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Date : 20040712

Dossier : T-861-01

Référence : 2004 CF 976

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

                                                     GASTON PAUL LEVASSEUR

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                             défendeur

                                         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                Pendant qu'il était incarcéré à l'établissement de Bath, Gaston Paul Levasseur s'est fracturé au moins deux os du pied droit. Il prétend qu'à cause de la négligence du Service correctionnel du Canada (SCC) qui ne lui a pas donné les soins médicaux appropriés et en temps utile relativement à ses blessures, il souffre d'une invalidité permanente partielle.


[2]                Le défendeur affirme que les soins médicaux qui ont été fournis à M. Levasseur étaient raisonnables compte tenu de toutes les circonstances. Subsidiairement, en invoquant les dispositions de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, le défendeur soutient qu'il n'est pas responsable des actes ou omissions des médecins dont les services ont été retenus, par contrat, par le SCC.

Introduction

[3]                M. Levasseur est un homme âgé de 56 ans qui a une cinquième année de scolarité. Il a travaillé pendant plusieurs années comme opérateur de machines lourdes jusqu'à ce qu'un accident de travail en 1998 lui vaille la perte d'un bras. M. Levasseur n'a pas pu continuer à exercer son métier et il a commencé à toucher des indemnisations pour accident de travail.

[4]                En 1999, M. Levasseur a été déclaré coupable de voies de fait graves et il a été condamné à une peine d'emprisonnement de trois ans et demi à purger dans un pénitencier fédéral. Il a d'abord été incarcéré à l'établissement de Millhaven, puis, en novembre 1999, il a été transféré à l'établissement de Bath, un établissement à sécurité moyenne à proximité de Millhaven.

[5]                Pendant son séjour à Bath, M. Levasseur travaillait à la cuisine du pénitencier où sont préparés les repas des deux établissements, Bath et Millhaven. M. Levasseur a dit, dans son témoignage, qu'il passait presque tout son temps, à la cuisine, à préparer des aliments, notamment à peler les pommes de terre. Toutefois, une ou deux fois par semaine, les aliments étaient livrés à l'établissement et il aidait au déchargement. M Levasseur a expliqué que les aliments étaient livrés sur des palettes. Quand une palette était vide, on l'appuyait contre un mur.


L'accident

[6]                M. Levasseur a dit que pendant qu'il déchargeait des aliments, dans la cuisine, une palette vide, qui avait été mal appuyée contre le mur, lui était tombée sur le pied. Même s'il portait des bottes de travail à embout d'acier, la palette est tombée sur son pied, entre l'embout d'acier et la cheville, et il a eu très mal.

[7]                Il y a eu beaucoup de confusion, dans le présent litige, concernant le moment où l'accident s'est produit. Selon les lettres qui ont été écrites pour le compte de M. Levasseur aux autorités du SCC en 2001, l'accident aurait eu lieu le 15 mars 2000. La déclaration mentionne également cette date. Lors de l'interrogatoire préalable en 2002, M. Levasseur a confirmé que l'accident avait eu lieu à ce moment-là. Toutefois, pendant le procès, M. Levasseur a dit que puisqu'il avait eu l'occasion d'étudier le dossier, il était maintenant d'avis que l'accident avait eu lieu quelque quatre mois plus tard, soit à la mi-juillet 2000. M. Levasseur explique sa confusion concernant la date du fait qu'au pénitencier, les jours se ressemblent tous et qu'il est difficile de toujours connaître la date.

[8]                M. Levasseur a affirmé qu'il avait réclamé des soins médicaux peu après sa blessure et les parties reconnaissent que M. Levasseur s'est présenté pour la première fois à la clinique médicale de l'établissement de Bath pour se plaindre d'une douleur au pied, le 1er août 2000. Je suis donc convaincue que l'accident a eu lieu à la fin du mois de juillet 2000.


Services de santé à l'établissement de Bath

[9]                Avant d'examiner les rapports entre M. Levasseur et les services de santé de l'établissement de Bath, il faut bien comprendre comment les soins de santé sont dispensés à l'établissement. À cet égard, la Cour a bénéficié du témoignage de Maureen Williams, chef intérimaire des services de santé à l'établissement de Bath qui, à ce titre, est responsable de veiller à la prestation des soins de santé de l'établissement.

[10]            Selon Mme Williams, la clinique médicale de l'établissement de Bath est ouverte toutes les semaines, du lundi au vendredi. En 2000, la clinique était ouverte de 8 h à 16 h. Le poste des soins infirmiers de la clinique est « ouvert » tous les jours de la semaine entre 8 h à 9 h du matin. Les détenus peuvent se présenter à la clinique sans rendez-vous pendant cette période de temps et ils peuvent voir une infirmière. S'il leur faut un médecin, on leur fixe alors un rendez-vous. La rapidité du rendez-vous dépend de la gravité du problème en cause et de la disponibilité du médecin.

[11]            Mme Williams a dit que les services offerts à l'établissement de Bath étaient semblables aux services offerts par un médecin de famille. Si un détenu devait voir un spécialiste, il était envoyé à un médecin consultant externe spécialisé dans le domaine approprié.


[12]            Les détenus pouvaient obtenir des soins d'urgence à toutes les heures du jour ou de la nuit à l'établissement de Bath. Si un détenu se blessait pendant les heures d'ouverture de la clinique, il était vu sur-le-champ. Si un détenu devait recevoir des soins médicaux en dehors des heures d'ouverture de la clinique, l'agent de correction communiquait avec l'hôpital régional. Selon Mme Williams, les employés de l'hôpital étaient alors responsables de décider si le détenu devait se rendre à l'hôpital.

Gestion des dossiers médicaux

[13]            La politique du SCC concernant la gestion des dossiers médicaux est énoncée dans la Directive du Commissaire qui prévoit que « [t]oute interaction significative entre un détenu et un membre de l'équipe des services de santé est consignée dans le dossier médical du délinquant, notamment un résumé de la nature de l'interaction, l'heure de celle-ci et une description de la mesure prise par le personnel des services de santé » .

[14]            Selon Mme Williams, cette politique est rigoureusement appliquée et selon elle, il n'y a jamais eu de problème causé par le fait qu'une interaction entre un détenu et un membre de l'équipe des services de santé n'ait pas été régulièrement consignée dans le dossier d'un détenu.


[15]            La seule exception à l'exigence relative aux dossiers concerne l'interaction entre les employés des services de santé et les détenus pendant la remise des médicaments. Les médicaments sont délivrés aux détenus tous les jours, au cours de l'après-midi. Les détenus doivent se mettre en file d'attente pour recevoir leurs médicaments. Il s'agit de la « file d'attente médicale » . Habituellement, aucune notation n'est inscrite sur la fiche médicale d'un détenu concernant sa participation à la file d'attente. Toutefois, s'il y a une interaction inhabituelle ou importante entre un employé et le détenu pendant le processus, cela est inscrit sur la fiche du détenu.

[16]            Si, pendant qu'il fait la file, un détenu affirme qu'il a été blessé, il est envoyé à une autre infirmière du centre à des fins d'évaluation médicale. L'évaluation est ensuite inscrite sur la fiche médicale du détenu.

[17]            Voilà donc comment fonctionne le système des soins de santé à l'établissement de Bath. Je vais maintenant examiner les rapports entre M. Levasseur et les services de soins de santé. La preuve concernant la qualité des soins dispensés à M. Levasseur pour sa blessure au pied est très contradictoire. Par conséquent, il convient d'examiner en détail la preuve à cet égard.

Contacts initiaux entre M. Levasseur et les soins de santé concernant son pied

[18]            M. Levasseur a présenté un témoignage contradictoire sur les difficultés qu'il aurait rencontrées avant d'avoir accès à des soins de santé après s'être blessé au pied. Toutefois, les parties ont reconnu qu'une infirmière avait examiné M. Levasseur le 1er août 2000, quelques jours après l'accident. Les parties conviennent également qu'il n'a subi aucune blessure en attendant. Il n'est donc pas nécessaire de s'attarder sur les contradictions du témoignage de M. Levasseur sur ce point.

[19]            Les parties conviennent également que, par suite du rendez-vous du 1er août, des mesures ont été prises afin que M. Levasseur puisse rencontrer le Dr DeJager, médecin de l'établissement de Bath, le 17 août 2000. La question qui se pose est de savoir si M. Levasseur a dit à l'infirmière ou au Dr DeJager qu'il s'était blessé au pied ou s'il s'est seulement plaint d'une douleur au pied.

[20]            M. Levasseur insiste pour dire qu'il a mentionné, tant à l'infirmière qu'au Dr DeJager, l'accident qui s'était produit dans la cuisine. Toutefois, ni les notes de l'infirmière ni celles du Dr DeJager ne mentionnent l'accident qui s'est produit dans la cuisine ni que M. Levasseur avait été blessé au pied. L'infirmière n'a pas témoigné au procès, mais le Dr DeJager a dit que si M. Levasseur avait mentionné l'incident concernant son pied, il l'aurait inscrit sur la fiche.

[21]            Le Dr DeJager a inscrit sur la fiche que la douleur au pied qu'éprouvait M. Levasseur pouvait être due à la goutte, à l'arthrose ou à une blessure. Outre une radiographie, le Dr DeJager a demandé des tests sanguins pour faciliter son diagnostic. Le Dr DeJager a déclaré que s'il avait su que M. Levasseur s'était blessé au pied, il n'aurait pas demandé des tests sanguins puisque ces tests devaient permettre de déceler la présence de la goutte ou de l'arthrose.


[22]            Pour régler cette question, il faut s'interroger sur la fiabilité du témoignage de M. Levasseur. Pendant son témoignage, il est apparu clairement que les souvenirs de M. Levasseur concernant les événements présentaient de graves lacunes à de nombreux égards. J'ai déjà mentionné qu'il n'était pas certain de la date de l'accident. En outre, il était confus concernant la durée du programme de formation qu'il avait suivi à l'établissement de Bath. M. Levasseur a dit qu'il n'avait participé au programme qu'une semaine ou deux alors que, selon la preuve documentaire, il a participé au programme pendant quelque six mois. Je suis convaincue que M. Levasseur ne tentait pas d'induire la Cour en erreur, mais son témoignage présente ces lacunes et cela m'amène à conclure qu'il n'était pas un témoin particulièrement fiable. Là où son témoignage contredit les notes inscrites sur sa fiche médicale, je préfère les notes rédigées lorsque les événements en cause se sont produits.

[23]            J'accepte le témoignage du Dr DeJager qui a dit qu'il aurait eu aucune raison de se demander si la douleur au pied de M. Levasseur était due notamment à la goutte ou à l'arthrose s'il avait su que M. Levasseur venait de subir un traumatisme au pied. Par conséquent, j'en viens à la conclusion que M. Levasseur n'a pas dit au médecin qu'il s'était blessé au pied en août 2000.

Le diagnostic initial

[24]            Le 6 septembre 2000, le pied de M. Levasseur a été radiographié à l'établissement de Millhaven. Le rapport préparé par le Dr Stanley Jarzylo, le radiologiste de Millhaven, révèle une fracture du quatrième métatarsien du pied droit de M. Levasseur. Selon le rapport [traduction] « le pied présente la formation d'un cal périphérique calcifié de sorte que la blessure n'est pas récente » . Un cal est un os qui se forme autour d'une fracture pendant le processus de guérison.

[25]            Dans son témoignage, au procès, le Dr Jarzylo a estimé que M. Levasseur s'était blessé au pied quatre à six semaines plus tôt et que la blessure semblait bien guérir.

[26]            Le Dr DeJager a dit qu'après avoir examiné le rapport du Dr Jarzylo, il était convaincu que la fracture était bien située et qu'elle guérissait bien. Selon lui, il n'était pas nécessaire de prendre d'autres mesures à cette époque sauf pour traiter les symptômes de M. Levasseur. Il a dit à M. Levasseur de continuer de prendre les anti-inflammatoires qu'on lui avait prescrits pour une autre affection. En outre, il aurait dit à M. Levasseur de porter des chaussures à semelles rigides pour protéger son pied. M. Levasseur pouvait continuer de marcher normalement mais il devait se limiter aux [traduction] « seules activités quotidiennes essentielles » par exemple, se rendre à la salle à manger lors des repas. Pendant le contre-interrogatoire, le Dr DeJager a quelque peu modifié son témoignage pour dire que M. Levasseur devait [traduction] « s'appuyer sur son pied dans la mesure du tolérable » . Le Dr DeJager n'a prescrit aucun médicament contre la douleur, canne ou béquilles puisque ces traitements auraient uniquement encouragé M. Levasseur à marcher plus qu'il ne le fallait sur son pied.

[27]            Le Dr DeJager a dit qu'il avait demandé que M. Levasseur obtienne un rendez-vous de suivi trois mois plus tard. Ce rendez-vous devait permettre au médecin de déterminer si le pied était complètement guéri ou s'il fallait un nouveau traitement plus intensif.

[28]            Je rejette le témoignage du Dr DeJager concernant la consultation complémentaire pour plusieurs raisons. La qualité des soins dispensés par le Dr DeJager est en cause en l'espèce et le résultat du procès revêt donc un certain intérêt pour cette personne. En outre, je n'ai pas été impressionnée par le témoignage du Dr DeJager. Parfois, il répondait plutôt cavalièrement; d'autres fois, il se plaisait à argumenter ou se montrait plutôt combatif quand il répondait aux questions de l'avocat de M. Levasseur. En outre, à cause du temps qui s'est écoulé, du nombre de patients que le Dr DeJager a vus à l'établissement de Bath depuis cette date et parce que le traitement dispensé à M. Levasseur, à l'époque, n'avait rien de remarquable, je ne suis pas convaincue que le Dr DeJager se souvenait réellement des rapports qu'il avait eus avec M. Levasseur concernant sa blessure au pied. Je ne me fie donc pas aux propos du Dr DeJager concernant le traitement de M. Levasseur, sauf si cette preuve est confirmée par les inscriptions sur la fiche médicale de M. Levasseur. Il n'y a aucune mention, sur la fiche de M. Levasseur, d'une consultation complémentaire dans trois mois et je conclus que le médecin n'a jamais demandé qu'elle ait lieu.

[29]            Cela dit, M. Levasseur reconnaît qu'il est bien possible que le Dr DeJager lui ait dit de revenir le voir si la douleur empirait.

Septembre à décembre 2000


[30]            M. Levasseur a dit, dans son témoignage, qu'entre le début du mois de septembre et la fin du mois de décembre 2000, il a tenté de s'appuyer le moins possible sur son pied mais que néanmoins, son pied le faisait beaucoup souffrir. Il a continué de travailler, mais il s'asseyait chaque fois qu'il le pouvait pendant son travail. M. Levasseur a expliqué que parce qu'il travaillait à la cuisine, cela lui permettait de marcher le moins possible puisqu'il n'était pas obligé de faire l'aller-retour de sa cellule à la salle à manger trois fois par jour pour manger.

[31]            Selon M. Levasseur, il souffrait constamment pendant cette période. Il prétend avoir dit au personnel infirmier à plusieurs reprises que son pied le faisait toujours beaucoup souffrir et il affirme que le personnel infirmier refusait de lui permettre de voir un médecin. Il a également dit qu'il s'était plaint au Dr DeJager, qui aurait affirmé qu'il était au courant des douleurs au pied de M. Levasseur et qui a refusé d'inscrire des notes à ce sujet sur la fiche médicale de M. Levasseur.

[32]            La fiche médicale de M. Levasseur révèle qu'entre le début du mois de septembre et la fin du mois de décembre 2000, il a rencontré le personnel infirmier à sept reprises pour diverses affections. La fiche ne mentionne pas la blessure au pied de M. Levasseur. En outre, il n'y a aucune mention d'une consultation avec le Dr DeJager pendant cette période. Je dois donc conclure que M. Levasseur ne s'est pas plaint de la douleur continue à son pied avant le 27 décembre 2000.

Traitement médical de M. Levasseur après le 27 décembre 2000


[33]            Le 27 décembre, M. Levasseur aurait dit à une infirmière que les anti-inflammatoires qu'il prenait ne lui semblaient pas très efficaces. Il a demandé s'il pouvait prendre du Motrin à la place et sa demande a été acceptée. Les notes sur la fiche ne mentionnent pas précisément sa blessure au pied, mais il est probable que la discussion concernant l'inefficacité de l'anti-inflammatoire porte sur le pied de M. Levasseur puisque la prochaine inscription, datée du 2 janvier 2001, mentionne que M. Levasseur se plaignait de nouveau de douleurs au pied droit. On a dit à M. Levasseur de faire tremper son pied et d'appliquer une crème locale pour atténuer la douleur et un rendez-vous avec le Dr DeJager a été pris pour la semaine suivante.

[34]            Pendant le procès, M. Levasseur a dit qu'il avait souffert depuis l'accident jusqu'à ce qu'il soit examiné par le Dr DeJager, le 9 janvier 2001. Toutefois, pendant l'interrogatoire préalable, M. Levasseur a dit que la douleur s'était intensifiée quelques mois après l'accident et qu'il avait donc consulté de nouveau le médecin. Les souvenirs de ces événements de M. Levasseur étaient sans doute plus précis lors de l'interrogatoire préalable en 2002 que pendant le procès. Par conséquent, puisqu'il mentionne les douleurs au pied pour la première fois le 27 décembre, je conclus que la douleur au pied ressentie par M. Levasseur a augmenté subitement vers la mi- ou la fin décembre.


[35]            Le 9 janvier, M. Levasseur a consulté de nouveau le Dr DeJager. Les parties reconnaissent qu'encore une fois, le Dr DeJager a dit à M. Levasseur qu'il devait porter des chaussures à semelles rigides pour protéger son pied. M. Levasseur prétend qu'il a tenté d'obtenir de telles chaussures mais qu'on lui a dit qu'il n'y avait pas droit. Je rejette le témoignage de M. Levasseur à cet égard. Mme Williams a souligné que toute personne qui travaille à la cuisine doit porter des bottes de travail à semelles rigides. D'ailleurs, M. Levasseur a lui-même affirmé qu'il portait des bottes à embout d'acier quand la palette est tombée sur son pied. Je suis donc convaincue que M. Levasseur disposait de chaussures à semelles rigides mais qu'il avait décidé de ne pas les porter.

[36]           Le Dr DeJager a affirmé que M. Levasseur voulait continuer de travailler à la cuisine et qu'il avait donc écrit une note à l'intention du personnel de la cuisine pour le compte de M. Levasseur pour demander qu'on lui permette de s'asseoir pendant son travail.

[37]           Le Dr DeJager a également demandé une nouvelle radiographie du pied. Le Dr Jarzylo a examiné les nouvelles radiographies et, dans son rapport du 26 janvier 2001, il a indiqué qu'il y avait un nouveau cal calcifié au quatrième métatarsien. Toutefois, la fracture révélait une nouvelle fêlure très mince, ce qui indiquait une nouvelle blessure. En outre, le deuxième métatarsien présentait une nouvelle blessure qui, selon le Dr Jarzylo, était une fracture de stress.


[38]            Le Dr DeJager a dit, au procès, qu'il avait été très étonné de constater que M. Levasseur avait une fracture de stress. Selon le Dr DeJager, il s'agissait de quelque chose de très inhabituel qui voulait dire que M. Levasseur marchait trop sur son pied blessé. Le Dr DeJager a décidé de renvoyer M. Levasseur au Dr Mark Harrison, un chirurgien orthopédiste qui travaillait à l'hôpital Hôtel Dieu de Kingston. M. Levasseur a obtenu un premier rendez-vous avec le Dr Harrison le 20 avril. Toutefois, l'hôpital a par la suite changé la date du rendez-vous qui devait avoir lieu le 25 mai 2001.

[39]            Outre avoir demandé une nouvelle radiographie du pied un mois plus tard, le Dr DeJager a également donné des instructions concernant les soins que devait recevoir M. Levasseur jusqu'à ce qu'il consulte le Dr Harrison. Ces instructions ont été transmises à M. Levasseur par Maureen Williams qui, à cette époque, était infirmière. Dans ses notes concernant la rencontre du 30 janvier avec M. Levasseur, Mme Williams confirme qu'on lui avait dit de faire davantage attention à son pied. Mme Williams a constaté que M. Levasseur portait des chaussures de course à haute tige à l'époque et elle affirme qu'on lui avait répété qu'il devait porter des souliers à semelles rigides. M. Levasseur a également reçu un bandage de contention pour immobiliser le pied et des instructions concernant son utilisation. M. Levasseur nie avoir reçu un bandage de contention mais je préfère la preuve documentaire contemporaine sur cette question et je conclus que M. Levasseur a bien reçu un bandage de contention.

[40]            M. Levasseur a obtenu un rendez-vous avec le Dr DeJager le 6 février et de nouveau le 27 février pour discuter des résultats de la radiographie du mois de janvier. M. Levasseur ne s'est présenté à aucun des deux rendez-vous.

[41]            Entre-temps, le 23 février 2001, le pied a été radiographié de nouveau. Les parties conviennent que selon cette radiographie, les deux fractures guérissaient bien.


[42]            M. Levasseur a de nouveau rencontré le Dr DeJager le 19 mars, auquel moment le Dr DeJager a dit à M. Levasseur qu'il devait éviter d'utiliser son pied et tenir le pied élevé. Malgré ces instructions, M. Levasseur a continué de travailler à la cuisine. Il a dit que grâce à son travail, il avait moins de distance à parcourir pour prendre ses repas, mais M. Levasseur a également reconnu que son travail à la cuisine lui permettait de gagner l'argent dont il avait besoin pour payer ses cigarettes et continuer de fumer un paquet et demi par jour.

[43]            Le Dr DeJager a également suggéré à M. Levasseur qu'une autre personne lui apporte ses repas. Toutefois, selon la preuve, il n'est pas certain que des mesures aient été prises en ce sens et il n'est pas non plus certain si c'est le Dr DeJager ou M. Levasseur qui devait prendre les moyens nécessaires. Nous savons cependant que M. Levasseur a continué à prendre ses repas dans la salle à manger du pénitencier.

[44]            Selon le Dr DeJager, il a donné ces instructions à M. Levasseur dans le but de s'assurer que tous les traitements possibles avaient été tentés avant de renvoyer M. Levasseur à un chirurgien orthopédiste.


[45]            Le Dr DeJager a demandé une nouvelle radiographie du pied à la fin du mois d'avril. Selon la radiographie, le quatrième métatarsien guérissait bien. Toutefois, le deuxième n'était pas guéri. Selon le Dr Jarzylo, le processus de guérison était soit stationnaire soit en régression. Dans son rapport, le Dr Jarzylo a inscrit qu'il s'agissait [traduction] « probablement d'un retard de consolidation dû à des mouvements » .

[46]            Après avoir étudié les résultats de la radiographie, le Dr DeJager a rencontré M. Levasseur au début du mois de mai et il lui a donné les mêmes instructions qu'il lui avait déjà données concernant l'importance de reposer et de protéger le pied.

La consultation avec le Docteur Harrison

[47]            M. Levasseur a rencontré le Dr Harrison le 25 mai 2001. Le Dr Harrison est un chirurgien orthopédiste qui se spécialise dans la chirurgie du pied et de la cheville et le remplacement des articulations. Il travaille à l'hôpital Hôtel Dieu et à l'hôpital de Kingston à Kingston (Ontario). Il n'est pas un employé du SCC et n'a aucune relation contractuelle avec l'organisme.

[48]            M. Levasseur reconnaît avoir dit au Dr Harrison que sa blessure au pied s'était produite quelque deux ans plus tôt. L'examen de M. Levasseur et des radiographies prises en janvier et en avril 2001, ainsi que d'une nouvelle radiographie prise le même jour ont permis au Dr Harrison de déterminer que le quatrième métatarsien de M. Levasseur était guéri mais qu'il souffrait d'une pseudarthrose au deuxième métatarsien.


[49]            Le terme « pseudarthrose » est un terme clinique et, même si les médecins ne sont pas tout à fait d'accord sur le sens du terme, pour l'essentiel, il signifie une absence complète de guérison de 12 à 18 mois après la blessure. Il faut distinguer une « pseudarthrose » d'un « retard de consolidation » qui décrit une fracture qui a commencé à guérir mais dont la guérison s'avère particulièrement longue. Habituellement, une fracture du métatarsien guérit dans les six à douze semaines de la blessure.

[50]            Compte tenu qu'il pensait que la fracture était vieille de deux ans, le Dr Harrison a recommandé que M. Levasseur subisse une chirurgie du pied. Il s'est proposé de greffer un nouvel os à la fracture et de consolider le métatarsien au moyen d'une plaque de métal. Puis, le pied serait immobilisé au moyen d'un plâtre.

[51]            Il s'agissait d'une chirurgie élective. Le Dr Harrison a déclaré qu'en moyenne, il fallait attendre 18 mois dans le cas d'une chirurgie élective.

[52]            Si le Dr Harrison avait su que la blessure au second métatarsien avait eu lieu moins de huit mois plus tôt, il aurait conclu qu'il s'agissait d'une consolidation tardive plutôt que d'une pseudarthrose. Quant à la question de savoir si ces renseignements supplémentaires auraient modifié le traitement recommandé, le Dr Harrison a dit [traduction] « c'est possible. Pas nécessairement, mais c'est possible » . Il n'a toutefois pas précisé le traitement de rechange qui aurait été opportun dans les circonstances.

[53]            Une fois la décision prise concernant la chirurgie, M. Levasseur devait subir une évaluation préopératoire. Cette évaluation est nécessaire, chez un patient de plus de 40 ans, afin d'assurer qu'il ne souffre pas de troubles respiratoires ou cardiaques importants et qu'il sera en mesure de subir la chirurgie.

[54]            Deux rendez-vous ont été fixés pour l'évaluation pendant l'été 2000 et l'hôpital les a annulés tous les deux. En fin de compte, M. Levasseur devait subir son évaluation préopératoire le 29 juillet 2002, même s'il n'a pas été avisé de la date du rendez-vous. La politique du SCC prévoit que les détenus ne sont avisés d'un rendez-vous médical que la veille. Il s'agit d'une question de sécurité.

[55]            M. Levasseur a été libéré quelques jours avant la date prévue du rendez-vous. Il n'a jamais été avisé de la date du rendez-vous et bien entendu, le Service correctionnel du Canada a annulé le rendez-vous.

Contact avec les services de santé du SCC entre le printemps 2001 et juillet 2002

[56]            Pendant que M. Levasseur était toujours à l'établissement de Bath et qu'il attendait l'évaluation préopératoire, il a continué de consulter le Dr DeJager et le personnel des services de santé de temps à autre au sujet de son pied.

[57]            En juin 2001, M. Levasseur s'est plaint d'une douleur au pied et les services de santé lui ont fourni une canne. Le mois suivant, le Dr DeJager a de nouveau avisé M. Levasseur qu'il devait reposer son pied. M. Levasseur reconnaît avoir continué de marcher en se servant de son pied et pas seulement pour se rendre à la salle à manger même s'il a dit qu'il avait essayé de limiter les occasions de le faire.

[58]            En février 2002, M. Levasseur a consulté le Dr DeJager concernant des douleurs au pied. Le Dr DeJager lui a prescrit du Tylenol avec codéine pour atténuer la douleur. Le Dr DeJager a expliqué qu'au point où on en était, rien n'allait changer concernant le pied de M. Levasseur qu'il marche ou non sur ce pied, et qu'il fallait une intervention chirurgicale. Il était donc approprié de tenter d'atténuer la douleur de M. Levasseur. En mai 2002, quand M. Levasseur s'est plaint de l'inefficacité du Tylenol avec codéine, le Dr DeJager lui a prescrit du Tylenol #2. Tel que susmentionné, M. Levasseur a été libéré de l'établissement de Bath et envoyé dans une maison de transition en juillet 2002.

Traitement médical après la libération de M. Levasseur

[59]            Peu après avoir obtenu sa libération de l'établissement de Bath, M. Levasseur a consulté le Dr Chiu, son médecin de famille à Hamilton, concernant sa blessure au pied. Le Dr Chiu l'a envoyé consulter le Dr Louis Saunders, un chirurgien orthopédiste, spécialiste de la chirurgie du pied et de la main.

[60]            En septembre 2002, avant d'avoir rencontré le Dr Saunders, M. Levasseur a eu une petite crise cardiaque. M. Levasseur a vu le Dr Saunders en novembre 2002. M. Levasseur s'est plaint de souffrir tous les jours d'une gêne au pied droit et d'une douleur qui semblait située au quatrième métatarsien. Après avoir examiné M. Levasseur et les radiographies prises par le Dr Chiu en juillet 2002, le Dr Saunders a conclu que le quatrième métatarsien de M. Levasseur était guéri, mais qu'il y avait peut-être une non-consolidation du deuxième et peut-être du troisième métatarsien.

[61]            C'est la première fois qu'il est mentionné qu'il y aurait peut-être eu une blessure au troisième métatarsien. Je dispose de très peu d'éléments de preuve à cet égard et les deux parties ont dit qu'elles n'exigeaient pas que je tire une conclusion en rapport avec cette blessure. Je n'en dirai donc pas davantage sur cette question.

[62]            Le Dr Saunders a ensuite pris les dispositions nécessaires afin que M. Levasseur subisse un tomogramme. Un tomogramme est une sorte de tomodensitogramme (CT scan). Le rapport du radiologiste concernant le tomogramme révèle une fracture guérie au quatrième métatarsien et une fracture en voie de guérison au deuxième métatarsien. Le Dr Saunders a déclaré, au procès, qu'il avait lui-même examiné les radiographies et qu'il était d'avis que la fracture du deuxième métatarsien avait suffisamment guéri pour qu'il ne soit plus nécessaire d'avoir recours à une chirurgie.

[63]            Le Dr Saunders a donc dit à M. Levasseur de continuer à prendre les moyens non chirurgicaux ou conservateurs que lui avait recommandés le Dr DeJager. M. Levasseur a accepté. De l'avis du Dr Saunders, il était toujours possible que le pied guérisse davantage.

[64]            Dix mois plus tard, le Dr Saunders a de nouveau rencontré M. Levasseur, cette fois à la demande de l'avocat de ce dernier. Le Dr Saunders a demandé une scintigraphie osseuse qui a révélé que le deuxième métatarsien n'était pas encore tout à fait consolidé, mais que le processus de guérison se poursuivait. Le Dr Saunders a dit qu'il était très rare qu'une telle situation se produise près de trois ans après la blessure.

[65]            Puis le Dr Saunders a demandé une tomodensiométrie. Le radiologiste a dit que le trait de fracture du deuxième métatarsien n'était plus visible et que le cal de guérison était très apparent. Selon le Dr Saunders, le trait de fracture du deuxième métatarsien n'était pas tout à fait rempli même s'il y avait de l'os sur le foyer de la fracture.

[66]            M. Levasseur venait de subir une crise cardiaque et le Dr Saunders était d'avis qu'il n'était pas opportun d'avoir recours à la chirurgie, puisque la chirurgie est associée à un éventail de complications potentielles qui lui sont propres. En outre, puisque le pied semblait continuer de guérir, le Dr Saunders a jugé qu'il valait mieux ne pas y toucher.

[67]            Le Dr Saunders n'écarte pas la possibilité que le pied guérisse complètement, mais il a dit qu'il ne pensait pas qu'il allait s'améliorer dans un avenir prévisible. Selon lui, M. Levasseur souffre d'une invalidité permanente partielle du pied droit.

[68]            M. Levasseur lui-même se plaint d'une douleur constante au pied qui, selon lui, limite sa capacité de marcher très loin.

Le droit

[69]            Pour avoir gain de cause dans une action en négligence, un demandeur doit démontrer que le défendeur a, à son endroit, une obligation de diligence, qu'il y a eu manquement à cette obligation et que ce manquement a entraîné un préjudice. C'est-à-dire qu'il doit établir un lien de causalité entre les actions ou les omissions du défendeur et le préjudice allégué : voir A.M. Linden & L.N. Klar, Canadian Tort Law, 11e éd. (Toronto: Butterworths Canada Ltd., 1999).

[70]            Le défendeur reconnaît qu'il a l'obligation de fournir des soins de santé raisonnables en vertu de l'article 86 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, qui prévoit que :


86. (1) [CSC] veille à ce que chaque détenu reçoive les soins de santé essentiels et qu'il ait accès, dans la mesure du possible, aux soins qui peuvent faciliter sa réadaptation et sa réinsertion sociale.

86. (1) [CSC] shall provide every inmate with

(a) essential health care; and

(b) reasonable access to non-essential mental health care that will contribute to the inmate's rehabilitation and successful reintegration into the community.


(2) La prestation des soins de santé doit satisfaire aux normes professionnelles reconnues.


[71]          La juge Layden-Stevenson a expliqué cette obligation dans l'affaire Bastarache c. Canada, 2003 CF 1463, quand elle a dit que :

Les autorités carcérales sont tenues de faire preuve d'une diligence raisonnable à l'égard de la santé et de la sécurité des détenus qui sont sous garde : Timm, précité; Abbott c. Canada (1993), 64 F.T.R. 81 (1re inst.); Oswald c. Canada (1997) 126 F.T.R. 281 (1re inst.). En examinant l'obligation de diligence, il faut tenir compte des circonstances de l'événement : Scott c. Canada, [1985] A.C.F. no 35 (1re inst.). La probabilité que se produise l'événement créant le risque constitue une considération importante en ce qui concerne la prévisibilité de ce risque. Il ne s'agit pas de savoir s'il existe une obligation de diligence, mais si, par ses actes ou omissions, la défenderesse a omis de satisfaire à la norme de conduite applicable à la personne raisonnable qui fait preuve de la prudence ordinaire eu égard aux circonstances : Russell c. Canada 2000 BCSC 650, [2000] B.C.J. no 848; Hodgin c. Canada (Solliciteur général) (1998), 201 N.B.R. (2d) 279 (B.R. 1re inst.), confirmé par [1999] A.N.B. no 416 (C.A.). [au paragraphe 23]

[72]          La question qui se pose en l'espèce est celle de savoir si le défendeur a manqué à l'obligation qu'il avait à l'égard de M. Levasseur de lui fournir des soins de santé raisonnables. En outre, il y a le question de savoir si M. Levasseur a établi l'existence d'un lien de causalité entre la violation alléguée et le préjudice qu'il dit avoir subi.

[73]            Pour établir l'existence d'un tel lien de causalité dans une action découlant d'un délai allégué dans un traitement médical, un demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que le délai a été la cause du résultat défavorable ou qu'il y a contribué. Si, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur ne réussit pas à établir que le résultat défavorable aurait pu être évité au moyen d'un diagnostic et d'un traitement rapides, la demande doit être rejetée : Cottrelle et al. c. Gerrard, 67 O.R. (3d) 737 (Ont. C.A.).

[74]            Il ne suffit pas que le demandeur établisse qu'un traitement et un diagnostic adéquats lui auraient peut-être permis d'éviter le résultat défavorable. Il doit établir que [traduction] « la probabilité d'un résultat défavorable l'emporte sur l'improbabilité du résultat » . Cottrelle, précité.

Quelques mots concernant les médecins témoins

[75]            Avant d'analyser les questions en instance, il vaut la peine de dire quelques mots sur une question qui concerne le statut des témoins du domaine médical. Quatre médecins ont témoigné en l'espèce : le Dr Saunders pour le compte de M. Levasseur et les Drs DeJager, Harrison et Jarzylo pour le compte du défendeur. Tous les quatre étaient des médecins traitants et aucun d'eux n'a joué le rôle de témoin expert au procès.


[76]            Néanmoins, pendant le témoignage des médecins, chacun a donné son opinion sur plusieurs questions reliées au diagnostic et au traitement d'une fracture du métatarsien et aucun avocat ne s'est objecté aux questions posées. Quand j'ai soulevé cette question, l'avocat de M. Levasseur a dit qu'il avait eu l'intention de demander au Dr Saunders de témoigner à titre d'expert et il y aurait eu quelques discussions sur cette question entre les avocats, avant le procès. Toutefois, la Cour n'a été saisie d'aucune demande permettant de reconnaître au Dr Saunders la qualité d'expert, au début de son témoignage. L'examen habituel des compétences n'a pas été effectué et le défendeur n'a pas non plus consenti à ce que le Dr Saunders ait qualité d'expert. En outre, une copie d'un rapport préparé par le Dr Saunders a été remis à l'avocat du défendeur avant le procès, mais l'avocat de M. Levasseur n'a pas respecté les dispositions de l'alinéa 279b), puisque le Dr Saunders n'avait pas signé le rapport qui n'était pas non plus accompagné de l'attestation d'un avocat.

[77]            Dans ces circonstances, je ne suis pas disposée à tenir compte du témoignage du Dr Saunders comme s'il était un témoin expert. Les avocats ont convenu toutefois qu'ils se contentaient de me laisser examiner les opinions présentées par chacun des médecins témoins et de leur attribuer l'importance qu'il fallait, selon moi, leur attribuer et c'est ce que j'ai fait.

[78]            En fin de compte, même si le Dr Saunders n'a pas été officiellement reconnu en tant qu'expert dans le domaine de l'orthopédie, avec une spécialisation dans le traitement du pied et de la main, cela n'a pas influé sur mes conclusions en l'espèce.

[79]            Une autre question concernant le témoignage du Dr Saunders doit être mentionnée. Le rapport du Dr Saunders mentionnait que le traitement dispensé par le SCC à M. Levasseur comportait peut-être des lacunes, mais son opinion était surtout fondée sur le fait qu'il croyait que la blessure au pied de M. Levasseur n'avait pas été traitée, sur le plan médical, pendant plusieurs mois. Cela se comprend puisque M. Levasseur avait d'abord prétendu qu'il s'était blessé au pied en mars 2000 et qu'il n'avait pu obtenir de traitement médical avant août de la même année. Quand la date de la blessure de M. Levasseur a été clarifiée pendant le contre-interrogatoire, le Dr Saunders a reconnu que M. Levasseur avait été traité dans un délai raisonnable.


Analyse

[80]            Il a fallu un mois entre le moment où M. Levasseur s'est plaint pour la première fois d'une douleur au pied et la radiographie du pied. Toutefois, puisque j'ai conclu que M. Levasseur n'avait pas révélé le traumatisme à l'origine de la douleur, je suis convaincue que ce délai était raisonnable compte tenu des circonstances. Le Dr Saunders lui-même a reconnu qu'il n'était pas déraisonnable qu'il se passe plusieurs semaines avant d'obtenir une radiographie pour un patient qui se plaint d'une douleur imprécise au pied.

[81]            En outre, rien n'indique que M. Levasseur ait subi un préjudice par suite du délai avant de pouvoir être examiné par un médecin ou obtenir une radiographie. D'ailleurs, l'avocat a reconnu, dans ses observations, que l'affaire portait essentiellement sur la qualité des soins dispensés à M. Levasseur après le diagnostic de la fracture au quatrième métatarsien, au début du mois de septembre 2000.

Le traitement donné entre septembre 2000 et janvier 2001


[82]            Selon le témoignage des médecins, il existe plusieurs traitements possibles pour les fractures comme celle qu'a subie M. Levasseur. Le traitement préférentiel consiste à demander au patient de [traduction] « s'appuyer sur son pied dans la mesure du tolérable » sans avoir recours à des béquilles. Si ce traitement n'est pas efficace, une deuxième série de traitements possibles pourrait comprendre l'utilisation d'une canne ou de béquilles ou l'immobilisation du pied au moyen d'un plâtre. La chirurgie est un traitement de dernier recours qui ne doit être utilisé que si les autres méthodes se sont avérées inefficaces.

[83]            En l'espèce, l'avocat prétend que les délais ont été tels que M. Levasseur n'a jamais eu droit à la deuxième et à la troisième séries de traitements possibles après avoir utilisé son pied sans que cela n'entraîne la guérison de la fracture originale au quatrième métatarsien. D'ailleurs, non seulement la méthode du traitement des symptômes n'a pas été efficace en l'espèce, elle a également entraîné une fracture de stress au deuxième métatarsien.

[84]            Tant le Dr DeJager que le Dr Saunders conviennent que les normes professionnelles reconnues pour ce qui concerne le traitement d'une fracture du quatrième métatarsien comprennent notamment un suivi en temps utile afin d'évaluer la guérison du patient. Le Dr Saunders a affirmé qu'il prendrait des dispositions afin de rencontrer de nouveau le patient dans trois semaines puis de nouveau dans six semaines alors que le Dr DeJager a dit qu'il rencontrerait de nouveau le patient dans trois mois.

[85]            Le Dr DeJager a dit qu'il avait demandé qu'on fixe un rendez-vous de suivi avec M. Levasseur, mais j'ai conclu qu'il n'a jamais demandé un tel rendez-vous et qu'il n'a rien fait afin d'assurer le suivi après le premier diagnostic de la fracture de M. Levasseur. Je suis donc convaincue que les soins de santé donnés à M. Levasseur à l'établissement de Bath n'étaient pas conformes aux normes professionnelles reconnues.


[86]            Toutefois, la preuve révèle que dès le 6 septembre 2000, la fracture du quatrième métatarsien de M. Levasseur guérissait bien. Tant le Dr Saunders que le Dr DeJager conviennent qu'à ce moment-là, il fallait éviter de mettre le pied dans un plâtre et que M. Levasseur devait - [traduction] « s'appuyer sur son pied dans la mesure du tolérable » .

[87]            J'ai conclu que M. Levasseur avait commencé à éprouver beaucoup plus de douleurs vers la mi- ou la fin décembre. Je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que la fracture de stress s'est produite à ce moment-là. Cette conclusion concernant la date de la deuxième blessure concorde bien avec les résultats de la radiographie du 24 janvier 2001 qui a révélé que la fracture au deuxième métatarsien guérissait.

[88]            La question qui se pose donc est celle de savoir si la fracture de stress au deuxième métatarsien aurait pu ou aurait dû être évitée. C'est-à-dire, la fracture de stress est-elle due à des actions ou omissions de la part du Dr DeJager, ou d'une autre personne à l'établissement de Bath?


[89]            Les médecins ne s'entendent pas tout à fait concernant la cause de la fracture de stress. Ils conviennent tous qu'une cause possible serait que M. Levasseur a modifié la biomécanique de sa démarche pour compenser la blessure au quatrième métatarsien, ce qui aurait ajouté au stress imposé au deuxième métatarsien. Le Dr Saunders a également dit que la fracture pourrait également être due à un deuxième traumatisme contondant au pied. Toutefois, M. Levasseur nie qu'il y a eu un tel traumatisme.

[90]            Le Dr Saunders a également dit que les fractures de stress de cette nature sont très rares et que plus de 99,9 p. 100 des fractures du métatarsien guérissent grâce à l'approche [traduction] « s'appuyer sur son pied dans la mesure du tolérable » . Le Dr Saunders a expliqué que des fractures de stress se produisent le plus souvent chez les femmes atteintes d'ostéoporose. Cela étant, je ne saurais conclure qu'on pouvait raisonnablement prévoir que M. Levasseur subirait une fracture de stress du fait d'avoir marché son sur pied blessé. Ma conclusion à cet égard est appuyée par le témoignage du Dr Saunders, le témoin de M. Levasseur, qui a dit qu'il ne voyait pas comment on aurait pu éviter la fracture de stress puisque lui-même aurait permis à M. Levasseur de marcher sur son pied.

[91]            Par conséquent, M. Levasseur n'a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que si le Dr DeJager avait fait le suivi en temps utile, la fracture de stress aurait été évitée. Par conséquent, je ne puis donner raison à M. Levasseur concernant les soins de santé qui lui ont été prodigués entre septembre 2000 et janvier 2001.


[92]            L'invalidité permanente partielle de M. Levasseur est due au fait que la fracture de stress du deuxième métatarsien n'a pas guéri. La prochaine question est donc de savoir si ce sont les actions ou omissions d'une personne de l'établissement de Bath qui ont contribué au fait que la fracture n'a pas guéri.

Le traitement de la fracture de stress

[93]            L'avocat de M. Levasseur prétend que le défendeur a été négligent en rapport avec le traitement que M. Levasseur a reçu pour la fracture de stress puisque le défendeur n'a pas reconnu et traité une blessure qui exigeait plus qu'une simple approche [traduction] « s'appuyer sur son pied dans la mesure du tolérable » . Je n'accepte pas cette prétention.

[94]            Quand M. Levasseur s'est plaint que son pied le faisait souffrir davantage en janvier 2001, le Dr DeJager a demandé une nouvelle radiographie qui a révélé la présence de la fracture de stress. À ce moment-là, le Dr DeJager a envoyé M. Levasseur consulter un orthopédiste. Il s'agissait d'une décision tout à fait raisonnable.

[95]            Il a bien fallu quatre mois avant que M. Levasseur puisse voir le Dr Harrison. Toutefois, cela semble avoir été le résultat des délais qui malheureusement font partie du système canadien des soins de santé. En outre, le Dr Harrison exerçait à l'extérieur du système correctionnel et tout retard à cet égard était hors le contrôle du défendeur.


[96]            Pendant que M. Levasseur attendait de voir le Dr Harrison, le Dr DeJager continuait de traiter le pied blessé. Lorsque le diagnostic relatif à la fracture de stress a été posé, il semblait que la blessure guérissait déjà. Rien ne me permet de conclure que l'approche utilisée au début par le Dr DeJager, un traitement conservateur, n'était pas opportun. D'ailleurs, quand la radiographie du pied a été prise à la fin du mois de février, il semblait que le processus de guérison se poursuivait quant au deuxième métatarsien et que le quatrième métatarsien guérissait bien.

[97]            Les choses ont commencé à dérailler à la fin du mois d'avril 2001 quand une autre radiographie a révélé que le processus de guérison du deuxième métatarsien régressait. M. Levasseur prétend que cela s'est produit parce qu'il était obligé de marcher sur ce pied et qu'il aurait dû obtenir des béquilles, une canne ou un plâtre. Cette prétention n'est pas bien fondée. Il ressort clairement de la preuve que M. Levasseur ne suivait pas les instructions que le personnel de santé de l'établissement de Bath lui avait transmises concernant les soins qu'il fallait donner à son pied. Même si on lui avait dit, à plusieurs reprises, qu'il devait porter des chaussures à semelles rigides, M. Levasseur n'en portait pas. Il prétend qu'il n'avait pas accès à ce type de chaussure, mais j'ai déjà conclu qu'il y avait accès.

[98]            Il semble également que M. Levasseur ne portait pas un bandage de contention pour immobiliser son pied blessé. Il a dit qu'il n'avait jamais reçu un tel bandage, mais j'ai conclu qu'il en avait bien reçu un ainsi que des instructions concernant son utilisation.


[99]            En outre, il vaut la peine de souligner que lorsque le Dr Harrison a examiné M. Levasseur le 25 mai 2001, un mois seulement après la radiographie du mois d'avril, il n'a pas recommandé que M. Levasseur ait des béquilles, une canne ou un plâtre. Il était d'avis qu'il fallait une intervention chirurgicale.

[100]        Plusieurs autres facteurs, à part la mobilité excessive, auraient pu empêcher la fracture de stress de guérir. Tous les médecins reconnaissent que le fait de fumer retarde la guérison des os. M. Levasseur était un grand fumeur. Le Dr DeJager a également mentionné que l'obésité peut également retarder la guérison et il semble que M. Levasseur avait une surcharge pondérale importante quand il se trouvait à l'établissement de Bath . Au moins un médecin a dit également que l'âge d'un patient peut jouer un rôle dans la capacité du corps de guérir et M. Levasseur n'était pas un jeune homme.

[101]        Par la suite, M. Levasseur n'a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que le deuxième métatarsien n'avait pas guéri à cause d'une faute du défendeur qui ne lui aurait pas fourni des soins de santé raisonnables. M. Levasseur n'a pas non plus prouvé que le résultat négatif de sa fracture de stress aurait pu être évité si le défendeur l'avait traité différemment.

L'option chirurgicale

[102]        La dernière question qui se pose donc est celle de la chirurgie proposée au pied de M. Levasseur.

[103]        J'ai déjà dit que la décision du Dr DeJager de référer M. Levasseur au Dr Harrison pour obtenir l'opinion d'un orthopédiste était raisonnable, compte tenu des circonstances. Le Dr. Harrison était un chirurgien orthopédiste qui exerçait hors les établissements correctionnels. Il n'était pas un employé du SCC, il n'avait aucune autre relation avec l'établissement et il n'est pas allégué que le défendeur était responsable d'actes ou d'omissions de la part du Dr Harrison.

[104]        Je suis également convaincue que le Dr Harrison a fait preuve de diligence raisonnable à l'égard de M. Levasseur, compte tenu des circonstances. Il y a peut-être eu un quelconque désaccord entre le Dr Saunders et le Dr Harrison concernant le meilleur traitement du pied de M. Levasseur mais il ressort clairement du témoignage du Dr Saunders qu'il s'agissait d'une question d'appréciation, qu'il existait plusieurs traitements possibles et que des chirurgiens orthopédistes raisonnables pouvaient ne pas s'entendre sur ce point. D'ailleurs, l'avocat de M. Levasseur n'a pas soulevé une quelconque négligence de la part du Dr Harrison. Toutefois, l'avocat soutient que le défendeur est responsable de l'annulation du rendez-vous de M. Levasseur concernant son évaluation préopératoire suivant sa libération de l'établissement de Bath.


[105]        Il est très certainement malheureux qu'il y ait eu des retards importants concernant la fixation de la date de l'intervention de M. Levasseur mais encore une fois, ces retards semblent découler des lacunes du système provincial de santé et non d'une faute du défendeur. Toutefois, c'est le SCC qui a pris la décision d'annuler l'évaluation préopératoire de M. Levasseur au moment de sa libération de l'établissement de Bath. Je n'ai été saisie d'aucune preuve quant aux motifs de l'annulation, mais il a été laissé à entendre qu'il s'agissait peut-être d'une politique du SCC.

[106]        À cause du délai pendant lequel les patients doivent attendre avant d'avoir accès à certains traitements médicaux, je me demande si les détenus qui ont déjà à attendre très longtemps avant de bénéficier de certaines interventions se retrouvent au bas de la liste d'attente quand ils sortent de prison.

[107]        Cela dit, puisque M. Levasseur avait eu une crise cardiaque peu après sa libération de l'établissement de Bath, il est bien possible que, quoi qu'il en soit, il n'ait pas été en mesure de subir une intervention chirurgicale. En outre, le Dr Saunders est d'avis qu'il valait mieux soigner la blessure sans avoir recours à une intervention chirurgicale. Par conséquent, M. Levasseur n'a pas démontré qu'il avait subi un préjudice par suite des actions du SCC qui avait annulé son rendez-vous.

[108]        Pour ces motifs, la demande de M. Levasseur est rejetée.

La responsabilité de la Couronne au sujet des actions du Dr DeJager


[109]     Puisque j'ai conclu que M. Levasseur n'a pas réussi à prouver qu'il y avait eu négligence de la part du Dr DeJager ou d'un autre médecin qui l'a traité pendant son incarcération, il n'est pas nécessaire d'examiner les observations du défendeur concernant les répercussions de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.

Dépens

[110]        Ni l'une ni l'autre des parties n'a présenté des observations concernant les dépens. Chaque partie disposera de deux semaines afin de signifier et de déposer ses observations concernant les dépens. Les parties disposeront ensuite d'une semaine supplémentaire pour signifier et déposer leurs observations en réplique.

JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.          La poursuite est rejetée.

2.          La question des coûts est réservée.

                                                                                                                         _ Anne L. Mactavish _              

                                                                                                                                                     Juge                            

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL. L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-861-01

INTITULÉ :                                                   GASTON PAUL LEVASSEUR

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

DATE DE L'AUDIENCE :                            LES 26, 27 ET 28 MAI 2004

LIEU DE L'AUDIENCE :                              BROCKVILLE (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT :                         LA JUGE ANNE L. MACTAVISH

DATE DU JUGEMENT :                              LE 12 JUILLET 2004

COMPARUTIONS :

Chad. T. Carter                                                                                     POUR LE DEMANDEUR

Matthew J. Holmberg                                                                            POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chad T. Carter                                                                          POUR LE DEMANDEUR

Avocat

11, rue Princess, pièce 304,

Kingston (Ontario)

K7L 1A1

Matthew Holmberg                                                                                POUR LE DÉFENDEUR

Cunningham Swan Carty Little & Bonham LLP

Kingston (Ontario)

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