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     Date: 19990708

     Dossier: T-719-90

Ottawa (Ontario), ce 8e jour de juillet 1999

En présence de l'honorable juge Pinard

     Dans l'affaire de la Loi de l'impôt sur le revenu

Entre :

     BERTRAND LEBLANC,

     Demandeur,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     Défenderesse.

     JUGEMENT

     Jugement est rendu en faveur du demandeur pour un montant de soixante-dix dollars et vingt cents (70,20 $) avec intérêts, conformément au consentement à jugement contenu au paragraphe 6 de la Défense, et ce, sans frais. Par ailleurs, l'appel du demandeur est rejeté avec dépens.

                            

                             JUGE

     Date: 19990708

     Dossier: T-719-90

     Dans l'affaire de la Loi de l'impôt sur le revenu

Entre :

     BERTRAND LEBLANC,

     Demandeur,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     Défenderesse.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PINARD :

[1]      Il s'agit d'un appel, de nature de novo, d'une décision de la Cour canadienne de l'impôt, rendue le 11 décembre 1989, rejetant l'appel du demandeur à l'encontre de cotisations émises par le ministre du Revenu national les 9 décembre 1987 et 24 février 1988, lesquelles réclamaient le paiement d'une somme de 15 134,50 $.

[2]      En cotisant le demandeur, ce qu'il a fait en vertu de l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu1 et de l'article 68.1 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage2, le ministre du Revenu national s'est notamment basé sur les faits suivants, lesquels ont été expressément admis au procès:

-      la compagnie "Atelier de Confection R.P.L. Inc." ("R.P.L.") a été constituée en vertu de la partie 1A de la Loi des compagnies du Québec le 31 octobre 1985;
-      en date du 24 février 1988, R.P.L. était redevable envers le ministre du Revenu national d'un montant de 15 134,50 $;
-      ce montant de 15 134,50 $ est constitué de retenues d'impôt sur le revenu et de contributions à l'assurance-chômage, avec pénalités et intérêts pour les mois de février, avril, mai et juin 1986, de différences T-4 pour 1985 et 1986 et de frais judiciaires, le tout comme suit:

         retenues d'impôt                  7 948,05 $

         primes d'assurance-chômage          3 816,56 $

         pénalités                      1 251,13 $

         intérêts                      2 048,56 $

         frais judiciaires                  70,20 $

         total                          15 134,50 $

-      R.P.L. a fait défaut de remettre au Receveur général du Canada dans les délais prescrits les retenues à la source d'impôt et les contributions d'assurance-chômage mentionnées à l'alinéa précédent;
-      le 5 juin 1987 et le 19 janvier 1988, vu le défaut de R.P.L., le ministre du Revenu national a déposé deux certificats au greffe de la Cour fédérale du Canada en vertu du paragraphe 223(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu et du paragraphe 79(2) de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage;
-      le 10 juin 1987 et le 19 janvier 1988, deux brefs de fieri facias ont été émis par la Cour fédérale du Canada afin d'exécuter la créance du ministre du Revenu national à même des actifs de R.P.L.;
-      les brefs de fieri facias n'ont pu être exécutés, la compagnie n'ayant plus de biens;
-      le demandeur était administrateur de R.P.L. aux dates auxquelles cette compagnie était tenue de verser les sommes d'argent en cause au Receveur général du Canada.

[3]      Les dispositions pertinentes des articles 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu et 68.1 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage sont les suivantes:

227.1 (1) Where a corporation has failed to deduct or withhold an amount as required by subsection 135(3) or section 153 or 215, has failed to remit such an amount or has failed to pay an amount of tax for a taxation year as required under Part VII or VIII, the directors of the corporation at the time the corporation was required to deduct, withhold, remit or pay the amount are jointly and severally liable, together with the corporation, to pay that amount and any interest or penalties relating thereto.

[. . .]

(3) A director is not liable for a failure under subsection (1) where he exercised the degree of care, diligence and skill to prevent the failure that a reasonably prudent person would have exercised in comparable circumstances.


227.1 (1) Lorsqu'une corporation a omis de déduire ou de retenir une somme, tel que prévu au paragraphe 135(3) ou à l'article 153 ou 215, ou a omis de remettre cette somme ou a omis de payer un montant d'impôt en vertu de la Partie VII ou de la Partie VIII pour une année d'imposition, les administrateurs de la corporation, à la date à laquelle la corporation était tenue de déduire, de retenir, de verser ou de payer la somme, sont solidairement responsables, avec la corporation, du paiement de cette somme, incluant tous les intérêts et toutes les pénalités s'y rapportant.

[. . .]

(3) Un administrateur n'est pas responsable de l'omission visée au paragraphe (1) lorsqu'il a agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté pour prévenir le manquement qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.


68.1 (1) Where an employer who fails to deduct or remit an amount as and when required under subsection 68(1) is a corporation, the persons who were the directors of the corporation at the time when the failure occurred are jointly and severally liable, together with the corporation, to pay to Her Majesty that amount and any interest or penalties relating thereto.

(2) Subsections 227.1(2) to (7) of the Income Tax Act apply, with such modifications as the circumstances require, in respect of a director of a corporation referred to in subsection (1).

(3) The provisions of this Part respecting the assessment of an employer for an amount payable by him under this Act and respecting the rights and obligations of an employer so assessed apply in respect of a director of a corporation in respect of an amount payable by the director under subsection (1) in the same manner and to the same extent as if the director were the employer referred to in those provisions.


68.1 (1) Dans les cas où un employeur corporation omet de verser ou de déduire un montant de la manière et au moment prévus au paragraphe 68(1), les administrateurs de la corporation au moment de l'omission et la corporation sont solidairement responsables de payer à Sa Majesté ce montant ainsi que les intérêts et les amendes qui s'y rapportent.

(2) Les paragraphes 227.1(2) à (7) de la Loi de l'impôt sur le revenu s'appliquent, avec les adaptations de circonstance, à l'administrateur d'une corporation visé au paragraphe (1).

(3) Les dispositions de la présente Partie concernant la cotisation d'un employeur pour un montant qu'il doit payer en vertu de la présente loi et concernant les droits et les obligations d'un employeur cotisé ainsi s'appliquent à l'administrateur d'une corporation pour un montant que celui-ci doit payer en vertu du paragraphe (1) de la manière et dans la mesure applicables à l'employeur visé par ces dispositions.


[4]      La seule question en litige est celle de savoir si le demandeur a, conformément au paragraphe 227.1(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu, prouvé avoir agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté pour prévenir le manquement de la corporation en cause qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

[5]      C'est un arrêt de la Cour d'appel fédérale rendu le 27 juin 1997 qui fait autorité en la matière. En effet, dans Soper c. Canada, [1998] 1 C.F. 124, monsieur le juge Robertson s'est exprimé comme suit sur la norme de prudence et l'obligation expresse des administrateurs d'agir, dans le contexte du paragraphe 227.1(3) ci-dessus. D'abord, à la page 155:

             Le moment convient bien pour résumer mes conclusions au sujet du paragraphe 227.1(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu. La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi est fondamentalement souple. Au lieu de traiter les administrateurs comme un groupe homogène de professionnels dont la conduite est régie par une seule norme immuable, cette disposition comporte un élément subjectif qui tient compte des connaissances personnelles et de l'expérience de l'administrateur, ainsi que du contexte de la société visée, notamment son organisation, ses ressources, ses usages et sa conduite. Ainsi, on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne (p. ex. les gens d'affaires chevronnés).                 
             La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi n'est donc pas purement objective. Elle n'est pas purement subjective non plus. Il ne suffit pas qu'un administrateur affirme qu'il a fait de son mieux, car il invoque ainsi la norme purement subjective. Il est également évident que l'intégrité ne suffit pas. Toutefois, la norme n'est pas une norme professionnelle. Ces situations ne sont pas régies non plus par la norme du droit de la négligence. La Loi contient plutôt des éléments objectifs, qui sont représentés par la notion de la personne raisonnable, et des éléments subjectifs, qui sont inhérents à des considérations individuelles comme la "compétence" et l'idée de "circonstances comparables". Par conséquent, la norme peut à bon droit être qualifiée de norme "objective subjective".                 

À la page 156:

             Je tiens tout d'abord à souligner qu'en adoptant cette démarche analytique, je ne donne pas à entendre que la responsabilité est simplement fonction du fait qu'une personne est considérée comme un administrateur interne par opposition à un administrateur externe. Cette qualification constitue plutôt simplement le point de départ de mon analyse. Mais cependant, il est difficile de nier que les administrateurs internes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l'entreprise, elles n'avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l'emporter sur la présomption qu'elles étaient au courant des exigences de versement et d'un problème à cet égard, ou auraient dû l'être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important a vaincre quand ils soutiendront que l'élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l'aspect objectif de la norme.                 

Et enfin, aux pages 160 et 161:

         . . . Je ne veux pas donner à entendre qu'un administrateur peut adopter une attitude entièrement passive, mais seulement que, à moins qu'il n'existe des motifs d'avoir des soupçons, il est permis de compter sur les personnes qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société pour payer des dettes comme les créances de Sa Majesté. Cela correspond à la quatrième affirmation faite dans l'arrêt City Equitable: voir l'analyse ci-dessus, aux pages 146 et 147. La question qui subsiste, toutefois, est de savoir à quel moment l'obligation expresse d'agir prend naissance.                 
             À mon avis, l'obligation expresse d'agir prend naissance lorsqu'un administrateur obtient des renseignements ou prend conscience de faits qui pourraient l'amener à conclure que les versements posent, ou pourraient vraisemblablement poser, un problème potentiel. En d'autres termes, il incombe vraiment à l'administrateur externe de prendre des mesures s'il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements. La situation typique dans laquelle un administrateur est, ou aurait dû être, au courant de cette éventualité est celle de la société qui a des difficultés financières. . . .                 

[6]      En l'espèce, la preuve révèle que R.P.L. a été constituée le 31 octobre 1985. Ses administrateurs étaient Jean-Claude Routhier et Luc Paradis, deux camionneurs, et le demandeur Bertrand Leblanc, un industriel. À l'instar des deux autres entreprises de ce dernier au Nouveau-Brunswick, R.P.L. était une entreprise de fabrication de vêtements. Bien que le demandeur connaissait très peu les antécédents d'affaires de Jean-Claude Routhier et Luc Paradis, il leur laissa gérer la nouvelle entreprise quotidiennement pendant qu'il s'occupait de ses deux autres entreprises au Nouveau-Brunswick. Dès le début, pour permettre à R.P.L. de prendre son envol, le demandeur a endossé un emprunt de cette dernière au montant de 8 000 $. Quelque deux mois et demi plus tard, à la mi-janvier 1986, R.P.L. a obtenu un prêt totalisant 25 000 $ de la Société Clé de l'Amiante, une société para-gouvernementale. Pour effectuer ce prêt, cette société prêteuse a exigé que les administrateurs de la compagnie emprunteuse effectuent une mise de fonds en capital-actions d'un minimum de 10 000 $, ce qui a été fait. Au procès, au cours de son témoignage généralement vague et imprécis, le demandeur a indiqué qu'à titre d'administrateur il avait alors lui-même investi un montant qu'il croyait être de l'ordre de 5 000 $. Tous ces argents devaient permettre à R.P.L. d'acquérir de nouveaux équipements, dont une partie imprécise a été obtenue du demandeur ou de ses entreprises au Nouveau-Brunswick.

[7]      Il appert en outre de la preuve qu'à compter du début des activités de R.P.L., à Black Lake (Québec), en octobre 1985, et ce, jusqu'au début de février 1986 inclusivement, le demandeur est venu sur place vérifier les livres de comptabilité de la compagnie. Il a précisé que comme administrateur, il jugeait important d'effectuer régulièrement cette vérification. Par la suite, cependant, il n'a plus eu accès aux livres de comptabilité. Il a bien tenté, à deux ou trois reprises, entre la fin de février et la fin de mai 1986, de vérifier ces livres, mais les administrateurs sur place lui disaient qu'ils étaient chez le comptable de la compagnie pour fins de vérification. Sans pousser plus loin sa démarche, n'ayant jusqu'au début de février 1986 décelé aucune anomalie dans ces livres, il s'est alors contenté, à chaque reprise, d'examiner les talons de chèques de la compagnie à ses employés, lesquels faisaient état des déductions à la source requises par la Loi de l'impôt sur le revenu et la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage. Ce n'est que vers la fin de mai 1986, quelque deux semaines avant la cessation des activités de la compagnie, qu'il a appris que ces montants déduits à la source n'avaient pas été payés au ministre du Revenu national.

[8]      Appliquant les principes de l'arrêt Soper, supra, au présent cas, le demandeur ne m'a pas satisfait avoir agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté requis par le paragraphe 227.1(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Propriétaire et gérant de deux entreprises de production de vêtements au Nouveau-Brunswick, engageant au total quelque 150 employés, le demandeur est un industriel et homme d'affaires d'expérience. Il a d'ailleurs lui-même indiqué qu'il jugeait important de vérifier régulièrement les livres de comptabilité de R.P.L., ne connaissant rien des antécédents et des qualifications de ses co-administrateurs sur place, Jean-Claude Routhier et Luc Paradis, de simples camionneurs. Sa seule vérification des livres de comptabilité de la compagnie, au début des premiers mois, pouvait s'avérer suffisante, aucune anomalie n'y étant alors décelée. Cependant, à compter de la mi-février 1986, la nouvelle dette substantielle de l'entreprise envers la Société Clé de l'Amiante et sa mise de fonds additionnelle, à titre d'administrateur, en plus de son endossement de l'emprunt initial de 8 000 $, auraient dû l'inciter à surveiller de beaucoup plus près les activités financières de R.P.L.. Dans ce contexte, je ne parviens pas à comprendre comment le demandeur n'ait pas été alarmé par son incapacité pendant quelque trois mois de pouvoir vérifier les livres comptables au bureau de la compagnie, là où, pourtant, il avait pu les voir sans problème au cours des quatre ou cinq premiers mois de ses opérations. Dans les circonstances, il aurait pu et dû non seulement communiquer lui-même avec le comptable pour s'informer, mais en outre avec la banque pour y vérifier les comptes de R.P.L.. Se contenter de voir de simples talons de chèques ne prouvait en rien le paiement des déductions à la source y indiquées au ministre du Revenu national. Cette confiance quasi aveugle d'un homme d'affaires aguerri envers des co-administrateurs pratiquement inconnus et inexpérimentés m'empêche, en définitive, de conclure que le demandeur a agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

[9]      En conséquence, sous réserve du consentement à ce que jugement soit rendu en faveur du demandeur pour un montant de 70,20 $, représentant des frais judiciaires (paragraphe 6 de la Défense), l'appel du demandeur est autrement rejeté, avec dépens.

                            

                                     JUGE

OTTAWA (ONTARIO)

Le 8 juillet 1999


__________________

     1      L.R.C. 1985 (5e supp.), c. 1, telle que modifiée.

     2      S.C. 1970-71-72, c. 48. Article 68.1 édicté par S.C. 1984, c. 1, art. 123.

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