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Date : 20000629


T-1406-98


Ottawa (Ontario), le 29 juin 2000


EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE


E n t r e :



MERCHANT (2000) LTD.


demanderesse


- et -


PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA


défendeur




MOTIFS ET DISPOSITIF DE L'ORDONNANCE


LE JUGE O'KEEFE


[1]      La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire présentée par Merchant (2000) Ltd. (la demanderesse) au sujet d'une demande péremptoire adressée à la demanderesse par Revenu Canada dans une lettre en date du 12 juin 1998 écrite par Mme Marianne Fitzgerald, de Revenu Canada, en vertu du paragraphe 230(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), modifiée (la Loi). La demanderesse sollicite une ordonnance annulant ou modifiant la demande péremptoire en question, dont voici un extrait :

[TRADUCTION]
L'article 230 de la Loi dispose notamment :
Le ministre peut enjoindre à une personne qui n'a pas tenu les registres et livres de comptes voulus pour l'application de la présente loi de tenir ceux qu'il spécifie et cette personne doit, dès lors, tenir les registres et livres de comptes qui sont ainsi exigés d'elle.
En vertu du pouvoir prévu au paragraphe 230(3) précité, ordre vous est par la présente donné de tenir les livres et registres suivants en ce qui concerne votre entreprise :
- Un bilan au 31 décembre 1997 et pour chaque année subséquente.
- Un grand livre général faisant état, pour chaque année, état des opérations de la société.
- Un journal des recettes et débours exposant en détail la provenance et l'affectation des fonds de la société et les additionnant en vue de leur inclusion dans le grand livre général.
- Des registres de comptes recevables exposant en détail le solde des prêts à rembourser et les intérêts accumulés à payer.
- Des relevés bancaires et des chèques payés de tous les comptes de compagnies.
- Des états et des relevés d'opérations pour tous les comptes de compagnies.
- Des pièces justificatives acceptables pour justifier toutes les dépenses.
Les pièces justificatives doivent contenir :
a)      une description complète des biens et services achetés, y compris, le cas échéant, la quantité et le prix ;

b)      la date d'achat ;

c)      le nom et l'adresse du bénéficiaire du paiement ;

d)      La signature du bénéficiaire, soit sur la pièce justificative, soit sur le récépissé, si le paiement est fait en espèces ou en nature.


[2]      La demanderesse est une société de la Saskatchewan qui a été constituée en personne morale le 3 février 1983. Elle n'a aucun employé et détient divers prêts, portefeuilles d'actions et actions dans des entreprises de promotion immobilière. Son revenu est constitué principalement de frais de gestion, de revenus locatifs, de revenus d'intérêts et de gains en capital. La compagnie a cinq dirigeants : M. Merchant (l'auteur de l'affidavit de la demanderesse), son épouse et leurs trois enfants.

[3]      La demanderesse produit des déclarations de revenus depuis au moins une quinzaine d'années. Au cours des dernières années, la pertinence et la fiabilité des livres comptables à partir desquels la demanderesse calcule ses revenus a fait l'objet d'un désaccord entre elle-même et le fisc.

[4]      La demanderesse réalise des revenus chaque année, mais ne dresse pas de bilan et ne tient pas de grand livre général. Suivant M. Merchant, la demanderesse est une petite entreprise et les frais qu'entraînerait la mise en oeuvre des directives du défendeur seraient de l'ordre de 10 000 à 15 000 $ par année.

[5]      Suivant le procureur général du Canada (le défendeur), on a remis aux représentants de Revenu Canada un sac de chèques tirés sur différents comptes bancaires.

[6]      La demanderesse affirme que Revenu Canada dispose de six sources de comptabilité différentes :


  1. .          Les dossiers tenus par la compagnie.
     2.          La liste annuelle des dossiers et la liste annuelle des activités économiques.

     3.          Les chèques traités par Wood Gundy.

     4.          Les dossiers de Roberts Properties Inc. se rapportant à toutes les opérations commerciales auxquelles la demanderesse est associée avec Roberts Properties Inc.
     5.          Les documents de travail et autres documents de Ron Ziegler.

     6.          Les déclarations de revenus.



Question en litige

    

[7]      Revenu Canada pouvait-elle adresser la demande péremptoire en question à la demanderesse?


Dispositions législatives applicables



[8]      Les paragraphes 230(1) et 230(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu disposent :


230 : Records and Books.

(1) Every person carrying on business and every person who is required, by or pursuant to this Act, to pay or collect taxes or other amounts shall keep records and books of account (including an annual inventory kept in prescribed manner) at the person's place of business or residence in Canada or at such other place as may be designated by the Minister, in such form and containing such information as will enable the taxes payable under this Act or the taxes or other amounts that should have been deducted, withheld or collected to be determined.

. . .

(3) Minister's requirement to keep records, etc.

Where a person has failed to keep adequate records and books of account for the purposes of this Act, the Minister may require the person to keep such records and books of account as the Minister may specify and that person shall thereafter keep records and books of account as so required.

230 : Livres de comptes et registres.

(1) Quiconque exploite une entreprise et quiconque est obligé, par ou selon la présente loi, de payer ou de percevoir des impôts ou autres montants doit tenir des registres et des livres de comptes (y compris un inventaire annuel, selon les modalités réglementaires) à son lieu d'affaires ou de résidence au Canada ou à tout autre lieu que le ministre peut désigner, dans la forme et renfermant les renseignements qui permettent d'établir le montant des impôts payables en vertu de la présente loi, ou des impôts ou autres sommes qui auraient dû être déduites, retenues ou perçues.

. . .

(3) Ordre du ministre quant à la tenue des registres.

Le ministre peut enjoindre à une personne qui n'a pas tenu les registres et livres de comptes voulus pour l'application de la présente loi de tenir ceux qu'il spécifie et cette personne doit, dès lors, tenir les registres et livres de comptes qui sont ainsi exigés d'elle.

[9]      Si le tribunal doit contrôler la décision du ministre en vertu du paragraphe 230(3) de la Loi, quelle norme de contrôle doit-il appliquer? Je suis d'avis que la décision prise par le ministre au sujet de sa compétence doit être contrôlée selon la norme du bien-fondé de sa décision. Le ministre n'est compétent pour adresser au contribuable la demande péremptoire prévue au paragraphe 230(3) de la Loi que si le contribuable « n'a pas tenu les registres et livres de comptes voulus pour l'application de la présente loi » . De la réponse à la question de savoir si le contribuable a fait défaut de tenir les registres et livres de comptes voulus pour l'application de la loi dépend le pouvoir du ministre d'adresser la demande péremptoire prévue au paragraphe 230(3) de la Loi. Le juge Beetz a traité de la méthode à suivre pour déterminer si, en l'espèce, le ministre est compétent pour enjoindre au contribuable de tenir certains registres dans l'arrêt UES, Local 298 c. Bibeault [1988] 2 R.C.S. 1048. aux pages 1088 et 1089 :

Cependant, en restreignant la notion de la condition préalable et en introduisant la doctrine de l'interprétation manifestement déraisonnable, cette Cour signale l'évolution d'une nouvelle façon de cerner les questions d'ordre juridictionnel.
L'analyse formaliste de la doctrine de la condition préalable cède le pas à une analyse pragmatique et fonctionnelle, associée jusqu'ici à la notion d'erreur manifestement déraisonnable. À première vue, il peut paraître que l'analyse fonctionnelle appliquée jusqu'ici aux cas d'erreur manifestement déraisonnable ne convienne pas aux cas où l'on allègue une erreur au sujet d'une disposition législative qui circonscrit la compétence d'un tribunal. La différence entre ces deux espèces d'erreur est évidente : seule une erreur manifestement déraisonnable entraîne un excès de compétence quand la question en cause relève de la compétence du tribunal tandis que, quand il s'agit d'une disposition législative qui circonscrit la compétence du tribunal, une simple erreur entraîne une perte de compétence. Il n'en reste pas moins que la première étape de l'analyse nécessaire à la notion de l'erreur « manifestement déraisonnable » consiste à déterminer la compétence du tribunal administratif. À cette étape, la Cour examine non seulement le libellé de la disposition législative qui confère la compétence au tribunal administratif, mais également l'objet de la loi qui crée le tribunal, la raison d'être de ce tribunal, le domaine d'expertise de ses membres, et la nature du problème soumis au tribunal. L'analyse pragmatique ou fonctionnelle, à cette première étape, convient tout aussi bien pour le cas où l'on allègue une erreur dans l'interprétation d'une disposition qui circonscrit la compétence du tribunal administratif: dans le cas où l'on allègue une erreur manifestement déraisonnable sur une question qui relève de la compétence du tribunal comme dans le cas où l'on allègue une simple erreur sur une disposition qui circonscrit cette compétence, la première étape consiste à déterminer la compétence du tribunal.

[10]      La Cour suprême a suivi ce raisonnement dans l'arrêt Canada (procureur général) c. A.F.P.C. [1991] 1 R.C.S. 614.

[11]      La preuve qui m'a été soumise au sujet de la question de savoir si la demanderesse « n'a pas tenu les registres et livres de comptes voulus pour l'application de la présente loi » consiste principalement en un témoignage, celui de Steven Kendell Button, dont l'affidavit souscrit le 11 septembre 1998 compte 55 paragraphes. La Cour dispose également de la lettre en date du 12 juin 1988 par laquelle Mme Marianne Fitzgerald enjoint à la demanderesse de tenir certains registres en vertu du paragraphe 230(3) de la Loi.

[12]      Le mot anglais « adequate » ( « voulus » ) n'est pas défini dans la Loi, mais le New Shorter Oxford English Dictionary, Thumb Index Edition, en donne la définition suivante :
[TRADUCTION]
1 Égal en ampleur ou en force ; 2 Proportionné à son objet, suffisant, satisfaisant. b À peine suffisant. 3 Logique. D'une idée ou d'un concept : représentant parfaitement et clairement son objet.

[13]      Dans le contexte du paragraphe 230(3), j'estime que le mot anglais « adequate » signifie « suffisants pour permettre d'établir le montant des impôts payables en vertu de la Loi » .

[14]      J'ai examiné l'affidavit de M. Button et je ne puis trouver dans cet affidavit d'affirmation selon laquelle la demanderesse « n'a pas tenu les registres et livres de comptes voulus pour l'application de la présente loi » . L'affidavit porte plutôt à de nombreux endroits sur les difficultés qu'a eues le vérificateur à trouver les renseignements. Dans sa lettre du 12 juin 1988, Mme Fitzgerald affirme qu'elle s'est fondée sur le rapport du vérificateur (M. Button) pour former son opinion que les registres étaient insuffisants pour l'application de la Loi. La preuve administrée n'a pas permis à la Cour de savoir quels sont les titres et qualités de Mme Fitzgerald. Quelles sont ses compétences en matière de registres et de livres comptables? Possède-t-elle la compétence et l'expérience nécessaires pour pouvoir tirer une telle conclusion? Il lui fallait disposer de faits qui démontraient que le contribuable n'avait pas tenu les registres voulus pour l'application de la Loi. Or, elle n'a pas précisé à la Cour ce sur quoi elle se fondait, c'est-à-dire les faits pertinents, pour en arriver à une telle conclusion. Que renfermait le rapport que le vérificateur lui a remis? Ce seul élément ne permet pas à la Cour de décider, sur le fondement de preuves objectives, que les registres et livres comptables étaient insuffisants. La Cour ne sait pas si Mme Fitzgerald a tenu compte des faits articulés dans l'affidavit de M. Button. Je suis en conséquence d'avis qu'aucun fait n'a été présenté qui permette à la Cour de conclure que la demanderesse n'a pas tenu des registres et livres de comptes suffisants pour l'application de la loi. Le défendeur n'était en conséquence pas compétent pour adresser à la demanderesse la demande péremptoire contenue dans la lettre du 12 juin 1988.

[15]      J'ai également examiné les autres documents et pièces versés au présent dossier. Il me semble que, dans bien des cas, le vérificateur a pu retracer les opérations. Ainsi, au paragraphe 42 de son affidavit, il a pu rendre compte d'une dépense de 35,47 $ et de l'omission de la demanderesse de déclarer des dommages-intérêts de 760 $ qu'elle avait récupérés.

[16]      À mon avis, ce qui manque dans la présente demande, ce sont des éléments de preuve tendant à démontrer que les « registres et livres de comptes » sont insuffisants. Vu ce manque de preuve, je ne puis conclure que le défendeur a eu raison de se déclarer compétent pour envoyer une demande péremptoire à la demanderesse.

[17]      Je suis par conséquent d'avis de faire droit à la demande de contrôle judiciaire parce que la preuve ne démontre pas que le défendeur était compétent pour adresser à la demanderesse la demande péremptoire contenue dans la lettre du 12 juin 1998.

[18]      À titre subsidiaire, si je me trompe en ce qui concerne le pouvoir du défendeur d'envoyer ou de faire envoyer la lettre du 12 juin 1998, je vais maintenant passer à la question de la norme de contrôle judiciaire applicable à la mesure prise par le défendeur. Je souscris à la thèse défendue par l'avocat du ministre au paragraphe 18 de ses observations écrites, où il affirme ce qui suit :

[TRADUCTION]
18. La norme de contrôle de toute question relevant de la LIR pour laquelle le ministre exerce un pouvoir discrétionnaire a été examinée par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Barron c. M.R.N., qui portait sur le refus du ministre de permettre au contribuable de revenir sur des années prescrites pour réclamer des pertes d'entreprise. Le juge Pratte a déclaré ce qui suit, au nom de la Cour :
Avant d'exposer les motifs pour lesquels nous estimons que ces conclusions sont erronées, il est peut-être utile de rappeler que le paragraphe 152(4.2) de la Loi de l'impôt sur le revenu confère un pouvoir discrétionnaire au ministre et que, à l'occasion d'une demande de contrôle judiciaire prise en vertu d'un tel pouvoir, le rôle de la cour de révision ne consiste pas à exercer ce pouvoir à la place de son titulaire. La cour pourra intervenir et annuler la décision visée seulement si celle-ci a été prise de mauvaise foi, si l'instance décisionnelle a manifestement omis de tenir compte de faits pertinents ou tenu compte de faits non pertinents, ou si la décision est erronée en droit.
     Barron c. M.R.N. 97 DTC 5121, à la page 5122

[19]      Le défendeur ou ses délégués sont chargés, dans l'exécution de leurs tâches quotidiennes, d'établir le montant de l'impôt sur le revenu dû par un contribuable donné. Une fois qu'il est acquis que le ministre a le pouvoir d'obliger un contribuable à tenir certains registres et livres comptables précisés par le ministre, il n'appartient alors pas au tribunal de substituer son opinion à celle du ministre au sujet des registres et livres comptables que le contribuable devrait tenir. La situation serait évidemment différente si le ministre agit de mauvaise foi, ne tient pas compte de faits pertinents ou tient compte de faits non pertinents ou si la mesure prise est erronée en droit.

[20]      Compte tenu de ce que j'ai déjà déclaré, j'aurais à titre subsidiaire rejeté la demande de contrôle judiciaire si j'avais décidé que le défendeur avoir le pouvoir d'envoyer la lettre (la demande péremptoire), étant donné que le défendeur n'a rien fait qui justifie l'intervention de la Cour ou qui lui permette de substituer ses conclusions à celles du ministre.

[21]      Il n'y a pas d'adjudication de dépens, étant donné que je suis d'avis que, compte tenu de la jurisprudence peu abondante sur cet article, aucuns dépens ne devraient être adjugés.



ORDONNANCE

     LA COUR :
[22]      ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire ;
[23]      N'ADJUGE aucuns dépens.



     « John A. O'Keefe »

     J.C.F.C.

Ottawa (Ontario)

Le 29 juin 2000



Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :              T-1406-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Merchant (2000) Ltd. c. Procureur général du Canada


LIEU DE L'AUDIENCE :          Regina (Saskatchewan)

DATE DE L'AUDIENCE :      Le 23 mars 2000

     MOTIFS ET DISPOSITIF DE L'ORDONNANCE

     PRONONCÉS LE 29 JUIN 2000

     PAR LE JUGE O'KEEFE


ONT COMPARU :

Me Curtis R. Stewart                          pour la demanderesse
Mes Robert Gosman et Elaine Lee                  pour le défendeur

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

MacPherson, Leslie & Tyerman                  pour la demanderesse

Saskatoon (Saskatchewan)

Me Morris Rosenberg                          pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

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