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Date : 19990617


Dossier : IMM-974-98

Entre :

     FLORENT EPANE

     ELISE JOLIE EPANE

     Partie requérante

Et:

     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     Partie Intimée

     MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]      Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire interjetée à l'encontre de la décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) rendue le 23 janvier 1998, selon laquelle les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention.

[2]      Les demandeurs demandent à la Cour d'annuler la décision de la Commission et de retourner leur dossier pour une redétermination par un panel différemment constitué.

[3]      Les demandeurs sont FLorent Epane et son épouse Elise Jolie Epane. Ils sont citoyens du Cameroun et allèguent avoir une crainte bien fondée de persécution en raison de leurs opinions politiques. La demanderesse fonde sa revendication sur celle de son mari.

[4]      Le demandeur allègue avoir été président de la sous-section de Bessengué du parti "Social Democratic Front" (SDF) depuis 1992. Il en était membre depuis 1991. En tant que président de cette sous-section, il se devait d'être informé des idéologies et des prises de position du parti et d'en informer les autres membres.

[5]      En raison de son implication dans le parti, il aurait subi trois incarcérations, soit en juillet 1993, novembre 1993 et novembre 1995. Cette dernière incarcération aurait duré six mois à la fin de laquelle il a été libéré par un inconnu. Suite à sa libération survenue le 26 mai 1996, il serait allé se cacher chez la grand-mère de son cousin jusqu'au 16 juillet 1996 puis il a quitté le pays.

[6]      Pendant la dernière incarcération du demandeur, deux policiers seraient venus chez lui pour saisir ses documents politiques. Ils auraient violé la demanderesse à tour de rôle. Après l'évasion de son époux, la demanderesse aurait été harcelée par les policiers. Elle a subi des perquisitions, des saisies de documents, des interrogatoires, des visites au commissariat et des convocations. Sa maison a été brûlée et son père est mort empoisonné. Par la suite, sa famille a décidé qu'elle devait quitter le pays. Elle est partie en décembre 1996, cinq mois après son mari.

[7]      La Commission a décidé que les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention au motif que le demandeur n'était pas crédible concernant son implication avec le SDF. On a noté que le demandeur prétendait avoir 20 ans de scolarité. D'après la Commission, celui-ci était incapable de discuter avec le tribunal d'informations que devrait connaître un président de sous-section du parti. Voici quelques exemples:

                 1. La date de légalisation du parti. Le demandeur a répondu 1990, peut-être 1991. Le parti a été légalisé en 1991.                 
                 2. Le nom officiel du journal du parti. Le demandeur dit que ce journal se nommait "le journal du parti". Quant on lui a suggéré le nom de "Social Democratic Front Echo", il a répondu "c'est cela".                 
                 3. Le demandeur n'a pu informer le tribunal de la proportion des votes obtenus par le SDF aux élections nationales d'octobre 1992. Il a hésité avant de répondre 60%. Selon les documents, la proportion serait de 35.9% à 50% des sièges.                 
                 4. Le demandeur ne connaissait pas la proportion de francophones et d'anglophones dans le parti. ll a dit que le parti représentait tous les Camerounais. Ceci était étrange selon la Commission car le SDF était à ses débuts un parti qualifié d'anglophones, avec un président anglophone.                 
                 5. Le demandeur a parlé des Élections municipales du 21 janvier 1994 comme étant la cause de son incarcération de 1995. Puis, il a changé son témoignage pour dire que ces élections se sont passées en 1995, puis en 1996. Les élections ont eu lieu en 1996. Le demandeur a dit qu'il ne connaissait pas la proportion du vote, car il était emprisonné à l'époque. Il était invraisemblable selon la Commission qu'un président de sous-section, même emprisonné puis vivant caché chez la grand-mère de son cousin, ne se serait jamais informé des résultats du scrutin.                 
                 6. Le demandeur a déclaré qu'il y avait plus d'une centaine de circonscriptions électorales à Yaoundé. Ceci est invraisemblable: il n' y en a que 180 dans tout le pays. Il était étrange qu'il ne sache pas combien il y avait de circonscriptions électorales à Yaoundé. Après tout, il prétendait avoir été représentant des scrutateurs en 1992.                 
                 7. Le demandeur n'a pu expliquer au tribunal ce qui s'est passé en 1993 concernant le SDF. Ce n'est qu'après des suggestions d'un commissaire qu'il s'est souvenu des événements importants de cette année, dont le mot d'ordre de boycotter les produits français.                 
                 8. Enfin, le demandeur n'était pas au courant des guerres internes du SDF entre les représentants qui en revendiquaient la paternité.                 

[8]      Les questions en litige sont les suivantes: (1) Est-ce que les conclusions de la Commission au sujet de la crédibilité du demandeur sont déraisonnables? (2) Est-ce que la Commission a erré en omettant de traiter du témoignage de Mme Epane? (3) Est-ce que la Commission a omis de traiter de la preuve documentaire pertinente?

[9]      Aux pages 539-540 du dossier, le demandeur a expliqué que le SDF a été créé en 1990 dans la ville de Bamenda. quant on lui a demandé l'année de la légalisation du parti, il a répondu "Oui, c'était en '82. Je crois entre '90, fin '90, et c'est entre ... entre '90 et '91 lors de... du... de l'instauration du multipartisme". Selon la preuve documentaire (p. 436), le SDF a bel et bien été créé à Bamenda au début de 1990. Le gouvernement a permis le multipartisme vers juin 1990. Le SDF a été officiellement légalisé en 1991. Le demandeur connaît dont à peu près l'époque de la législation du parti. Il demeure étonnant qu'il ne se souvienne pas mieux d'une date aussi importante dans l'histoire du parti, qui lui permettait désormais de présenter des candidats aux élections.

[10]      En ce qui a trait au journal du parti, il ressort des pages 562-563 du dossier que le demandeur a été incapable de nommer le journal du parti.

[11]      La Commission a interrogé le demandeur sur les résultats des élections présidentielles de 1992. Celui-ci a dit au sujet des résultats obtenus par le président du SDF, John Fru Ndi (p. 544): "De par le pouvoir, il était deuxième, mais de par le nombre de choses, de par les statistiques, il était le premier". Le demandeur a dit qu'il ne se souvenait plus exactement du pourcentage des votes obtenus par le SDF. Selon lui, le parti avait remporté environ 60% des votes. Selon la Commission, ce pourcentage était de 35.9%. Ce pourcentage est le chiffre donné par le gouvernement réélu, que l'on a soupçonné d'avoir commis de la fraude électorale. La preuve documentaire rapporte que M. Fru Ndi était le candidat favori et que sa victoire était prévisible, à moins de fraude monstre. En fin de compte, son opposant, M. Biya, a gagné, instaurant un doute dans la validité de ces élections (p. 472 et p. 510 du dossier). Personnellement, je trouve qu'il est injuste de demander au demandeur des statistiques précises datant de six ans. Au moins, le demandeur savait que M. Fru Ndi aurait dû gagner les élections mais qu'il les a perdues.

[12]      Selon la Commission, il était étrange que le demandeur ne connaisse pas la proportion de francophones et anglophones au sein du SDF. Voici ce que le demandeur a dit au sujet de son parti, à la page 542 du dossier:

                 Je ne peux pas vous définir complètement la proportion d'anglophones. Pourquoi? Parce que c'est ... c'est un parti qui n'est pas typiquement anglophone. C'est un parti qui est pour les Camerounais, pour le peuple camerounais. (...)                 
                 Il a commencé par avoir un peu une étendue comme si c'était anglophone parce qu'au départ, on croyait que c'était anglophone, mais concrètement, les gens se sont rendus compte que ce n'est vraiment pas anglophone. (...)                 
                 Je dirais que le Cameroun... le ... le SDF appartient aux Camerounais, on n'appartient pas à une entité. Il appartient aux Camerounais tout entier, il n'y a pas de parti pris parce qu'il n'y a pas de distinction entre le Camerounais anglophone et le Camerounais francophone. Et à partir du moment où je donne une position propre par rapport à cela, ce serait comme si j'étais en train de ... de diviser le ... le Cameroun ou alors de pouvoir faire comprendre aux gens que le SDF est seulement anglophone.                 

[13]      Les dires du demandeur sont confirmés par la preuve documentaire. À la page 344, on apprend que le SDF avait une image à ses débuts de parti régional confiné au nord-ouest, ou de parti anglophone. Mais au fil des mois, le SDF est sorti de son ghetto et son influence s'est étendue rapidement vers un public plus large, à en croire la populatiré tu chef du SDF aux élections de 1992. Le parti tente de soigner son image et s'est éloigné du Mouvement de dissidence anglophone. À la page 484, on mentionne que le parti a des partisans francophones. Un organisateur du SDF est allé jusqu'à dire que les francophones constituent jusqu'à 60% des membres du SDF. Les remarques du demandeur, faites en 1998, sont compatibles avec cette preuve.

[14]      Le demandeur a parlé des élections de 1994 comme étant la cause de son incarcération de 1995. Puis il s'est ravisé, indiquant que ces élections se sont passées en 1995, puis en 1996. Il ne connaissait pas les résultats de ces élections. Dans son FRP, le demandeur a dit avoir été arrêté en novembre 1995 lors d'une réunion du SDF organisée en vue des élections municipales du 21 janvier 1996. À l'audience le demandeur a commencé à parler des élections municipales du 21 janvier 1994 (p. 545). Quelques instants après, il est revenu sur ce point et a dit:

                 R. Oui. S'il-vous-plaît? Je peux revenir sur un point?                 
                 - Oui.                 
                 R. Ça, ça pas eu lieu en '94, c'est plutôt en '95... en '96, '96, oui, non, ça pas eu lieu en '96.                 
                 Q. Vous êtes sûr de l'année, là? '96?                 
                 R. Je crois bien.                 

[15]      Le demandeur était très nerveux à l'audience, comme on peut voir à la page 546 où la Commission a pris une pause pour permettre au demandeur de se calmer. Sa nervosité est également mentionnée à la page 534. Je suis d'avis que la Commission n'a pas tenu compte de ce facteur. D'ailleurs, le demandeur a réalisé son erreur très rapidement, il l'a mentionnée et corrigée de son propre chef, sans que la Commission n'ait eu besoin de le confronter.

[16]      Le demandeur a dit que le SDF a gagné 54% des sièges aux élections municipages (p. 559). Ceci est erroné: le parti a gagné 27% des sièges (p. 512). Le demandeur était en prison de novembre 1995 à mai 1996. Les élections ont eu lieu en janvier 1996. À sa sortie, il s'est caché et voyait peu de gens. Il est plausible qu'il ne soit pas bien informé des résultats des élections. Les journaux ne rapportent pas les nouvelles vieilles de 4 mois. De plus, il a quitté le pays en juillet 1996.

[17]      Selon la Commission, le demandeur ne sait même pas combien il y a de circonscriptions électorales à Douala. Il avait dit qu'il y en avait une centaine, ce qui est improbable, considérant qu'il n'en existe que 180 dans tout le pays. D'après le procès verbal, aux pages 563 et 564, il semble y a voir eu un malentendu:

                 Q. Combien de ... de circonscriptions y a-t-il à Douala?                 
                 R. Circonscription quoi?                 
                 Q. Électorales?                 
                 R. Il y a plus de ... il y a plus d'une centaine.                 
                 Q. Où on vote?                 
                 R. Non, le ...                 
                 Q. Il y a plus d'une centaine...                 
                 R. Non.                 
                 Q. ... ou de circonscriptions électorales précises?                 
                 R. Les circonscriptions électorales ici c'est quoi? C'est des comités de base, c'est une appellation du SDF, circonscription électorale, c'est le comité de base. Et quand on parle de la cellule, on revient à ... au comité de base, c'est ça qu'on appelle circonscription électorale.                 

[18]      Selon moi, il y a eu un malentendu sur cette question. Le demandeur traitait les circonscriptions électorales comme des cellules de base du SDF, tandis que la Commission devait parler des territoires électoraux à l'échelle du pays. Pourtant, la Commission n'a pas cru bon de clarifier les choses et a changé de sujet de conversation.

[19]      La Commission soutient que le demandeur n'a pu décrire les événements importants de 1993. La conversation est inscrite aux pages 566 à 571 du dossier. On a demandé au demandeur de décrire ce qui s'est passé en 1993. Il ne s'est pas rappelé d'événements spéciaux jusqu'à ce qu'on mentionne un sujet spécifique. Le demandeur a alors pu discuter du sujet spécifique, que ce soit le Union for Change, une délégation en France ou l'interdiction d'acheter des produits français. La concusion de la Commission sur ce point est déraisonnable à mon avis.

[20]      Enfin, la Commission a dit que le demandeur ne connaissait pas les rivalités internes entre les chefs du SDF. On lui a demandé qui était le rival principal de M. Fru Ndi au sein du SDF (p. 564). Le demandeur a dit que le pouvoir de John Fru Ndi n'avait jamais été réellement en danger. Il a mentionné qu'un avocat et membre influent du parti, Bernard Muna, avait quitté le SDF à cause d'allégations qu'il voulait écarter M. Fru Ndi du pouvoir et qu'il était de connivence avec un autre parti. Le demandeur était d'avis que M. Muna ne voulait pas vraiment écarter M. Fru Ndi du pouvoir.

[21]      Selon la preuve documentaire, il existe des rivalités entre des politiciens, chacun revendiquant la paternité du SDF (p. 455). Parmis les candidats revendiquant la paternité du parti, on retrouve Albert Mukong et Ndeh Ntumaza. Aux pages 436 et 485, on confirme le congédiement de M. Muna en 1994. Malgré cela, je n'ai pas vu d'indication que le leadership de M. Fru Ndi ait été fortement ébranlé par quiconque. La Commission n'a jamais demandé au demandeur de questions spécifiquement au sujet de la dispute sur la paternité du parti.

[22]      À mon avis, certaines conclusions sont raisonnables. Cependant, d'autres conclusions de la Commission sur la crédibilité du demandeur sont dénuées de fondement. Ceci justifie, à mon avis, le renvoi de la revendication à la Commission pour une redétermination. Premièrement, tirer une mauvaise conclusion quant à la crédibilité du demandeur parce qu'il ne pouvait fournir des statistiques spécifiques datant de plusieurs années était déraisonnable. Ensuite, il y a eu un malentendu au sujet de la définition de "circonscription électorale". On n'a pas tenu compte de la nervosité extrême du demandeur et du fait qu'il a corrigé son erreur quant à la date des élections municipales de sa propre initiative. Ses déclarations au sujet des membres francophones et anglophones du SDF sont conformes à la position du parti. Il n'a jamais été interrogé sur les rivalités internes concernant spécifiquement la paternité du parti. Il n'est donc pas étonnant qu'il n'ait pas mentionné les noms probablement recherchés par la Commission. Il semble que le demandeur avait raison lorsqu'il a dit que le pouvoir de M. Fru Ndi n'ait jamais véritablement été contesté par des rivaux au sein du parti. Enfin, quant aux événements de 1993, il a pu en discuter dès que la Commission lui a posé des questions plus concrètes et pertinentes.

[23]      Ayant déterminé que les conclusions de la Commission relativement à la crédibilité du demandeur sont dénuées de jugement, je ne m'attarderai donc pas à répondre aux arguments soumis sur la preuve documentaire ou sur le traitement du témoignage de madame Epane.

[24]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée pour redétermination devant un panel différemment constitué.

[25]      Il n'y a pas de question sérieuse à trancher.

                                     JUGE

OTTAWA, Ontario

Le 17 juin 1999

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