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                                                                                                                                 Date : 20041216

                                                                                                                             Dossier : T-198-04

                                                                                                                Référence : 2004 CF 1752

Winnipeg (Manitoba), le 16 décembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

                                                         DAVID QIUPENG ZENG

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La demande de citoyenneté canadienne présentée par M. Zeng a été rejetée dans une décision datée du 2 décembre 2003. Le juge de la citoyenneté a estimé que le demandeur avait rempli toutes les conditions de la citoyenneté, sauf la condition de résidence, énoncée dans l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi).M. Zeng fait appel de cette décision en application du paragraphe 14(5) de la Loi et de l'article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et modifications.

[2]                D'après le dossier que j'ai devant moi, il semblerait que M. Zeng serait un excellent candidat à la citoyenneté. Il est instruit et on le décrit comme travailleur et innovateur dans la carrière qu'il a choisie, c'est-à-dire la commercialisation de produits et services agricoles canadiens à l'étranger. Malheureusement toutefois, cette carrière lui a fait quitter le pays durant une bonne partie des quatre années précédant sa demande de citoyenneté.

[3]                M. Zeng a obtenu le droit d'établissement au Canada le 23 juin 1997, alors qu'il faisait un doctorat à l'Université de Californie. Il est retourné aux États-Unis moins d'une semaine après avoir obtenu le droit d'établissement, et cela pour terminer le travail menant à son grade universitaire. En septembre 1999, M. Zeng est revenu au Canada pour un entretien d'embauche avec la société Cargill Limited, une société canadienne de droit fédéral dont le siège est à Winnipeg (Manitoba). Il s'est d'abord vu confier des missions pour Cargill, qu'il devait accomplir en Chine, en Thaïlande, au Vietnam et aux États-Unis.


[4]                En mai 2000, à la faveur d'un marché de services conclu entre deux filiales entièrement contrôlées par Cargill, M. Zeng a commencé à travailler comme directeur du marketing, Chine, et comme agronome régional, Asie, pour Cargill Investments (China) Ltd., société constituée selon les lois chinoises. Les missions qu'il accomplissait pour Cargill l'obligeaient à s'absenter du Canada pour de longues périodes. Au cours des quatre années qui ont précédé sa demande de citoyenneté, le 7 février 2003, M. Zeng a passé 506 jours au Canada et 954 jours à l'extérieur. Au cours de cette période cependant, il a aussi installé son épouse et sa fille à Burnaby (Colombie-Britannique) et il a acquis nombre des attributs de la résidence, notamment l'assurance maladie et un permis de conduire de la C.-B.

[5]                Le juge de la citoyenneté a conclu que, sur le total requis de trois ans de « résidence » (soit 1 095 jours) au Canada, il manquait au demandeur 589 jours, et qu'il n'était donc pas admissible à la citoyenneté. Il a estimé que ses absences étaient de nature [traduction]    « structurelle » , en raison du travail qu'il avait choisi, et qu'il n'avait pas centralisé son mode de vie au Canada. Le juge s'est notamment exprimé ainsi :

[traduction] Si les absences ont été une partie nécessaire de votre vie d'homme d'affaires, je dois faire observer que vous avez choisi de passer plus de temps à l'extérieur du pays qu'à l'intérieur et que la majeure partie de ce temps a été passée dans le pays où vous êtes né.

POINTS LITIGIEUX

[6]                1.          Quelle est la norme de contrôle qu'il faut appliquer?

2.          Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur lorsqu'il a dit que M. Zeng ne remplissait pas le critère de la résidence?


ARGUMENTS et ANALYSE

1.          Norme de contrôle

[7]         Le demandeur avait fait valoir dans ses observations écrites que l'affaire devrait être instruite depuis le début et que la Cour pouvait en disposer elle-même. Il a été admis à l'audience que cette procédure ne s'appliquait plus, à la suite des modifications adoptées avec les Règles de la Cour fédérale (1998). Le demandeur a fait valoir que la norme de contrôle à appliquer était celle qu'avait exposée le juge Lutfy (son titre à l'époque) dans la décision Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 164 F.T.R. 177. Selon le juge Lutfy, la norme de contrôle était « proche de la décision correcte » .

[8]                Le défendeur s'est fondé sur des jugements plus récents de la Cour fédérale qui faisaient suite aux deux arrêts suivants de la Cour suprême du Canada : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, et Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226. La Cour suprême expliquait dans ces arrêts qu'il n'existe pas une gradation des niveaux de retenue judiciaire entre les trois normes existantes de contrôle en droit administratif - la norme de la décision correcte, celle de la décision raisonnable simpliciter et celle de la décision manifestement déraisonnable.


[9]                Appliquant la méthode pragmatique et fonctionnelle à l'examen des décisions des juges de la citoyenneté portant sur la condition de résidence prévue par la Loi, plusieurs juges de la Cour fédérale ont récemment conclu qu'une norme plus adéquate serait celle de la décision raisonnable simpliciter : Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1693, [2004] A.C.F. n ° 2069; Rasaei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1688, [2004] A.C.F. n ° 2051;Gunnarson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1592, [2004] A.C.F. n ° 1913; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Chen, 2004 CF 848, [2004] A.C.F. n ° 1040; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Fu, 2004 CF 60, [2004] A.C.F. n ° 88; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Chang, 2003 CF 1472, [2003] A.C.F n ° 1871.

[10]            Je reconnais que le point de savoir si une personne a rempli la condition de résidence prévue par la Loi est une question mixte de droit et de fait et que les décisions des juges de la citoyenneté appellent une certaine retenue, parce que ces juges ont l'expérience et la connaissance des affaires qui leur sont soumises. Par conséquent, j'admets que la norme de contrôle devant s'appliquer est celle de la décision raisonnable simpliciter et que, ainsi que le disait la juge Snider dans la décision Chen, précitée, au paragraphe 5, « dans la mesure où ont été démontrées une connaissance de la jurisprudence et une appréciation des faits et de la manière dont ils s'appliquent en regard du critère de la loi, il convient de faire preuve de retenue » .


2. Application du critère de la résidence

[11]            Les parties reconnaissent que le critère à appliquer au cas de M. Zeng, un cas où le strict comptage des jours de présence physique ne répondra pas au critère d'une résidence de trois ans, est le critère de la centralisation du mode d'existence, exposé par le juge en chef adjoint Thurlow dans l'Affaire intéressant la Loi sur la Citoyenneté et Antonios E. Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208. Ce critère s'intéresse à la qualité des attaches avec le Canada, mesurée par le degré auquel, dans son esprit et dans les faits, une personne s'installe dans ce pays ou y centralise son mode de vie.

[12]            Dans la décision Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286, la juge Reed exposait six facteurs qui signalent des attaches suffisantes avec le Canada :

(1) la personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s'absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

(2) où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

(3) la forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu'elle n'est qu'en visite?

(4) quelle est l'étendue des absences physiques (lorsqu'il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences sont considérables)?

(5) l'absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger)?

(6) quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

[13]            M. Zeng dit qu'il a établi sa résidence au Canada. Il travaille pour une société canadienne et, par sa spécialisation, il est utile à la fois au Canada et à l'Asie du Sud-Est. Son travail l'oblige à voyager souvent, mais son unique lieu de résidence est le Canada. Il travaille à des relations sociales régulièrement avec des Canadiens, il est propriétaire d'une maison où son épouse et sa fille vivent en permanence, il a des comptes bancaires, et des cartes de crédit, il produit des déclarations de revenus au Canada et il a un permis de conduire de la C.-B.

[14]            M. Zeng dit que le juge de la citoyenneté a mal appliqué le critère de la centralisation du mode d'existence et les facteurs de la décision Koo (Re). Le juge, affirme-t-il, a mis l'accent sur le nombre de jours d'absence physique de M. Zeng du Canada, à l'exclusion des autres facteurs énumérés par la juge Reed dans la décision Koo (Re). À titre d'exemple, il évoque la manière dont le juge de la citoyenneté cite le paragraphe 7 de la décision Koo (Re), où la juge Reed s'exprimait sur l'intention du législateur lorsqu'il avait établi la période obligatoire de résidence :

La condition de trois ans de résidence dans une période de quatre ans semble avoir été conçue pour permettre une absence physique d'une durée d'un an pendant les quatre ans prescrits. Certes, les débats tenus à l'époque donnent à penser que l'on envisageait comme durée minimale une présence physique au Canada de 1 095 jours.

[15]            M. Zeng soutient qu'il est significatif que le juge de la citoyenneté n'ait pas reproduit les mots ultimes du paragraphe 7, où la juge Reed concluait en faisant remarquer que « [...] la jurisprudence qui est aujourd'hui fermement établie n'exige pas que la personne en question soit physiquement présente pendant toute la période de 1 095 jours » .

[16]            M. Zeng dit que le juge de la citoyenneté a commis aussi une erreur en disant que les absences n'étaient pas un élément nécessaire de sa vie d'homme d'affaires et qu'il avait choisi de passer plus de temps à l'étranger qu'au Canada. Ce n'était pas là un choix qu'il avait fait, mais une condition impérative de son emploi auprès d'une société canadienne. De plus, le juge de la citoyenneté n'a pas défini le [traduction] « mode de vie canadien » que, espérait-il, M. Zeng aurait maintenant le temps de connaître, et il n'a pas expliqué pourquoi M. Zeng n'en savait pas déjà assez sur ce mode de vie.

[17]            Selon le défendeur, le juge de la citoyenneté a appliqué correctement le critère de la centralisation du mode d'existence exposé dans la décision Koo (Re). Il n'a pas commis d'erreur en se référant, dans la décision Koo (Re), à des observations incidentes de la juge Reed sur l'intention du législateur; en fait, la mesure des absences physiques fait partie du critère de la centralisation du mode d'existence centralisée exposé dans la décision Koo (Re). Les absences physiques de M. Zeng étaient importantes, et elles méritaient d'être mentionnées. Ce n'est pas le seul critère à avoir été appliqué. Cela ne veut pas dire que le juge a mal appliqué le droit.


[18]            L'entreprise canadienne qui employait M. Zeng est constituée en Chine, et le travail de M. Zeng était basé en Chine. Ainsi, d'affirmer le défendeur, le juge n'a pas commis d'erreur lorsqu'il a dit que M. Zeng n'avait pas centralisé son mode d'existence au Canada, même s'il peut justifier d'attributs passifs de la résidence et même si sa famille vit au Canada : Alibhal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 169, [2003] A.C.F. n ° 248; Chu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 174,                 [2003] A.C.F.n ° 242; Pau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 33 Imm. L.R. (3d) 313; Wan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 65, [2004] A.C.F. n ° 81.

[19]            Selon le défendeur, si le juge de la citoyenneté a relevé que M. Zeng avait passé la plus grande partie de son temps en Chine, cela ne voulait pas dire que c'était là l'unique facteur attestant une absence de liens réels avec le Canada. Cependant, c'était un point pertinent parce qu'il donnait à entendre que ses liens avec le Canada n'étaient pas plus importants que ses liens avec un autre pays. Le juge de la citoyenneté a expliqué pourquoi M. Zeng ne pouvait pas bien connaître le mode de vie canadien, puisque, selon le juge, [traduction] « Vous n'avez pas suffisamment centralisé votre mode d'existence au Canada, en vivant parmi les Canadiens et en devenant partie intégrante de la société canadienne » . M. Zeng ne pouvait pas avoir établi des liens étroits avec le Canada, parce qu'il avait passé très peu de temps au Canada. Il n'y avait d'ailleurs pas eu établissement au Canada avant les absences structurelles.

[20]            À mon avis, le juge de la citoyenneté a montré ici une compréhension suffisante de la jurisprudence, il a bien apprécié les faits et il les a appliqués adéquatement au critère établi dans la Loi. Par conséquent, je crois que sa décision appelle une retenue considérable.

[21]            Il n'est pas surprenant, vu le temps considérable passé par M. Zeng à l'extérieur du Canada au cours des quatre années précédant sa demande de citoyenneté, que le juge de la citoyenneté ait mis l'accent, pour arriver à ses conclusions, sur les absences de M. Zeng et sur les raisons de telles absences. Eu égard aux facteurs exposés dans la décision Koo (Re), il n'y avait pas eu de présence physique au Canada durant une longue période avant les absences récentes. Nous avons affaire en effet à de longues absences entrecoupées de quelques périodes au Canada. Ce ne sont pas « quelques jours » qui manquaient à M. Zeng pour atteindre le nombre de jours requis. Il ne s'était pas le moindrement établi ici avant qu'il accepte un emploi chez Cargill et qu'il commence à voyager à l'étranger durant de longues périodes. Le juge de la citoyenneté avait devant lui une preuve établissant que M. Zeng allait être réintégré au siège social de Cargill à Winnipeg au bout de quatre ans, mais à mon avis son emploi à l'étranger n'était pas le genre de situation temporaire dont parlait la juge Reed dans la décision Koo (Re).

[22]            Le demandeur soutient que le juge de la citoyenneté n'avait devant lui aucune preuve montrant que M. Zeng avait conservé un domicile en Chine lorsqu'il travaillait dans ce pays pour Cargill. Cependant, le marché de services conclu en mai 2000 avec Cargill Investments (China) Ltd. obligeait cette entreprise à rembourser directement à M. Zeng l'équivalent de 1 800 $US en monnaie chinoise par mois pour les frais de logement, en plus de ses frais de déplacement, de subsistance et de divertissement et en plus de son salaire. Il appert manifestement de cette disposition qu'il était censé conserver un logement pour lui-même en Chine pendant la durée de cet accord.


[23]            Contrairement aux observations du demandeur, je ne puis trouver dans les motifs du juge de la citoyenneté aucun élément indiquant qu'il a omis de tenir compte des autres faits qui favorisaient M. Zeng. Il a même reconnu que son dossier comportait des points forts, notamment l'acquisition d'un logement pour son épouse et sa fille à Burnaby, en Colombie-Britannique. À mon avis cependant, le juge était fondé à comparer ce facteur aux autres facteurs et à dire qu'il n'atteignait pas le niveau requis d'attaches avec le Canada.

[24]            Par conséquent, il m'est impossible de dire que la décision du juge de la citoyenneté était déraisonnable, et je rejetterai la présente demande. Je voudrais saisir cette occasion cependant pour souscrire aux observations finales du juge de la citoyenneté, qui disait attendre avec plaisir le jour où M. Zeng remplirait les conditions de résidence prévues par la Loi sur la citoyenneté et pourrait s'intégrer pleinement à la société canadienne.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée.

            « Richard G. Mosley »           

         Juge

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                             T-198-04

INTITULÉ :                                            DAVID QIUPENG ZENG C. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                     WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L'AUDIENCE :                    LE 14 DÉCEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                            LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                           LE 16 DÉCEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

David Davis

Winnipeg (Manitoba)                                                               POUR LE DEMANDEUR

Nalini Reddy                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

Winnipeg (Manitoba)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davis et Associés                                                                   POUR LE DEMANDEUR

Winnipeg (Manitoba)

Morris Rosenberg                                                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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