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Date : 20191024


Dossier : IMM‑5803‑18

Référence : 2019 CF 1333

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ZANKO BARTULA

IVANA DELAC‑BARTULA (ALIAS IVANA BARTULA)

RITA BARTULA

MANUELA BARTULA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente décision a trait à une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 6 novembre 2018 [la décision], par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile des demandeurs fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2]  Comme il est expliqué plus en détail ci‑dessous, la présente demande est accueillie puisque j’ai décelé des erreurs susceptibles de contrôle dans l’analyse de la SPR, à savoir si les demandeurs ont été victimes de mesures discriminatoires équivalant à des persécutions, s’ils ont été exposés à un risque prospectif de persécution et s’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [une PRI] viable.

II.  Contexte

[3]  Les demandeurs, soit le mari, la femme et leurs deux enfants, sont tous citoyens de la Croatie. Les demandeurs adultes sont nés en Bosnie‑Herzégovine et ont déménagé en Croatie durant le conflit yougoslave au début des années 1990. Les membres de la famille sont arrivés au Canada le 27 juillet 2011 et ont présenté une demande d’asile, alléguant qu’ils avaient été victimes, en Croatie, de mesures discriminatoires équivalant à des persécutions en tant que Croates de Bosnie‑Herzégovine.

[4]  Le 6 novembre 2018, dans la décision visée par la présente demande de contrôle judiciaire, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Elle a jugé que les mesures discriminatoires dont ils avaient été victimes n’équivalaient pas à des persécutions, que les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir un fondement objectif à l’allégation de risque prospectif de persécution et que Zagreb, la capitale de la Croatie, constituerait une PRI viable pour les demandeurs.

[5]  Comme l’a résumé la SPR, les demandeurs ont présenté des éléments de preuve concernant de multiples faits en lien avec la discrimination vécue, notamment : perte de la protection du régime d’assurance‑maladie par suite de la décision du gouvernement croate d’annuler la protection des réfugiés bosniaques; difficulté à obtenir et à conserver un emploi, chaque fois en raison des origines bosniaques du demandeur adulte [le demandeur principal]; exploitation par divers employeurs croates; dénigrement verbal de la part de nationalistes croates; déménagements continuels en raison des préjugés et de la corruption parmi les autorités locales.

[6]  La SPR a examiné la documentation sur la situation dans le pays et a conclu que malgré les signes de discrimination à l’endroit des Serbes, des Roms et des Bosniaques musulmans, rien n’indiquait une discrimination généralisée à l’endroit des Croates nés en Bosnie. La SPR s’est penchée sur un élément en particulier qui portait sur la discrimination à l’endroit de ce groupe, soit une entrevue avec un représentant du Center for Peace Studies [désigné par l’acronyme CMS dans la décision], un organisme non gouvernemental établi à Zagreb, laquelle entrevue a été reproduite dans une réponse à une demande d’information [une RDI]. Dans cette entrevue, le représentant du CMS mentionnait que les Croates de Bosnie pouvaient être victimes de discrimination dans les domaines de l’emploi, de l’éducation et des soins de santé, et que la discrimination était particulièrement présente à Knin (ville où habitaient les demandeurs). La SPR a précisé qu’elle n’avait pas été en mesure de confirmer les renseignements fournis dans l’entrevue menée auprès du CMS, mais elle a reconnu qu’ils correspondaient à la description faite par les demandeurs des incidents vécus.

[7]  La SPR a admis l’argument des demandeurs selon lequel prises ensemble, les mesures discriminatoires rapportées équivalaient à des persécutions, citant des passages du Guide du HCR traitant des circonstances dans lesquelles des mesures discriminatoires peuvent, cumulativement, équivaloir à des persécutions. À la suite d’un examen plus approfondi de la documentation sur la situation dans le pays, la SPR a conclu que le gouvernement croate est toujours aux prises avec des problèmes de discrimination fondée sur l’origine ethnique au sein de sa population, quoique les minorités roms et serbes semblent être les cibles principales. Comme les demandeurs s’étaient désignés comme étant Croates de confession catholique romaine, deux groupes majoritaires, il a semblé à la SPR qu’ils auraient dû n’avoir aucune difficulté à s’intégrer à la majorité de la population. Cependant, elle a reconnu que les demandeurs avaient été victimes de mesures discriminatoires et elle s’est donc penchée sur les questions de savoir si ces mesures discriminatoires équivalaient à des persécutions et si la situation dans le pays s’était améliorée depuis 2011‑2012.

[8]  La SPR a souligné que la documentation récente sur la situation dans le pays indiquait que la discrimination visait principalement les populations serbe et rom, et qu’il n’était aucunement fait mention de discrimination à l’endroit des Croates de Bosnie. La SPR a fait observer que les antécédents de discrimination à l’endroit des Roms, une population de petite taille comparable à la population croate de Bosnie, étaient bien documentés. Dans cet ordre d’idées, elle a avancé que, si la discrimination à l’endroit des Croates de Bosnie avait été un problème important, il en aurait probablement été fait mention dans la documentation sur la situation dans le pays. La SPR a donc jugé que, même si les demandeurs avaient été personnellement victimes de mesures discriminatoires au cours de la période de 1996 à 2011, les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour établir que leur allégation de persécution était fondée objectivement. La SPR a également jugé que les mesures discriminatoires dont ils avaient été victimes n’équivalaient pas à des persécutions.

[9]  Enfin, la SPR s’est penchée sur la question de savoir si les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Zagreb. Les demandeurs ont affirmé qu’il était reconnu que les Croates de Bosnie n’étaient pas acceptés à Zagreb, ce qu’ils avaient pu observer lorsque le demandeur principal cherchait du travail dans les années 2000. La SPR a estimé qu’aucun élément de preuve objectif n’étayait cette allégation. Elle a souligné que Zagreb est la capitale et la ville la plus peuplée de Croatie. Zagreb étant un grand centre cosmopolite, la SPR a jugé que les demandeurs n’éprouveraient probablement pas les mêmes difficultés que celles éprouvées de nombreuses années auparavant dans la petite ville étroite d’esprit où ils vivaient et où ils devaient détonner de façon plus manifeste. La SPR a également souligné que les possibilités d’emploi, les options de logement et les ressources médicales seraient plus facilement accessibles dans la capitale et ville la plus peuplée du pays, et que les demandeurs auraient de meilleures chances de s’intégrer. La SPR a donc conclu que Zagreb constituerait une PRI viable pour les demandeurs à leur retour en Croatie.

III.  Questions en litige et norme de contrôle applicable

[10]  Les demandeurs soumettent à l’examen de la Cour les questions suivantes :

  1. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en n’accueillant pas la demande d’asile en raison d’un manque d’éléments de preuve documentaire objectifs quant à la discrimination dont sont victimes les Croates de Bosnie en Croatie?

  2. La SPR a‑t‑elle négligé de tenir compte des effets cumulatifs de la discrimination?

  3. La SPR a‑t‑elle tiré des conclusions importantes qui étaient de nature conjecturale?

[11]  Ces questions commandent toutes l’application de la norme de la décision raisonnable.

IV.  Analyse

[12]  Les demandeurs affirment que la décision montre que la SPR a jugé crédibles les éléments de preuve qu’ils ont présentés relativement à la discrimination dont ils ont été victimes, notamment dans les domaines de l’emploi, du logement et des soins de santé. Je souscris à cet avis concernant la décision, plus particulièrement compte tenu de la transcription de l’audience des demandeurs, à la fin de laquelle la SPR a déclaré qu’elle estimait crédibles leurs éléments de preuve.

[13]  Cependant, la SPR a conclu que les mesures discriminatoires dont les demandeurs ont fait l’objet n’équivalaient pas à des persécutions, que les éléments de preuve objectifs ne suffisaient pas à étayer l’allégation de risque prospectif de persécution et que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Zagreb. Comme chacune de ces trois conclusions est déterminante, la présente demande de contrôle judiciaire ne peut être accueillie que si les demandeurs démontrent que les trois conclusions sont entachées d’une erreur susceptible de contrôle.

[14]  En ce qui concerne la première conclusion, selon laquelle les mesures discriminatoires dont ils ont été victimes n’équivalaient pas à des persécutions, les demandeurs font valoir que la SPR n’a pas évalué les effets cumulatifs des divers incidents qu’ils ont vécus et qu’elle n’a pas expliqué pourquoi les nombreuses mesures discriminatoires subies dans divers domaines n’équivalaient pas à des persécutions. Le défendeur souligne que la décision évoque les observations des demandeurs, y compris l’argument selon lequel les mesures discriminatoires équivalaient cumulativement à des persécutions. Je souscris à l’avis du défendeur à savoir que le simple fait que la SPR n’ait pas utilisé le mot « cumulativement » dans ses conclusions ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[15]  Cependant, comme les demandeurs, je suis d’avis que la décision ne contient absolument aucune analyse à l’appui de la conclusion de la SPR. Bien que la suffisance des motifs ne justifie pas à elle seule le contrôle judiciaire, une décision doit tout de même être justifiée, transparente et intelligible pour résister à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Par conséquent, cette conclusion de la SPR est déraisonnable.

[16]  La décision pourrait néanmoins demeurer raisonnable dans l’ensemble s’il n’y avait pas d’erreur susceptible de contrôle dans l’analyse effectuée par la SPR quant à la question de savoir si les éléments de preuve établissaient l’existence d’un risque prospectif. Comme je l’explique ci‑dessous, je juge que la SPR a aussi commis une erreur sur ce point.

[17]  Ayant admis les éléments de preuve présentés par les demandeurs concernant la discrimination dont ils ont fait l’objet avant de quitter la Croatie, et ayant jugé que les éléments de preuve concordaient avec la RDI mentionnée dans la décision, la SPR a expliqué qu’il était nécessaire de se demander si la situation en Croatie s’était améliorée depuis 2011‑2012. Après avoir examiné les documents les plus récents sur la situation dans le pays et n’avoir trouvé aucune référence à la discrimination à l’endroit des Croates de Bosnie, la SPR a conclu à un manque d’éléments de preuve objectifs établissant l’existence d’un risque prospectif. Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en fondant sa conclusion sur des conjectures et des hypothèses, à savoir que si une telle discrimination existait, il en aurait été fait mention dans la documentation sur la situation dans le pays. Je ne souscris pas à cet avis et, comme le défendeur, j’estime qu’il était raisonnable pour la SPR de s’appuyer ainsi sur la documentation sur la situation dans le pays.

[18]  Cependant, les demandeurs attirent également l’attention sur les éléments de preuve présentés à la SPR concernant des mesures discriminatoires dont ont récemment fait l’objet des membres de leur famille, des mesures semblables à celles dont ils avaient fait l’objet avant de quitter la Croatie. Dans son témoignage, le demandeur principal a mentionné qu’il est demeuré en contact avec sa mère. Il a affirmé qu’elle habite toujours en Croatie où elle continue d’éprouver des difficultés à trouver un logement sûr et où elle n’arrive toujours pas à obtenir d’assurance‑maladie en raison de ses origines bosniaques. Au moment d’examiner si la situation en Croatie s’était améliorée depuis 2011‑2012, la SPR s’est fondée sur la documentation sur la situation dans le pays, mais elle n’a aucunement fait mention des éléments de preuve des demandeurs quant à leur expérience personnelle récente.

[19]  Il existe une présomption réfutable voulant que la SPR ait tenu compte de tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés, y compris ceux dont elle ne fait pas expressément mention dans la décision. J’estime que les faits de l’espèce suffisent à réfuter cette présomption. Bien que les éléments de preuve des demandeurs aient été jugés crédibles, la décision ne semble pas tenir compte de leurs éléments de preuve concernant les mesures discriminatoires qui ont toujours cours, lesquelles mesures concordent avec celles dont ils ont fait l’objet avant de quitter la Croatie. Je conclus que ces éléments de preuve ont été écartés. Malgré la conclusion de la SPR quant au fondement objectif de la demande d’asile, il n’est pas possible de savoir si la décision générale de la SPR aurait pu être différente si celle‑ci avait tenu compte des éléments de preuve concernant l’expérience récente des membres de la famille des demandeurs. Ces éléments de preuve n’ayant pas été pris en compte, la conclusion de la SPR quant à l’existence d’un risque prospectif pour les demandeurs est déraisonnable.

[20]  Enfin, en ce qui concerne la PRI, j’estime que la SPR a aussi commis une erreur.

[21]  Je souscris à l’observation du défendeur selon laquelle il incombe aux demandeurs de démontrer que la PRI proposée à Zagreb n’est pas viable. En outre, je reconnais que les éléments de preuve des demandeurs concernant les mesures discriminatoires dont ils ont fait l’objet en Croatie sont essentiellement liés à leur expérience dans la ville de Knin, et que la RDI qui corrobore ces éléments de preuve concerne également cette ville. Le défendeur soutient donc que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de prouver qu’ils feraient l’objet de mesures discriminatoires, encore moins de mesures discriminatoires équivalant à des persécutions, s’ils devaient retourner en Croatie pour s’établir à Zagreb. Je juge convaincante la position du défendeur sur ce point.

[22]  Cependant, le critère à appliquer en ce qui concerne la viabilité d’une PRI comporte deux volets : a) il n’existe pas de risque sérieux de persécution pour le demandeur dans la région du pays où il existe une PRI; b) il ne serait pas objectivement déraisonnable pour le demandeur de chercher refuge dans cette région (voir Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux paragraphes 11 et 12, citant Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1994] 1 CF 589 (CAF), au paragraphe 593; Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au paragraphe 15). Les demandeurs soulignent qu’ont été présentés à la SPR des éléments de preuve qui démontrent qu’ils ont déployé des efforts pour déménager dans d’autres régions de la Croatie, qu’ils ont fait des démarches auprès des autorités à Knin et à Zagreb pour déménager et que leurs requêtes ont été rejetées à plusieurs reprises. À mon avis, les éléments de preuve présentés par les demandeurs quant aux efforts déployés pour déménager concernent le deuxième volet du critère relatif à la PRI, et la décision ne démontre pas que ces éléments de preuve ont été pris en compte.

[23]  La SPR mentionne que le demandeur principal a déclaré, dans son témoignage, que ses efforts pour déménager ailleurs en Croatie étaient demeurés vains. Elle mentionne ensuite que le demandeur a déclaré qu’il était reconnu que les Croates de Bosnie n’étaient pas acceptés à Zagreb. Cependant, la seule conclusion tirée par la SPR au sujet de ces éléments de preuve est que l’affirmation du demandeur principal selon laquelle les Croates de Bosnie ne sont pas acceptés à Zagreb n’est étayée par aucun élément de preuve objectif et qu’elle n’a donc aucune valeur. La SPR aborde ensuite les perspectives d’intégration des demandeurs à Zagreb, qui est une grande ville cosmopolite. Aucune analyse n’est faite des éléments de preuve présentés par les demandeurs quant aux rejets antérieurs, par les autorités, de leurs tentatives de déménager. Le défendeur attire l’attention sur la documentation sur la situation dans le pays, laquelle indique que les habitants sont libres de s’installer n’importe où en Croatie. Cependant, la décision ne démontre aucunement à la Cour que la SPR s’est fondée sur cet élément de preuve, ou sur quelque autre analyse requise dans le cadre de l’examen mené quant à la PRI.

[24]  Je conclus donc que la conclusion relative à la PRI, tout comme les deux autres conclusions déterminantes tirées dans la décision, est déraisonnable. Ainsi, la décision doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à la SPR pour nouvel examen. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑5803‑18

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5803‑18

INTITULÉ :

ZANKO BARTULA

IVANA DELAC‑BARTULA (ALIAS IVANA BARTULA)

RITA BARTULA

MANUELA BARTULA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 OCTOBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 OCTOBRE 2019

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

Melissa Keough

POUR LES DEMANDEURS

Christopher Araujo

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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