Date : 20190924
Dossier : IMM-5851-18
Référence : 2019 CF 1211
Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2019
En présence de l’honorable juge Shore
ENTRE :
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PHARA GAUTHIER
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision rendue le 19 septembre 2018 par un agent d’immigration de l’ambassade du Canada au Mexique. Dans sa décision, l’agent refuse l’émission d’un permis d’études à la demanderesse, Phara Gauthier.
[2]
Dans ses motifs, l’agent a conclu que la demande de permis d’études présentée par la demanderesse ne satisfait pas aux exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]. Plus précisément, la demande a été rejetée pour les motifs suivants :
L’agent d’immigration n’était pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin de son séjour comme l’exige le paragraphe 216(1) du RIPR, vu l’importance des liens familiaux que la demanderesse entretient au Canada et de l’absence de proches dans son pays de résidence;
L’agent d’immigration n’est pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de son séjour comme l’exige le paragraphe 216(1) du RIPR, compte tenu des biens mobiliers de la demanderesse et de sa situation financière.
II.
Faits
[3]
La demanderesse est née le 27 septembre 1996 en Haïti.
[4]
Le 9 juillet 2018, dans une lettre à l’attention d’Immigration Québec et Canada, l’École des métiers de l’informatique, du commerce et de l’administration de Montréal confirme que la demanderesse a déposé une demande d’admission pour le programme de formation professionnelle en Secrétariat. La lettre mentionne notamment les conditions d’admission au programme, lesquelles requièrent l’obtention d’un permis d’études, d’un certificat d’acceptation du Québec et d’un permis de travail pour les stages-COOP. Toutefois, dans leur mémoire respectif, les parties s’entendent sur le fait que la demanderesse a été admise au programme.
[5]
Le 14 août 2018, un certificat d’acceptation du Québec a été émis par la Direction de l’immigration temporaire - Étudiants.
[6]
Le 19 septembre 2018, la demande de permis d’études déposée par la demanderesse a été refusée. Les notes explicatives de l’agent confirment que la demanderesse souhaite compléter un programme de secrétariat au Canada d’une durée de 17 mois. Les notes mentionnent également que la demanderesse ne possède pas d’actifs financiers et que sa sœur, Marie Ketty Louis-Jean, se porte garante pour lui offrir un support financier durant son séjour au Canada. Toutefois, l’agent d’immigration n’a reçu aucune information concernant les obligations financières de Marie Ketty Louis-Jean. Elle a néanmoins reçu divers documents concernant ses actifs financiers, notamment les suivants :
Une confirmation que Marie Ketty Louis-Jean est une employée du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Ile-de-Montréal à titre d’Auxiliaire aux services de santé et sociaux depuis le 12 janvier 2015. Elle travaille en moyenne 36,25 heures par semaine pour un salaire de 21,33$ de l’heure;
L’avis de cotisation de Marie Ketty Louis-Jean émis par Revenu Québec pour l’année d’imposition 2017 indiquant un revenu total de 45 279,68 $;
Une lettre de la Banque TD Canada Trust confirmant que Marie Ketty Louis-Jean possède un compte chèques et épargne contenant des actifs totalisant 31 406,98 $;
Une déclaration de soutien financier datée du 1er septembre 2018, laquelle est signée par Marie Ketty Louis-Jean pour sa sœur Phara Gauthier, la demanderesse.
[7]
Quant à la situation familiale de la demanderesse, l’agent d’immigration explique que son père est introuvable, que sa mère détient un visa de résidence temporaire valide au Canada et que sa sœur est résidente permanente au Canada en tant que réfugiée. Selon l’agent, la demanderesse ne démontre pas entretenir des liens familiaux et économiques solides dans son pays d’origine.
III.
Positions des parties
A.
Position de la demanderesse
[8]
La demanderesse semble alléguer que l’agent d’immigration a commis une erreur de droit en soulignant l’absence d’une information concernant le garant. En effet, l’agent d’immigration souligne l’absence d’information concernant les obligations financières du garant de la demanderesse. Ainsi, le premier argument de la demanderesse serait à l’effet que la LIPR requiert uniquement des précisions quant aux actifs du demandeur et de son garant, mais non quant au passif.
[9]
De plus, la demanderesse allègue que sa situation familiale ne peut être prise en considération par un agent d’immigration pour refuser sa demande de permis d’études. À cet effet, la demanderesse allègue que sa famille, incluant sa mère, réside en Haïti. Elle ajoute que sa mère détient également un « TVR »
, en précisant qu’il a été obtenu conformément à la LIPR. Quant à sa sœur, la demanderesse explique que Marie Ketty Louis-Jean est le seul membre de sa famille qui réside au Canada en tant que résidente permanente, ayant validement obtenu l’asile par un Tribunal canadien. Toutefois, la demanderesse allègue que ces derniers éléments ne peuvent être pris en considération pour refuser sa demande de permis d’études. Soulignons par ailleurs une incohérence dans le mémoire de la demanderesse quant à son lien familial avec Marie Ketty Louis-Jean : le mémoire de cette dernière allègue parfois que c’est sa tante, d’autres fois sa sœur.
[10]
Enfin, la demanderesse semble alléguer qu’en considérant les conditions socio-économiques d’Haïti, l’agent d’immigration a commis des erreurs de droit et de faits importants. Cet argument n’est pas clair puisque la demanderesse ne précise pas les raisons pour lesquelles l’agent d’immigration aurait commis une erreur en fait et en droit, mais elle stipule que le devoir d’un agent d’immigration est d’analyser au cas par cas selon les faits qui découlent du dossier et non de généraliser. Encore une fois, la demanderesse ne cite pas non plus d’autorité à l’appui de cette allégation.
B.
Position du défendeur
[11]
En vertu des paragraphes 20(1) et 22(1) de la LIPR, la catégorie des étudiants est une catégorie de résidents temporaires, et en vertu du paragraphe 11(1) de la LIPR, un agent d’immigration a le pouvoir discrétionnaire de leur délivrer ou non un permis d’études. Le défendeur allègue également qu’en vertu de l’alinéa 216(1)b) du RIPR, c’est à la personne qui demande un permis d’études que revient le fardeau de démontrer qu’elle quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée (Solopova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 au para 22 [Solopova]).
[12]
Le défendeur est d’avis que le statut de la mère et de la sœur de la demanderesse au Canada constitue un facteur qui peut être considéré par l’agent d’immigration : ce dernier devait être convaincu que la demanderesse quittera le Canada après son séjour, mais sa situation familiale « [constitue] un facteur qui pourrait pousser la demanderesse à rester au Canada »
.
[13]
Le défendeur ajoute que « [l]a situation socioéconomique actuelle en Haïti constitue un facteur de départ important »
. Contrairement à ce que semble alléguer la demanderesse, le défendeur est donc d’avis que l’agent d’immigration pouvait considérer ce facteur. En effet, le défendeur allègue que les agents d’immigration peuvent « se fier à leurs connaissances personnelles des conditions locales pour évaluer la preuve et les documents fournis à l’appui des demandes de visas »
(Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 992 au para 7 [Mohammed]). Le défendeur ajoute également que « l’agent n’a pas généralisé, mais a plutôt considéré ce facteur à la lumière de la situation personnelle de la demanderesse, soit ses liens familiaux et économiques avec Haïti »
.
[14]
Quant à l’argument de la demanderesse selon lequel l’agent d’immigration a erré en demandant des preuves concernant les avoirs et le passif de son garant, le défendeur considère qu’il ne s’agit pas d’une erreur puisque l’agent d’immigration avait besoin de l’ensemble du portrait financier du garant pour conclure en faveur de la demanderesse.
IV.
Dispositions pertinentes
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Les dispositions suivantes de la LIPR et du RIPR sont pertinentes :
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V.
Analyse
A.
Raisonnabilité de la décision de l’agent
[16]
Étant donné que l’agent d’immigration possède une grande mesure de discrétion pour déterminer si une personne peut ou non obtenir un permis d’études, cette Cour a déjà confirmé que ces décisions sont révisables sous la norme de la décision raisonnable. Pour reprendre les mots du juge Denis Gascon dans la décision Solopova, ci-dessus :
[12] Il est incontestable que la norme de contrôle pour l’examen de l’évaluation par un agent des faits pour une demande de visa d’étudiant et de la conviction de l’agent que le demandeur ne quittera pas le Canada à la fin de son séjour est celle de la décision raisonnable (Akomolafe, au paragraphe 9; Tang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1284 [Tang], au paragraphe 15; Guinto Bondoc c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 842, au paragraphe 6). Une telle décision d’un agent des visas est « une décision administrative prise dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire » (My Hong c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 463 [My Hung], au paragraphe 10). Étant donné qu’il s’agit d’une décision discrétionnaire fondée sur des constatations de fait, elle appelle une retenue considérable compte tenu de la spécialisation [et de l’expérience] de l’agent des visas (Kwasi Obeng c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 754, au paragraphe 21).
[13] En se fondant sur cette norme de contrôle, la Cour doit veiller à ce que la décision de l’agent des visas satisfasse au critère de clarté, de précision et d’intelligibilité et à ce qu’elle soit étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit. La norme de la décision raisonnable exige non seulement que la décision en cause fasse partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, mais aussi qu’elle tienne à la justification de la décision, à la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (se reporter à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).
[17]
En l’espèce, la décision de l’agent d’immigration ne satisfait pas au critère d’intelligibilité et ne se justifie pas au regard des faits et du droit. Bref, il s’agit d’une décision déraisonnable qui ne satisfait pas aux exigences du paragraphe 216(1) du RIPR.
[18]
Pour arriver à ses conclusions, l’agent d’immigration était en droit de regarder l’ensemble des facteurs – y compris familiaux – qui pousseraient la demanderesse à demeurer ou non au Canada à la fin de la période de son permis d’études. La famille étant au cœur de nos vies, il s’agit d’un élément important dans la détermination du lieu de résidence. Ainsi, il était raisonnable pour l’agent d’immigration de considérer les liens familiaux de la demanderesse comme «
pull factor »
.
[19]
Toutefois, en effectuant cette analyse l’agent d’immigration a mis une emphase déraisonnable sur ce facteur personnel. Certes, la preuve au dossier est à l’effet que sa sœur est au Canada et est prête à l’accueillir; on ne peut pour autant en conclure que la demanderesse est nécessairement à risque de ne pas quitter le Canada à la fin de la période de son permis d’études.
[20]
De même, les agents peuvent se fier à leurs connaissances personnelles des conditions du pays d’un demandeur pour évaluer une demande (Mohammed, ci-dessus, au para 7). Ainsi, l’agent d’immigration était en droit de regarder la situation socioéconomique en Haïti dans son processus décisionnel, celle-ci étant intrinsèquement liée à la possibilité qu’un visiteur outrepasse son droit de demeurer en sol canadien.
[21]
Or, en analysant la situation particulière de la demanderesse à la lumière de la jurisprudence aux cas de demandeurs de permis d’études, la raisonnabilité découle entièrement de la preuve subjective – donc personnelle – mais également de la preuve objective à l’égard des «
pull factors »
et des «
push factors »
. En l’espèce, la décision de l’agent d’immigration apparaît davantage spéculative que fondée sur une preuve tangible; cette décision aurait mérité d’être analysée et justifiée plus amplement selon les facteurs personnels de la demanderesse.
[22]
Certes, la demanderesse a peu de liens économiques avec Haïti, mais tel est nécessairement le cas pour la vaste majorité des gens dans le début de la vingtaine : le jeune âge de la demanderesse explique en lui-même l’absence de feuille de route claire. Ainsi, la conclusion de l’agent d’immigration revient à refuser de facto toutes possibilités de demandes de permis d’études provenant d’un pays où les conditions socioéconomiques sont difficiles et dont un membre de la famille s’apprête à les accueillir au Canada.
[23]
Finalement, quant à l’analyse des ressources financières de la sœur de la demanderesse à titre de garant, l’agent d’immigration a conclu déraisonnablement au manque de ressources financières. L’article 220 du RIPR exige du demandeur qu’il fasse la preuve des ressources financières à sa disposition. À cet effet, la preuve au dossier apparaît raisonnablement remplir ce fardeau ou, à tout le moins, soulève des questions qui méritent des éclaircissements sur lesquels l’agent d’immigration ne s’est pas penché.
VI.
Conclusion
[24]
Cette Cour accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie la demande de permis d’études pour reconsidération par un nouvel agent d’immigration.
JUGEMENT au dossier IMM-5851-18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée, la décision soit annulée et le dossier soit renvoyé à un autre agent pour un nouvel examen. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.
« Michel M.J. Shore »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5851-18
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INTITULÉ :
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PHARA GAUTHIER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 4 septembre 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE SHORE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 24 septembre 2019
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COMPARUTIONS :
Manuel Centurion
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Pour la demanderesse
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Philipe Proulx
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Manuel Antonio Centurion, Avocat
Montréal (Québec)
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Pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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