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Date : 20051118

Dossier : T-100-05

Référence : 2005 CF 1555

 

Saskatoon (Saskatchewan), le 18 novembre 2005

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

ENTRE :

ABDEL AATI ELTOM

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

LA DEMANDE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 24 novembre 2004 par un juge de la citoyenneté (la décision), par laquelle il a rejeté la demande de citoyenneté canadienne du demandeur parce qu’il n’avait apparemment pas rempli les exigences prévues par l’alinéa 5(1)(c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi).

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur, Abdel Aati Eltom, a demandé la citoyenneté canadienne le 31 août 2002, et il a eu son entrevue le 1er septembre 2004. Son épouse et ses trois enfants ont aussi demandé la citoyenneté et ils ont eu leur entrevue en même temps. Le 24 novembre 2004, le demandeur a été informé du rejet de sa demande. Cependant, les demandes de son épouse et de ses trois enfants ont toutes été accordées.

 

[3]               Le juge de la citoyenneté qui a rendu la décision n’était pas celui qui a fait l’entrevue du demandeur et de sa famille. Le demandeur a annexé au dossier de la demande un formulaire de Transfert de pouvoirs (à la page 29) dans lequel il est dit que le juge ayant fait l’entrevue [traduction] « est incapable d’instruire la présente demande ».

 

[4]               C’est le nouveau juge de la citoyenneté qui est l’auteur de la lettre de rejet adressée au demandeur. Celle-ci, en date du 24 novembre 2004, qui émanait de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), contenait les importants passages suivants :

[traduction]

 

Les faits :

 

Voici le résumé de la preuve documentaire produite et de la déposition que vous avez faite à l’audience :

(1) Vous avez obtenu le droit d’établissement le 3 juillet 1999.

 

(2) Vous avez demandé la citoyenneté canadienne le 31 août 2002.

 

(3) Vous ne comptiez que 1154 jours au lieu de 1460.

(4) Vous avez passé l’examen de citoyenneté le 18 mai 2004.

 

(5) La période de 4 ans qui vous concerne va du 31 août 1998 au 31 août 2002.

 

La question que soulève votre demande :

 

M. Eltom, avez-vous résidé au moins trois ans (1 095 jours) au Canada dans les quatre ans (1 460 jours) qui ont précédé la date de votre demande de citoyenneté canadienne?                                    

 

Analyse :

 

Avant d’approuver la demande de citoyenneté au titre du paragraphe 5(1) de la Loi, je dois déterminer si vous avez rempli la condition énoncée à l’alinéa 5(1)c), c’est-à-dire si vous avez résidé au moins trois ans (1 095 jours) au Canada dans les quatre ans (1 460 jours) qui ont précédé la date de votre demande. « Au moins trois ans » ne veut pas dire une période plus courte; cela veut dire trois ans au moins.

 

Selon une jurisprudence de la Cour fédérale, il n’est pas obligatoire que le demandeur de la citoyenneté ait été physiquement présent au Canada pendant ces 1 095 jours, lorsqu’il y a des circonstances spéciales et exceptionnelles. Cependant, je suis d’avis qu’une absence trop prolongée du Canada, quoique temporaire, au cours de la période minimale de résidence imposée par la Loi, comme c’est le cas en l’occurrence, est contraire aux fins de la Loi. En effet, la Loi permet déjà aux personnes qui ont déjà été admises légalement au Canada à titre de résidents permanents de ne pas résider au Canada pendant une des quatre années qui ont précédé la date de leur demande de citoyenneté.

 

En l’espèce, j’ai attentivement examiné toute la documentation que vous avez produite et je conclus que vous n’avez pas rempli la condition prévue pas l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté. Si je me fie aux renseignements figurant dans le dossier, vous n’avez pas vécu au Canada pendant la période exigée, ni n’aviez l’intention de le faire après avoir présenté votre demande de citoyenneté canadienne. Je conclus qu’il y a peu de preuves indiquant que vous avez vécu au Canada et que vous y avez été matériellement présent. Ma décision est fondée sur cette preuve et les renseignements que vous avez produits.

 

Décision:

 

Je n’ai aucun doutesur le fait que vous deviendrez éventuellement citoyen canadien, mais je regrette de vous dire que, pour l’instant, pour les motifs exposés plus haut, je ne peux approuver votre demande parce que vous n’avez pas rempli la condition de résidence prévue par l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

 

[5]               Dans la lettre, il est fait mention des « renseignements figurant dans le dossier » et il y a notamment des notes manuscrites et dactylographiées cotées 11(b-e). Ces documents comprennent notamment les passages suivants, qui sont importants :


[traduction]  

 

(a)              Il y a [illisible] d’un problème – peu de preuves – quoiqu’il reconnaît avoir passé beaucoup de temps en RAU depuis juin 2002. Jusqu’il y a 3 ans – dans le passeport il n’y a pas de tampons concernant des « visites » à des enfants, de sorte que je me pose des questions au sujet de « visites » au cours de la période en cause. (11(b))

 

(b)             Il semble que les clients ont recommencé à vivre en RAU en 2002; estimé qu’ils ont rempli la condition des 3 ans (1999-2002) et donc droit aux points. (11(c))

 

(c)              Le client m’a appelé de l’extérieur du Canada au sujet des vérifications de la GRC le concernant. Semble qu’il a sans doute fait de nombreux voyages à l’étranger et lorsque je lui ai posé des questions à ce sujet il a été très évasif. S’il vous plait, vérifiez les absences avec soin. (11(d))

 

(d)             Au cours de ma conversation avec le client, j’ai remarqué qu’il y avait des problèmes avec la liaison téléphonique et je lui ai demandé s’il était au Canada. Le client a déclaré qu’il se trouvait toujours à l’étranger. Il y est depuis au moins février 2003. Le client a déclaré avoir été absent deux fois du Canada au cours des 4 dernières années pour se rendre au Soudan; aucune absence n’a excédé 7 jours. EXAMINATEUR : VEUILLEZ VÉRIFIER LES ABSENCES ATTENTIVEMENT...... (11(e))

 

[6]               Il n’est pas précisé s’il y a eu vérification et confirmation des absences du demandeur.  La lettre de refus a été envoyée au demandeur et elle fait l’objet de la présente demande.

 

LA DÉCISION VISÉE PAR LA DEMANDE DE CONTRÔLE

 

[7]               La lettre de refus du 24 novembre 2004 et les notes de CIC (voir les extraits reproduits plus haut) constituent la décision de rejet de la demande de citoyenneté présentée par M. Eltom.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[8]               Le demandeur soulève un certain nombre de questions :

i.                     Le juge de la citoyenneté a-t-il omis de donner les motifs de sa décision de

            rejet?

ii.                   Le transfert du dossier à un nouveau juge de la citoyenneté, qui n’avait pas fait l’entrevue, constitue-t-il une atteinte à l’obligation d’équité?

iii.                  Le juge a-t-il pris sa décision de rejet en se fondant sur une conclusion de fait incorrecte ou l’a-t-il prise d'une manière abusive et arbitraire sans tenir compte de la preuve dont il était saisi?

iv.                 Le juge de la citoyenneté a-t-il omis de donner au demandeur la possibilité de répondre aux réserves du juge au sujet de la condition de résidence prévue par l’alinéa 5(1)c) de la Loi?

 

ARGUMENTS

 

            Le demandeur

 

[9]               Le demandeur soutient que l’intervention d’un nouveau juge de la citoyenneté après l’entrevue constitue une atteinte à l’obligation d’équité.

 

[10]           Le demandeur soutient aussi que le juge de la citoyenneté n’a pas donné les motifs de sa décision dans sa lettre du 24 novembre 2004.

 

[11]           Le demandeur soutient aussi que le juge de la citoyenneté a pris sa décision de rejet sans tenir compte de la preuve dont il était saisi.

 

            Le défendeur

 

[12]           Le défendeur soutient que cette lettre et les notes constituent des motifs valables de la décision et que celle-ci était raisonnable.

 

[13]           En ce qui a trait à l’obligation d’équité, le défendeur soutient que rien dans la jurisprudence n’indique que le transfert du dossier à un nouveau juge de la citoyenneté est contraire à l’obligation d’équité. La loi permet les transferts de ce genre et rien n’indique qu’elle donne lieu à des problèmes sur le plan de l’équité procédurale.

 

ANALYSE

 

            La norme de contrôle

 

[14]           La norme de contrôle concernant l’exigence de résidence relative aux demandes de citoyenneté est la décision raisonnable simpliciter, comme l’enseigne la décision Gunnarsson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1915, aux paragraphes 19 à 21 :

19.        Depuis que les arrêts Dr Q et Ryan ont été rendus, un bon nombre de juges de la Cour ont eu la possibilité de réexaminer la question de la norme de contrôle devant être appliquée aux affaires de citoyenneté. Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Chang, [2003] A.C.F. no 1871, M. le juge Mackay a appliqué une analyse pragmatique et fonctionnelle au contexte de la citoyenneté et a conclu que la norme de la décision raisonnable simpliciter était appropriée dans les circonstances.

 

20.        Depuis, cette conclusion a été suivie dans de nombreuses affaires : voir par exemple la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Xiong, [2004] A.C.F. no 1356, la décision Borissotcheva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 494, la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Fu, [2004] A.C.F. no 88, et la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Chen, [2004] A.C.F. no 1040.

 

21.        J'adhère à l'analyse effectuée par le juge Mackay et je conclus que la norme de contrôle appropriée dans la présente affaire est la décision raisonnable simpliciter.

 

 

[15]           Les dispositions pertinentes de la Loi sont les suivantes :

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

[…]

 

[...]

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

(c)  is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i)                   un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

(i)                   for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

 

(ii)                 un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

(ii)                 for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

 

            L’équité procédurale

 

[16]           Je ne vois aucune atteinte à l’équité procédurale dans le transfert du dossier du juge Laking au juge Vecchiarelli. Le dossier avait été complété et la décision devait être rendue en fonction de son contenu. Le demandeur n’a fait état d’aucune règle à l’appui de ses allégations selon lesquelles le nouveau juge aurait dû avoir une autre entrevue avec lui afin qu’il puisse répondre aux points posant problème. Le paragraphe 18(2) du Règlement sur la citoyenneté, 1993 est clair : un autre juge peut être saisi du dossier et, en l’espèce, le demandeur n’indique pas de quelle manière ce transfert a été inéquitable ou a pu nuire à sa demande. Il dit simplement que, lorsqu’il a eu son entrevue avec le juge Laking, celui-ci n’a fait état d’aucun problème. Mais cela ne veut pas dire que le juge Laking aurait rendu une décision favorable ou que les documents du dossier tendaient à confirmer que le demandeur avait rempli la condition de l’alinéa 5(1)c).

 

            Les conditions de résidence

 

[17]           Il est difficile d’exposer de manière précise le droit relatif aux conditions de résidence prévues par la Loi sur la citoyenneté parce qu’il n’est pas possible de faire appel des décisions de la Cour fédérale; sa jurisprudence n’est pas entièrement uniforme.

 

[18]           Dans la décision In re la Loi sur la citoyenneté et In re Antonios E. Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208, la Cour a adopté la position suivante :

Il me semble que les termes « résidence » et « résident » employés dans l'alinéa 5(1)b) de la nouvelle Loi sur la citoyenneté ne soient pas strictement limités à la présence effective au Canada pendant toute la période requise, ainsi que l'exigeait l'ancienne loi, mais peuvent aussi comprendre le cas de personnes ayant un lieu de résidence au Canada, qu'elles utilisent comme un lieu de domicile dans une mesure suffisante fréquente pour prouver le caractère effectif de leur résidence dans ce lieu pendant la période pertinente, même si elles en ont été absentes pendant un certain temps (paragraphe 15).

 

 

[19]      S’appuyant sur cette décision, les tribunaux ont permis aux intéressés de compter des jours passés à l’étranger comme des jours de résidence au Canada imposés par la Loi.

 

[20]      En 1993, la Cour fédérale, dans la décision Re Koo, [1993] 1 C.F.  286 (1re inst.), [1992] A.C.F. no 1107, a précisé le critère énoncé dans la décision Papadogiorgakis. Elle a d’abord dit que le législateur fédéral, en imposant aux demandeurs d’avoir résidé au moins trois ans au Canada dans les quatre ans qui ont précédé la date de leur demande de citoyenneté, semble avoir eu pour intention d’en faire une condition d’application stricte, mais elle a signalé que « la jurisprudence qui est aujourd'hui fermement établie n'exige pas que la personne en question soit physiquement présente pendant toute la période de 1 095 jours » (paragraphe 7). Le critère est formulé de la manière suivante : le Canada est-il le lieu où le requérant « vit régulièrement, normalement ou habituellement » ou le Canada est-il le pays où le requérant a « centralisé son mode d'existence » (paragraphe 10)?  Six questions sont énoncées afin d’assister le juge de la citoyenneté appelé à statuer :

-  La personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s'absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

 

-  Où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

 

-  La forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu'elle n'est qu'en visite?

 

-  Quelle est l'étendue des absences physiques (lorsqu'il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?

 

-  L’absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger)?

 

-  Quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

 

 

[21]      Les critères de la décision Papadogiorgakis et celui de la décision Koo comportent deux volets : le demandeur a-t-il établi sa résidence au Canada et l’a-t-il maintenue? L’établissement de la résidence constitue l’étape préliminaire de l’analyse (voir : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Nandre, [2003] A.C.F. no 841, 2003 CFPI 650, Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 376, 2002 CFPI 270, Canada (Secretaire d'État) c. Yu, [1995] A.C.F. 919 (1re inst.), Pattni (Re), [1980] A.C.F. no 1017).

 

[22]      Selon le critère de la décision Koo, le lieu de résidence de la famille du demandeur est un élément pertinent; cependant, à lui seul, il ne permet pas d’établir de manière concluante sa propre résidence. Dans la décision Faria c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1849, la Cour a statué que le demandeur ne pouvait faire sienne la situation des autres membres de sa famille en matière de résidence (paragraphe 12).  (Voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Chang, [2003] A.C.F. no 1871, 2003 C.F. 1472).

 

[23]      Lorsque la résidence est établie, la Cour se penche sur les motifs des absences afin de déterminer si le demandeur l’a maintenue. Dans la décision Shanechi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1234, la Cour a statué que « la décision de travailler à l'extérieur du Canada, peu importe le motif, demeure un choix personnel qui ne peut l'emporter sur les conditions en matière de résidence pour obtenir la citoyenneté canadienne » (paragraphe 10).  Dans l’affaire Morales c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 982, la demanderesse avait passé chaque année des périodes prolongées dans son pays d’origine avec ses enfants; la Cour a statué qu’il s’agissait d’absences du Canada faisant partie intégrante de son mode de vie et n’étaient donc pas un phénomène temporaire, et que celles-ci ne pouvaient donc compter aux fins de la condition de résidence. Dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Huang, [2005] A.C.F. no 1298, un couple avait décidé que l’épouse suivrait un traitement médical dans leur pays d’origine sans faire d’efforts pour trouver un traitement au Canada; la Cour a statué que

[…] le comportement [du mari] ne peut être qualifié d'involontaire, en dépit de ses évidentes bonnes intentions. Il a tout simplement opté de faire traiter son épouse à l'extérieur du Canada. La situation à laquelle il faisait face ne pouvait pas non plus être qualifiée de "temporaire". Dès 1999, il était manifeste que […] (son épouse) aurait besoin de traitements médicaux de longue durée. (paragraphe 10).

 

 

[24]      Dans l’affaire Shanechi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1234, 2004 C.F. 1018, la Cour a accepté de compter des périodes de travail à l’étranger au titre de la période de résidence prévue par la Loi parce que le demandeur avait été incapable de trouver de l’emploi au Canada, et qu’il n’avait alors accepté que des postes temporaires. En outre, il a occupé ces postes aux États-Unis et non pas dans son pays d’origine.

 

[25]      Selon la dernière des questions énoncées dans la décision Koo, le juge doit apprécier la qualité des attaches du demandeur avec le Canada. Les tribunaux se sont montrés réticents à reconnaître l’existence d’une attache réelle simplement en fonction d’éléments « passifs », comme la possession d’une maison ou d’une voiture, de cartes de crédit, d’un permis de conduire, de comptes bancaires, d’une assurance-maladie, de déclarations d’impôts, de cartes de bibliothèque…  Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Xia, [2002] A.C.F. n613, 2002 CFPI 453, le juge Gibson a conclu que nul de ces éléments, pris isolément ou en combinaison avec d’autres « ne représente une tentative de 'canadianisation' de la part de la défenderesse ou de la part de l'un ou l'autre des membres de sa famille » (paragraphe 25). Dans cette affaire, la Cour a cherché des indices de participation minimale à la vie sociale canadienne (voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Lam, [1999] A.C.F. no 651). Dans l’affaire Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1796, la demanderesse était une étudiante et il s’agissait de savoir si elle avait fait des efforts importants pour rentrer au Canada pendant les vacances d’été, obtenir des emplois d’été ou faire du travail communautaire au Canada, et s’y livrer à des activités qui faciliteraient son intégration à la société canadienne, par exemple, dans le cadre d’associations sociales, sportives, ou éducatives. 

 

[26]      La jurisprudence révèle le malaise des tribunaux causé par les différences d’accent au sujet de la condition de résidence; cependant, l’on reconnaît que, en l’absence de possibilité de faire appel devant la Cour fédérale, c’est au législateur fédéral qu’il revient de remédier à la situation (voir par exemple : Zhang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2005] A.C.F. no 1943).  Dans la décision Lam, le juge Lutfy (aujourd’hui juge en chef) a statué que

[…] le juge de la citoyenneté peut adhérer à l'une ou l'autre des écoles contradictoires de la Cour, et, s'il appliquait correctement aux faits de la cause les principes de l'approche qu'il privilégie, sa décision ne serait pas erronée. (paragraphe 14).

 

 

[27]      La jurisprudence révèle que le juge Lutfy a été largement suivi (voir par exemple : Seiffert c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1326, Lama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 576), encore qu’il y des exceptions. Dans la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1693, 2001 CFPI 1229, on a expressément rejeté le principe énoncé dans la décision Lam en ces termes : « [i]l est regrettable que les décisions de la Section de première instance ne puissent être portées en appel devant la Cour d’appel fédérale, mais cette lacune ne peut donner lieu à une interprétation hybride du texte législatif » (paragraphe 13). On y reconnaît que seule l’intervention du législateur fédéral peut remédier à la divergence des critères suivis, mais on laisse entendre que chaque juge de la Cour fédérale peut appliquer celui qu’il estime correct plutôt que s’incliner devant le choix du juge de la citoyenneté (paragraphe 15).

[28]      Il semble que le critère de la décision Koo soit devenu le critère dominant, apparemment en partie en raison du fait que les six questions ont été précisément énoncées dans un formulaire utilisé par les juges de la citoyenneté; cependant, dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Wall, [2005] A.C.F. no 146, 2005 C.F. 110, le juge Harrington a rappelé que les autres critères peuvent toujours être invoqués.

 

Le caractère adéquat des motifs

 

[29]      L’examen du caractère adéquat des motifs a été rattaché à la décision Lam, qui a permis aux juges de la citoyenneté de choisir librement le critère de résidence à appliquer, mais leur a imposé d’appliquer de manière correcte le critère choisi, quel qu’il soit. 

 

[30]      En l’espèce, pour soutenir que les motifs du juge Vecchiarelli étaient inadéquats parce qu’il n’a pas donné une explication détaillée des raisons sur lesquelles il a fondé sa décision, le demandeur s’appuie sur la décision Abdollahi-Ghane c. Canada (Procureur général), [2004] A.C.F. no 930, 2004 C.F. 741, dans laquelle le juge Shore a invoqué VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports (CA), [2001] 2 C.F. 25, [2000] A.C.F. no 1685, dans lequel il a été statué que :

[…] Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l'examen des facteurs pertinents. (paragraphe 22).

 

 

[31]      Se fondant sur cette décision, le juge Shore a statué que le juge devait expliciter les critères qu'il a utilisés pour conclure que la demanderesse ne connaissait pas assez le Canada et quel pourcentage aurait été suffisant (paragraphe 23).

 

[32]      Dans la décision Gao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n790, 2003 CFPI 605, le juge O’Keefe a conclu que les motifs du juge de la citoyenneté étaient inadéquats parce que le critère appliqué n’y était pas explicité. Une exigence semblable a été énoncée dans la décision Yang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 114, 2002 CFPI 93, où le juge Rouleau a statué que si le juge de la citoyenneté n’avait pas explicité le critère qu’il appliquait, il semblait avoir appliqué le critère de la décision Koo; cependant, selon ses motifs, on ne pouvait pas être certain qu’il comprenait bien la jurisprudence, et il n’avait pas correctement appliqué l’approche adoptée. Dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), il a de nouveau été statué que des motifs n’indiquant pas clairement que le juge de la citoyenneté comprenait le critère appliqué étaient inadéquats. En outre, lorsque le juge a tenté d’appliquer le critère Koo, mais a donné des réponses aux six questions qui ne reflètent pas une bonne compréhension de leur sens, il été statué que les motifs n’étaient pas adéquats (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mueller, [2005] A.C.F. no 266, 2005 C.F. 227). Le juge Campbell a suivi ce raisonnement dans la décision Seiffert c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1326, 2005 C.F. 1072, mais il a dit clairement que si tous les facteurs pertinents doivent être évalués de manière adéquate, le critère de la décision Koo ne constitue pas une grille d’analyse sacramentelle.

 

[33]      Depuis la décision Lam, on ne compte que peu de décisions dans lesquelles le juge de la citoyenneté a eu recours à un critère autre que celui qui a été consacré dans la décision Koo; il n’y a donc que peu de décisions où l’on a évalué le caractère suffisant des motifs lorsque l’on a eu recours à un critère différent. Dans la décision Linde c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1085, 2001 CFPI 739, le demandeur n’avait pas fait d’observations au sujet de l’application du critère; cependant, la Cour a statué que le juge de la citoyenneté n’avait pas fait d’erreur en appliquant le critère de la « canadianisation » énoncé dans la décision Pourghasemi. Dans cette décision, le juge Blanchard cite les motifs du juge de la citoyenneté : [traduction] « À mon avis, vous n'avez pas passé suffisamment de temps au Canada pour vous "canadianiser" et également vous n'avez établi de foyer au Canada qu'en 1997 » (paragraphe 13).   

 

            Application de la jurisprudence à la présente espèce

 

[34]      Dans la présente affaire, le juge de la citoyenneté s’est exprimé comme suit :

« Au moins trois ans » ne veut pas dire une période plus courte; cela veut dire trois ans au moins. Selon une jurisprudence de la Cour fédérale, il n’est pas obligatoire que le demandeur de la citoyenneté ait été matériellement présent au Canada pendant ces 1 095 jours, lorsqu’il y a des circonstances spéciales et exceptionnelles. Cependant, je suis d’avis qu’une absence trop prolongée du Canada, quoique temporaire, au cours de la période minimale de résidence imposée par la Loi, comme c’est le cas en l’occurrence, est contraire aux fins de la Loi. En effet, la Loi permet déjà aux personnes qui ont déjà été admises légalement au Canada à titre de résidents permanents de ne pas résider au Canada pendant une des quatre années qui ont précédé la date de leur demande de citoyenneté.

 

[35]      En l’espèce, on ne peut clairement dire quel critère le juge de la citoyenneté a appliqué. Il semble qu’il ait rejeté l’approche de la « présence matérielle », mais seulement en cas de « circonstances spéciales et exceptionnelles ». Il n’en précise pas la nature, ou pourquoi il a conclu à leur absence en l’espèce. Le fait que, en l’espèce, il s’en est tenu à parler d’« absence trop prolongée du Canada » donne à penser qu’il a peut-être décidé de ne pas prendre en compte les facteurs explicités dans la décision Koo et d’opter pour une approche strictement numérique plutôt que d’évaluer le lien du demandeur avec le Canada sur le plan qualitatif. Il dit clairement qu’il se fonde sur les « renseignements figurant dans le dossier »,  mais il n’indique pas s’il a vérifié les questions soulevées dans les notes relatives au dossier ou s’il a été capable d’y répondre.

 

[36]      Si le juge a appliqué le critère de la décision Pourghasemi, qui est plus strict, il ne l’a pas clairement précisé dans ses motifs.

 

[37]      L’application de la décision Koo rendrait nécessaire une analyse plus détaillée du cas de M. Eltom. Il est certain qu’il ne pourrait établir sa résidence au Canada uniquement en fonction de celle de sa femme et de ses enfants au pays, et qu’il demeurerait possible de voir la demande de sa femme accordée et la sienne rejetée, d’autant plus qu’ils se sont rendus à l’étranger à des époques différentes.

 

[38]      Les notes de l’agent de CIC sont obscures et il est difficile de déterminer si M. Eltom avait établi sa résidence au Canada, et la nature de son emploi ou de ses déplacements. La transcription donne à penser que l’agent a été incapable de déterminer la nature de ses activités commerciales, la fréquence de ses déplacements professionnels, et s’il gagnait sa vie au Canada, ou à l’étranger, puisqu’il avait déclaré des revenus en provenance de l’étranger. En l’absence de renseignements clairs concernant ces facteurs, il est difficile de dire si les absences du pays de M. Eltom étaient de nature temporaire ou structurelle. Le juge Vecchiarelli n’a fait aucune observation au sujet de ce facteur et les questions soulevées restent sans réponse.

 

[39]      En ce qui concerne les liens de M. Eltom avec le Canada, il semble qu’il ait produit des indices passifs, par exemple des baux, et il a déclaré dans son questionnaire qu’il était membre de l’Association soudanaise de l’Ontario à Toronto, et membre actif de la communauté musulmane de  Toronto et de Mississauga. Là encore, le juge Vecchiarelli n’a fait aucune observation sur les liens unissant M. Eltom au Canada; il est donc difficile de faire une appréciation de ce facteur.

 

[40]      Le juge Vecchiarelli n’a pas clairement dit quel critère il appliquait, ou formulé les facteurs qu’il évaluait, et de quelle manière, il est aussi resté muet sur les problèmes posés par les notes annexées au dossier; sa décision n’est donc pas solide ni raisonnable. Elle doit être renvoyée à un nouveau juge de la citoyenneté pour réexamen.


ORDONNANCE

 

 

            LA COUR ORDONNE :  

 

1.               La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du 24 novembre 2004 est annulée et l’affaire est renvoyée à un juge de la citoyenneté différent pour réexamen.

 

                                                                                                                      « James Russell »

                                                                                                                      Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-100-05

 

INTITULÉ :                                       Abdel Aati Eltom

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 12 JUILLET 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 18 NOVEMBRE 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

A. Tom Leousis                                                                        POUR LE DEMANDEUR

 

Stephen Jarvis                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

A. Tom Leousis                                                                        POUR LE DEMANDEUR

Hamilton (Ontario)

                                                                                               

 

John Sims, c.r..                                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada 

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