance et d'être assassiné reflétait plutôt un problème de criminalité que de la persécution fondée sur l'un des motifs énumérés dans la Convention.

[12]          La définition de « réfugié au sens de la Convention » parle de la crainte d'être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Le seul motif mentionné par la Convention qui pourrait s'appliquer en l'espèce est la crainte d'être persécuté du fait de son appartenance à un groupe social. Le demandeur a soutenu devant la Commission que sa crainte était fondée sur les caractéristiques de son groupe social, à savoir le fait d'être « un membre de sexe masculin de la famille Bojaj impliquée dans une vendetta » . Il faut donc déterminer si ce groupe est visé par la définition de réfugié au sens de la Convention.

[13]          Là encore, il est utile de se référer à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Ward, précitée. Dans cet arrêt, la Cour a examiné le sens qu'il convenait d'attribuer à l'expression « groupe social » . À la page 739, le juge La Forest a déclaré ce qui suit :

Le sens donné à l'expression « groupe social » dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui vient justifier l'initiative internationale de protection des réfugiés... Trois catégories possibles sont identifiées :
     (1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;
     (2) les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints de renoncer à cette association; et
     (3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.
La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d'être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l'orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne. La troisième catégorie est incluse davantage à cause d'intentions historiques, quoiqu'elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d'une personne constitue une partie immuable de sa vie.

[14]          La Commission mentionne dans sa décision l'affaire Rodriguez c. Canada (M.C.I.) IMM-4573-96, 26 septembre 1997 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, le juge Heald a déclaré que, lorsque la personne qui est la principale victime de la persécution n'est pas visée par la définition de réfugié au sens de la Convention, toute revendication connexe fondée sur l'appartenance au groupe de la famille ne saurait être accueillie.

[15]          Cette décision a été suivie par le juge Rothstein dans Klinko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 561, IMM-2511-97, 30 avril 1998 (C.F. 1re inst.), dans laquelle le juge a fait le commentaire suivant :

Pour ce qui est du groupe de la famille - et l'appartenance à ce groupe social constitue le fondement de la revendication du statut de réfugié d'Andriy et de Lyudmyla -, le tribunal a conclu à bon droit que lorsque la victime principale d'une persécution ne répond pas à la définition du réfugié au sens de la Convention, toute revendication connexe fondée sur l'appartenance au groupe de la famille ne saurait être accueillie. Autrement, comme le tribunal l'a souligné, on pourrait se retrouver devant une anomalie si les revendications connexes étaient accueillies alors que les revendications principales sont rejetées. Un tel résultat ne serait pas logique. (Voir le jugement Rodriguez c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (2 [sic] septembre 1997), IMM-4573-96 (C.F. 1re inst.), le juge suppléant Heald.

[16]          Il semble qu'en l'espèce, la victime principale de la persécution alléguée est le grand-père du demandeur. C'est le grand-père qui a commis un meurtre et non pas le demandeur. Aujourd'hui, le demandeur craint d'être assassiné pour que soient vengés les actes commis par son grand-père. Compte tenu des motifs de l'arrêt Klinko, précité, il semblerait que le demandeur ne peut aujourd'hui revendiquer le statut de réfugié en présentant une revendication connexe, même si « la famille » peut constituer un groupe social. Il n'est toutefois pas inévitable que « la famille » constitue toujours un groupe social, selon la définition de réfugié au sens de la Convention.

[17]          La Commission a conclu que la crainte d'être persécuté qu'éprouvait le demandeur concernait un acte criminel et n'était pas fondée sur un des motifs prévus par la définition de réfugié. Compte tenu des éléments de preuve versés au dossier, cette conclusion paraît raisonnable. Après avoir examiné le dossier et entendu les arguments des avocats, je ne suis pas convaincu que la Commission ait commis une erreur pouvant justifier l'intervention de notre Cour.

     O R D O N N A N C E


[18]          Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[19]          Il a été demandé aux avocats si la présente demande de contrôle judiciaire soulevait une question susceptible d'être certifiée. L'avocat du demandeur a soumis la question suivante :

Les jeunes hommes, dont la mort a été décidée selon le Canon de Leke, forment-ils un groupe social selon la définition de réfugié au sens de la Convention?

[20]          J'estime qu'il s'agit là d'une question d'importance suffisamment générale, quelles que puissent être les conclusions auxquelles je suis arrivé en l'espèce, pour justifier la certification d'une question et la question proposée par l'avocat est par conséquent certifiée, conformément au paragraphe 83 (1) de la Loi sur l'immigration.

                                 « E. Heneghan »

                             _______________________
                                     Juge

OTTAWA (Ontario)

Le 21 septembre 2000



Traduction certifiée conforme


Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad a.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DE GREFFE :              IMM-4185-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :      EDMOND BOJAJ et M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :          LE 30 AOÛT 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE HENEGHAN

EN DATE DU              21 SEPTEMBRE 2000

ONT COMPARU :

M. HILEY                          POUR LE DEMANDEUR
N. HASHEMI                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

FLEMINGDON COMMUNITY

LEGAL SERVICES, TORONTO              POUR LE DEMANDEUR

MORRIS ROSENBERG

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA      POUR LE DÉFENDEUR
__________________

1 IMM-6489-98, 8 mars 2000, (C.F. 1re inst.).

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