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Date : 19990310


Dossier : IMM-1515-98

ENTRE :


MILKA LUKIC,


demanderesse,


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,


défendeur.


MOTIFS D"ORDONNANCE

LE JUGE EVANS

A.      INTRODUCTION

[1]      Il s"agit d"une demande de contrôle judiciaire, fondée sur l"article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale , L.R.C. (1985), ch. I-2 [modifiée], dans laquelle Milka Lukic (la demanderesse) demande à la Cour d"examiner et, entre autres, d"annuler une décision, datée du 15 décembre 1997 et signée par l"agente d"immigration P.M. Johnson (l"agente), qui a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d"ordre humanitaire qu"elle avait déposée en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l"immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 [modifiée].

B.      LES FAITS

[2]      La demanderesse, une Serbe âgée de 78 ans, est née en Croatie, où ses frères et soeurs vivent toujours. Son époux est décédé. Un passeport yougoslave lui a été délivré à Belgrade, bien qu"elle prétende ne pas être une citoyenne de la Yougoslavie, qui comprend maintenant seulement la Serbie et le Monténégro. La demanderesse dit également qu"elle est une citoyenne de la Croatie mais qu"elle a peur d"y retourner, vu qu"elle appartient à la minorité ethnique serbe.

[3]      La demanderesse est venue au Canada en 1995 pour visiter sa fille, alors qu"elle était malade. Sa fille est une citoyenne canadienne et elle vit au Canada depuis 1975. La demanderesse a revendiqué le statut de réfugiée en 1996, mais sa revendication a été rejetée par la Section du statut de réfugié. Avant de venir au Canada, la demanderesse avait vécu à Belgrade en compagnie de son fils et de l"épouse de celui-ci depuis 1991, mais ces derniers ne veulent plus qu"elle habitent chez eux. Sa seule source de revenu est une maigre pension.

[4]      La demanderesse a été convoquée à une entrevue au bureau de Scarborough du Centre d"Immigration Canada en novembre 1997 relativement à la demande de résidence permanente qu"elle avait déposée en vertu du paragraphe 114(2). Comme elle ne parle pas anglais, elle était accompagnée de sa fille, qui lui servait d"interprète.

[5]      L"entrevue a duré 15 minutes tout au plus, et elle a eu lieu dans une partie relativement publique du bureau parce que, semble-t-il, on s"affairait à déménager le bureau. L"agente d"immigration a pris connaissance des documents qu"elle avait dit à la demanderesse et à sa fille d"apporter, dont le passeport de la demanderesse et les documents faisant état de leur situation financière. La fille avait déjà occupé un emploi, mais depuis qu"elle avait commencé à avoir des problèmes de santé en 1994, elle recevait des prestations d"aide sociale, à l"instar de sa mère.

[6]      L"agente a demandé à la fille de faire son arbre généalogique et elle a demandé à la demanderesse si elle allait à l"église et si elle voulait faire d"autres remarques. Au moment de leur départ, l"agente a également demandé à la demanderesse pourquoi elle n"avait pas déposé de demande de résidence permanente à partir de l"étranger.

[7]      La lettre de décision avait un libellé type et elle avisait simplement la demanderesse du fait que sa demande avait été rejetée et que des dispositions seraient prises en vue de son renvoi du pays. Sa fille a voulu écrire à Immigration Canada afin d"obtenir les motifs de la décision: elle a été avisée qu"aucune obligation légale n"obligeait l"agente à fournir des motifs détaillés, mais que les notes sur lesquelles elle avait fondé sa décision étaient versées au dossier. La demanderesse n"a pas demandé de copie de ces notes à l"époque, mais elle en a éventuellement obtenu une, en vertu de la règle 318(1) des Règles de la Cour fédérale (1998) , DORS/98-106, après avoir déposé une demande de contrôle judiciaire.

[8]      L"agente avait écrit dans ses notes qu"elle estimait que la demanderesse ne subirait aucune sanction si elle retournait en Yougoslavie, qu"elle avait un revenu très modeste, et qu"elle ne pouvait vivre chez son fils à Belgrade. Les notes fournissaient également certains détails concernant la situation financière de la demanderesse et de sa fille; elles mentionnaient en particulier que la demanderesse et sa fille touchaient des prestations d"aide sociale. L"agente a conclu: [TRADUCTION] " il est évident que s"il lui est permis de demeurer au Canada, la demanderesse sera un fardeau pour la société canadienne ".

C.      LES QUESTIONS LITIGIEUSES ET L"ANALYSE

[9]      L"avocat de la demanderesse a contesté la validité de la décision de l"agente en invoquant trois motifs. Premièrement, il a soutenu qu"aucune obligation légale de convoquer la demanderesse à une entrevue n"incombait à l"agente, mais qu"une fois qu"elle l"avait convoquée, elle avait l"obligation de mener l"entrevue de façon équitable: Kaur c. Ministre de l"Emploi et de l"Immigration (1987), 5 Imm. L.R. (2d) 148 (C.F. 1re inst.).

[10]      L"avocat a soutenu que l"agente a omis d"agir équitablement parce que l"entrevue n"a duré que 15 minutes et que pendant ce temps, elle a principalement pris connaissance de documents, au lieu de poser des questions à la demanderesse qui auraient permis à cette dernière de faire état de tous les aspects de sa situation qui auraient pu constituer des motifs d"ordre humanitaire, aux fins de l"application du paragraphe 114(2). En outre, la conduite de l"agente à l"entrevue et le lieu où celle-ci s"est déroulée suggéraient une attitude désinvolte et un manque de sérieux de sa part.

[11]      Je souscris à la prémisse de l"avocat selon laquelle une fois qu"une personne qui dépose une demande fondée sur le paragraphe 114(2) est convoquée à une entrevue, l"obligation d"agir équitablement s"applique à la façon dont l"entrevue est menée, même si l"équité n"exige pas que la personne ait une entrevue. Cependant, je ne suis pas d"accord que l"entrevue en l"espèce était inéquitable sur le plan procédural.

[12]      Aucune durée minimale ne permet d"affirmer qu"une entrevue était équitable. Bien entendu, cela dépendra beaucoup de la nature de la revendication en cause et de la quantité de renseignements pertinents que l"avocat avait déjà communiqués à l"agent dans le cadre d"observations écrites, ainsi que d"autres documents.

[13]      La question est de savoir si, compte tenu de toutes les circonstances, l"entrevue était assez complète de sorte que l"agente était raisonnablement bien renseignée sur le fondement de la revendication déposée par la demanderesse. L"avocat de la demanderesse n"a pu identifier un seul aspect de la revendication de sa cliente justifiant une décision favorable en vertu du paragraphe 114(2) qui n"ait été soit communiqué à l"agente, soit considére par cette dernière dans ses notes.

[14]      L"avocat a cependant dit que l"agente d"immigration aurait pu se pencher davantage sur la nationalité de la demanderesse et la nature du passeport de celle-ci, passeport qui, selon lui, a été délivré à sa cliente par les autorités yougoslaves simplement parce qu"elle était une Serbe, bien qu"elle fût une citoyenne de la Croatie. Cependant, étant donné que rien ne laisse entendre que les autorités yougoslaves empêcheraient la demanderesse de retourner ou de rester en Yougoslavie, cette question n"était pas vraiment pertinente pour ce qui est de la revendication de la demanderesse.

[15]      À mon avis, l"entrevue en l"espèce a permis à l"agente de se renseigner convenablement sur la situation de la demanderesse. En outre, je suis conscient du fait que selon l"arrêt Shah c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration) (1994), 29 Imm. L.R. (2d) 82 (C.A.F.), dans le contexte de la prise de décisions en vertu du paragraphe 114(2), l"obligation d"agir équitablement a peu d"incidence sur le plan procédural.

[16]      Il ne fait aucun doute qu"il eût été préférable que l"entrevue fût menée dans une salle d"entrevue fermée et dans des conditions plus calmes. Cependant, je ne suis pas convaincu que les circonstances dans lesquelles l"entrevue a été menée rendaient celle-ci inéquitable sur le plan procédural. Rien n"indique que ces conditions ont privé la demanderesse de l"occasion raisonnable de faire des observations, ou qu"elles font raisonnablement douter de l"impartialité de l"agente.

[17]      Deuxièmement, l"avocat de la demanderesse a soutenu que l"agente avait l"obligation d"indiquer à sa cliente le fondement factuel de la décision. Il ne fait aucun doute que le fait que, selon l"arrêt Shah , précité, l"équité n"exige pas que les motifs des décisions prises en vertu de ce paragraphe soient fournis, explique la raison pour laquelle la demande de l"avocat était relativement modeste: celui-ci s"est contenté de demander à ce que le fondement factuel de la décision soit indiqué à la demanderesse; il n"a pas demandé à ce que les motifs complets de la décision lui soient communiqués.

[18]      Il s"est fondé sur la décision Marques c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration) (1995), 27 Imm. L.R. (2d) 209 (C.F. 1re inst.), pour étayer son argument selon lequel la Cour doit disposer d"une quelconque explication de la façon dont l"agent a exercé son pouvoir discrétionnaire afin de pouvoir examiner la validité de la décision en cause. Cependant, l"affaire Marques peut aisément être distinguée de la présente affaire, car dans celle-ci, la demanderesse a obtenu une copie des notes de l"agente, et ces notes expliquent très clairement la raison pour laquelle l"agente a rejeté la demande.

[19]      En l"absence de toute obligation d"origine législative de fournir une déclaration faisant état des motifs de la décision, je n"estime pas que l"omission de fournir une explication de la décision avant la demande fondée sur la règle 317 constituait une erreur de droit.

[20]      Troisièmement, l"avocat de la demanderesse a soutenu que l"agente a abusé de son pouvoir discrétionnaire lorsqu"elle a conclu que le fait que la demanderesse et sa fille n"étaient pas indépendantes sur le plan financier constituait un facteur déterminant dont elle devait tenir compte en tranchant la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d"ordre humanitaire déposée par la demanderesse. À mon avis, cet argument n"est pas fondé.

[21]      Un décideur n"abuse illégalement de son pouvoir discrétionnaire que lorsqu"il considère qu"un facteur est déterminant, peu importe l"existence ou la valeur de considérations compensatrices. Compte tenu des faits de la présente affaire, il ressort clairement des notes que l"agente avait tenu compte de facteurs qui militaient en faveur de la demande, mais qu"elle les a jugés insuffisants lorsqu"elle les a appréciés en fonction du fait que la fille de la demanderesse ne disposait pas des moyens financiers nécessaires pour parrainer sa mère et qu"il était peu probable que la demanderesse subvienne à ses propres besoins s"il lui était permis de demeurer au Canada.

[22]      L"avocat de la demanderesse aurait mieux formulé son objection s"il avait dit que l"agente avait accordé tant d"importance aux considérations de nature financière, et si peu d"importance aux autres facteurs, qu"elle a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable. Compte tenu des faits de l"espèce et des motifs applicables pouvant fonder une demande de contrôle judiciaire des décisions de nature discrétionnaire prises en vertu du paragraphe 114(2), je ne suis pas convaincu que la demanderesse s"est déchargée du lourd fardeau qui lui incombait, selon lequel elle devait établir l"existence d"un abus de pouvoir discrétionnaire.

[23]      Par ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Après avoir entendu les observations des avocats, j"ai conclu que ni la présente décision, ni les motifs sur lesquels elle est


fondée ne soulèvent de question grave de portée générale qui aurait justifié que je certifie une question conformément au paragraphe 83(1) de la Loi sur l"immigration.


" John M. Evans "

                                         J.C.F.C.

TORONTO (ONTARIO)

Le 10 mars 1999.

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier, B.A., LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA


Avocats inscrits au dossier

NO DU GREFFE :                  IMM-1515-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :          MILKA LUKIC

                         - c. -

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE                          L"IMMIGRATION

DATE DE L"AUDIENCE :              LE VENDREDI 26 FÉVRIER 1999

LIEU DE L"AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L"ORDONNANCE EXPOSÉS PAR MONSIEUR LE JUGE EVANS

EN DATE DU :                  MERCREDI 10 MARS 1999

ONT COMPARU :                  M. Roy Tofilovski

                             Pour la demanderesse

                         Mme Lori Hendricks

                             Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      Toy Tofilovski

                         Barrister & Solicitor

                         372, rue Bay, pièce 902

                         Toronto (Ontario)

                         M5H 2W9

                             Pour la demanderesse

                         Morris Rosenberg

                         Sous-procureur général

                         du Canada

                             Pour le défendeur

COUR FÉDÉRALE DU CANADA


Date : 19990310


Dossier : IMM-1515-98

Entre :

MILKA LUKIC,


demanderesse,

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,


défendeur.


MOTIFS D"ORDONNANCE


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