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     T-655-96

OTTAWA (ONTARIO), LE 27 OCTOBRE 1997

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE ROULEAU

     AFFAIRE INTÉRESSANT LA LOI SUR LA CITOYENNETÉ,

     L.R.C. (1985), ch. C-29

     ET un appel de la décision d'un juge de la citoyenneté

     ET

     Jam Tat Leung,

     appelant.

     JUGEMENT

         L'appel est accueilli.

                         "P. ROULEAU"

                                     Juge

Traduction certifiée conforme         
                                 François Blais, LL.L.

     T-655-96

     AFFAIRE INTÉRESSANT LA LOI SUR LA CITOYENNETÉ,

     L.R.C. (1985), ch. C-29

     ET un appel de la décision d'un juge de la citoyenneté

     ET

     Jam Tat Leung,

     appelant.

     MOTIFS DU JUGEMENT

         Il s'agit d'un appel de la décision d'un juge de la citoyenneté qui a refusé d'accorder à l'appelant la citoyenneté canadienne le 4 décembre 1995, parce que M. Leung ne respectait pas la condition de résidence prévue à l'alinéa 5(1)c) de la Loi, selon laquelle un requérant doit avoir résidé au Canada pendant au moins trois ans dans les quatre années précédant immédiatement sa demande. Le juge de la citoyenneté a conclu que l'appelant ne s'était trouvé au Canada que pendant 179 jours, et qu'il lui manquait donc 916 des 1095 jours requis pour répondre à la condition de résidence. Aux termes du paragraphe 15(1), le juge de la citoyenneté n'a pas non plus conclu qu'il y avait des motifs, parmi ceux prévus au paragraphe 5(3) et 5(4) de la Loi, pour recommander que le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire en faveur du requérant.

         Étant donné qu'en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté les appels devant la Cour fédérale sont des procès de novo, je peux examiner l'ensemble de la preuve, y compris le témoignage de l'appelant et celui de tout autre témoin.

         Dans son avis d'appel, l'appelant fait valoir ce qui suit :

         [TRADUCTION]                 
         1. J'ai résidé au Canada pendant plus de 1095 jours depuis le 11 mars 1992 [...] et je satisfais donc à la condition de l'alinéa 5(1)c) quant à la durée requise de résidence selon l'interprétation que doit recevoir cet article en vertu du droit canadien et pour tous les autres motifs que mon avocat pourra faire valoir.                 

         L'appelant est né à Guandong (Canton), en Chine, le 15 septembre 1950. Il a obtenu le droit d'établissement avec son épouse le 26 juillet 1990; ses trois fils ont obtenu le droit d'établissement une semaine plus tard à leur retour de vacances aux États-Unis. M. Leung a été admis au Canada dans la catégorie des investisseurs et il a investi 150 000 $ dans la Saskatchewan International Capital Corporation. Malheureusement, il a perdu la totalité de cet argent; les investisseurs poursuivent les administrateurs de cette société pour mauvaise gestion, mais ils n'ont pas encore récupéré leurs fonds.

         L'appelant n'a pas travaillé pas au Canada à son arrivée; avant de quitter son pays, il avait vendu ses intérêts commerciaux à Hong Kong et il était payé par versements périodiques. Malheureusement, les acheteurs ont cessé leurs paiements et l'appelant a dû les poursuivre devant la Cour suprême de Hong Kong. Cette affaire s'est déroulée du milieu de 1991 jusqu'au début de 1993, exigeant la présence presque constante du requérant à Hong Kong.

         Le 12 août 1993, en compagnie d'un autre associé, l'appelant a lancé une entreprise au Canada, "Multiway Enterprise Ltd.". La société exporte des automobiles du Canada vers Hong Kong principalement pour les marchés chinois et japonais. La société exporte également de la machinerie industrielle et des matériaux de construction vers l'Orient.

         Avant d'obtenir le droit d'établissement, l'appelant avait acheté une maison au Canada en 1990. Il y vit actuellement en compagnie de son épouse et de ses trois enfants. L'appelant a payé ses taxes foncières sur sa résidence et ses déclarations d'impôt sur le revenu indiquent qu'il est toujours propriétaire d'un immeuble locatif à Hong Kong. Il a produit ses déclarations d'impôt sur le revenu personnel pour 1991 et 1992 et il est titulaire d'un permis de conduire de la Colombie-Britannique qui est valide; il paie ses cotisations au régime d'assurance-maladie de la Colombie-Britannique; il a ouvert deux comptes conjoints avec son épouse, dont l'un à la Banque de Hong Kong du Canada et l'autre à la Banque Royale. Son épouse et ses trois enfants sont devenus citoyens canadiens en 1994 et ses enfants fréquentent l'école de Coquitlam (C.-B.) depuis leur arrivée en 1990.

         L'appelant a quitté la Chine continentale pour Hong Kong quand il avait cinq ans. Il y a fait ses études et obtenu un diplôme de technicien en électricité à la fin de ses études secondaires. Par la suite, il exploité deux entreprises en Chine, dont un atelier d'électricité et une entreprise d'installation de matériel électrique d'éclairage. Il était également propriétaire d'un immeuble commercial qu'il louait. Il est venu au Canada pour la première fois en 1988, en qualité de visiteur accompagné de son épouse, et il y est revenu en 1989, pour acheter la maison qu'il habite toujours à Coquitlam (C.-B.). Il a ensuite présenté ses demandes à Hong Kong pour immigrer au Canada dans la catégorie des investisseurs et a obtenu le droit d'établissement en 1990. Avant de quitter Hong Kong, il a vendu ses deux entreprises de même que sa maison à Hong Kong, ses deux voitures et, quand il s'est installé au Canada, il y a emmené son mobilier de même que tous ses autres effets personnels et ménagers. Il a conservé l'immeuble commercial à Hong Kong étant donné que celui-ci était assujetti à un bail de cinq ans devant expirer en 1992 ou 1993.

         Peu de temps après son arrivée au Canada, il a éprouvé des difficultés financières avec son ancien associé à Hong Kong, à qui il avait vendu l'entreprise qui lui procurait la majeure partie de son revenu, difficultés qui sont à l'origine des poursuites judiciaires longues et très difficiles qui n'ont pris fin qu'en 1993. À son retour au Canada après le règlement de ces poursuites, il a été informé que la société dans laquelle il avait investi en Saskatchewan était sur le point d'être mise sous séquestre et qu'il n'y avait plus aucune possibilité d'en tirer un revenu ou de recouvrer son investissement. Il a alors investi 60 000 $ dans son entreprise actuelle, Multiway Enterprise Ltd., et a réussi à obtenir un prêt de 100 000 $ à Hong Kong qu'il a investi dans un restaurant en Colombie-Britannique. L'entreprise d'exportation a deux employés et le restaurant six. Ces investissements et des voyages à l'étranger ont été nécessaires pour lui assurer un emploi et des revenus. Pendant ses longues et nombreuses absences, qui n'ont jamais essentiellement dépassé plus de trois ou quatre mois, il est toujours revenu vers sa famille au Canada et il a toujours maintenu ses liens de même que sa résidence permanente au Canada.

         Dans l'arrêt Papadogiorgakis1, le juge en chef Thurlow a établi le principe selon lequel la présence physique à plein temps au Canada n'était pas une condition essentielle pour prouver la résidence, qu'une personne qui avait établi son foyer au Canada ne cesse pas d'y être résidente lorsqu'elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études.

         Dans la décision Huang2, qui portait sur le refus d'une demande de citoyenneté d'un résident permanent faisant partie de la catégorie des entrepreneurs pour cause d'interruption de résidence, le juge Dubé écrit ceci :

         "Lorsqu'un candidat à la citoyenneté a clairement et indubitablement établi un foyer au Canada, avec l'intention transparente de maintenir des racines permanentes dans ce pays, on ne devrait pas le priver de la citoyenneté simplement parce qu'il doit gagner sa vie et celle de sa famille en faisant affaires à l'étranger. Certains résidents canadiens peuvent travailler à partir de leur propre maison, d'autres retournent à la maison après le travail quotidien, d'autres y retournent chaque semaine et d'autres après de longues périodes à l'étranger."                 

         Dans cette affaire, l'appelant avait été admis au Canada dans la catégorie des investisseurs et avait quitté le pays à plusieurs reprises à des fins commerciales.

         De toute évidence, le requérant a rompu ses liens avec Hong Kong, à l'exception des locaux commerciaux loués qui sont à l'heure actuelle, comme il l'a indiqué à la Cour, toujours en vente. Il y a de nombreux éléments de preuve qui attestent qu'il a rompu les liens avec son ancien lieu de résidence; dans ses déclarations d'impôt sur le revenu au Canada, il déclare même le revenu de location tiré de son immeuble commercial à Hong Kong. Il a donc mis fin à toutes ses attaches étrangères et sa conduite démontre très certainement qu'il souhaite demeurer et vivre au Canada. Le fait qu'il soit retourné à Hong Kong et en Chine continentale pour y faire des affaires n'est pas suffisant pour conclure qu'il a rompu ses liens avec le Canada. Cette affaire me semble tout à fait semblable à la décision In Re Ning, citée à 35 Imm. L.R. 162, dans laquelle le juge Cullen analyse les critères qui permettent de déterminer si, malgré de très longues absences pour des raisons commerciales, une personne peut néanmoins respecter la condition de résidence.

1.          La présence physique au Canada.

         Il ne fait aucun doute que, peu après avoir obtenu le droit d'établissement, l'appelant a fait de nombreuses visites à Hong Kong pour traiter des affaires.

2.          La résidence de la famille immédiate et des personnes à la charge de l'appelant.

         En l'espèce, l'épouse et les trois enfants de l'appelant ont obtenu le droit d'établissement en même temps que lui, et son épouse ne l'a accompagné à l'étranger qu'à deux reprises; pendant toute la période où il se trouvait à Hong Kong, elle est demeurée au Canada, de même que ses enfants.

3.          Le modèle de présence physique - retour au foyer ou simple séjour au Canada

         Il est concevable qu'une personne puisse voyager fréquemment à l'étranger, et ne revenir dans sa famille que sporadiquement, mais le témoignage de l'appelant devant la Cour fait clairement ressortir que, même quand il voyage à l'étranger, il ne demeure jamais chez des parents, mais toujours dans des hôtels à Hong Kong ou en Chine populaire.



4.          Les absences causées par une situation temporaire

         Je suis convaincu que les absences de l'appelant sont dues à deux facteurs. Tout d'abord, la perte de son investissement au Canada et la nécessité de gagner sa vie au moyen de son entreprise d'exportation.

5.          La qualité des liens avec le Canada par rapport à ceux qu'il avait avec Hong Kong

         Il ne fait aucun doute qu'en l'espèce la famille de l'appelant est demeurée ici. Il n'a pas de famille à Hong Kong et aucune entreprise située dans ce pays étant donné qu'il les a vendues avant son départ.

         Bien que ses absences du Canada soient nombreuses, aucune preuve n'indique que cet appelant a fait d'autres investissements dans des pays étrangers, à l'exception des investissements nécessaires pour vendre ses automobiles en Chine populaire en passant par Hong Kong.

         Je suis donc convaincu que les absences doivent être considérées comme étant de nature temporaire et que l'appelant a fait la preuve de son intention manifeste de revenir au Canada. Il a suffisamment d'attaches physiques avec le Canada pour y conserver sa résidence pendant ses périodes d'absences. L'appel est donc accueilli.

                         "P. ROULEAU"

                                     Juge

OTTAWA (Ontario)

le 27 octobre 1997

Traduction certifiée conforme         
                                 François Blais, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NE DU GREFFE :              T-655-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :      AFFAIRE INTÉRESSANT LA LOI SUR LA CITOYENNETÉ

                     -et-

                     JAM TAT LEUNG

LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :          le 9 octobre 1997

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR LE JUGE ROULEAU

DATE :                  le 27 octobre 1997

ONT COMPARU :

David Lunny                              POUR L'APPELANT

Julie Fisher                              AMICUS CURIAE

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Devlin, Jensen                          POUR L'APPELANT

Avocats et procureurs

Vancouver (C.-B.)

Julie Fisher                              AMICUS CURIAE

Avocate et procureur

Vancouver (C.-B.)

__________________

     1      Re Papadogiorgakis (1978) 2 C.F. 208.

     2      Re Huang (1997) F.C.J. NE 112 (C.F. 1re inst.).

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