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Date : 20040119

Dossier : IMM-5709-02

Référence : 2004 CF 70

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                                                 ESREF BAKIR

                                                                                                                                          demandeur

                                                                            et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

Introduction

[1]                La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision négative que la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rendue le 24 octobre 2002, dans laquelle elle a statué que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.


Les faits

[2]                Le demandeur est un citoyen turc d'origine kurde âgé de vingt-cinq ans. Il dit craindre avec raison d'être persécuté du fait de ses opinions politiques et demande asile en raison de son appartenance à un club socio-politique appelé « Groupe de la fraternité » , club composé d'une quinzaine de membres, Kurdes et non-Kurdes, qui se réunissaient tous les deux mois pour discuter de la situation des Kurdes en Turquie. Il prétend également avoir besoin de protection parce qu'il est objecteur de conscience.

[3]                Le demandeur a fui la Turquie parce qu'il se refusait à servir dans l'armée d'un régime militaire qui vidait des villages kurdes et qui en torturait et en tuait les habitants. Il ajoute que, comme objecteur de conscience, il risque l'emprisonnement et la torture s'il est renvoyé en Turquie.

[4]                Il a fui la Turquie parce qu'il craignait également d'être persécuté du fait de ses opinions politiques pro-Kurdes. Il est devenu membre du Groupe de la fraternité au cours de ses études universitaires. Il affirme que le groupe a été la cible d'attaques menées par [TRADUCTION] « ULKUCU, les nationalistes d'extrême droite » , qui étaient également présents à l'université. Le demandeur déclare que les membres du groupe recevaient souvent des appels téléphoniques de menace. Les auteurs de ces appels anonymes les sommaient d'arrêter de critiquer le système ou l'État sous peine de violences.


[5]                Au mois de mai 2000, le club a tenu une réunion à l'université pour discuter des problèmes du sud-est de la Turquie. Les forces de sécurité ont interrompu la réunion et arrêté une quinzaine de personnes, dont le demandeur. Ce dernier aurait été emmené à un poste militaire où il a été détenu pendant trois jours, battu et interrogé. On lui aurait dit qu'il était surveillé depuis quelque temps et que lorsqu'il ferait son service militaire, on lui réglerait son cas une fois pour toute. Après les arrestations, l'université a fait fermer le club, et ses membres ont cessé de se réunir.

[6]                À la fin de ses études universitaires, le demandeur a été informé qu'il devait se présenter pour son service militaire au mois de novembre 2001. En raison du traitement qu'il avait reçu aux mains des forces de sécurité et parce qu'il se refusait à servir dans l'armée turque, le demandeur a fui la Turquie et s'est rendu aux États-Unis où il avait été admis dans une école de langues. Il a obtenu un passeport, puis un visa d'étudiant pour les États-Unis, et il est venu au Canada en transitant par les États-Unis. Il a revendiqué le statut de réfugié dès son arrivée à la frontière canadienne le 23 avril 2001.

La décision de la Commission


[7]                La Commission a jugé que la crainte du demandeur d'être persécuté du fait de sa nationalité kurde et de ses opinions politiques n'était pas bien fondée et que ce dernier n'était pas un réfugié au sens de la Convention. La Commission a également conclu que le demandeur n'était pas une personne à protéger, car il n'existait aucun motif sérieux de croire qu'il serait personnellement exposé au risque d'être torturé, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en Turquie.

[8]                Relativement à la crainte du demandeur d'être persécuté à cause de ses activités politiques passées, la Commission a signalé, premièrement, que sa participation politique au sein du groupe et ses déclarations sur son espoir d'améliorer la situation des droits de la personne étaient « vagues et n'ont pas été suivis d'action » . Le groupe d'une quinzaine de personnes se réunissait une fois par deux mois pour discuter, mais il n'a publié aucun bulletin ou document et il a cessé de tenir des rencontres immédiatement après les présumées arrestations. La Commission a estimé que le demandeur ne faisait pas d'action politique et qu'il n'avait pas de profil politique. Elle a relevé qu'il n'y avait pas eu d'autres incidents de harcèlement de la part de la police ou des autorités gouvernementales après les arrestations et la fermeture du club alléguées par le demandeur et que celui-ci avait poursuivi son chemin dans la vie, avait obtenu son diplôme universitaire et s'était inscrit à une école de langues aux États-Unis. La Commission a signalé également que, depuis son arrivée au Canada, il n'avait pas pris part aux activités de la communauté kurde, bien qu'il ait exprimé le souhait de fonder plus tard un bulletin ou un groupe.


[9]                La Commission n'a pas considéré que la présumée arrestation constituait de la persécution en raison d'opinions politiques. Elle n'a pas non plus accordé de poids aux déclarations du demandeur qu'il avait reçu des menaces téléphoniques d'inconnus, parce que ce dernier n'avait pas été suffisamment explicite quant aux auteurs de ces appels et à leurs intentions. Enfin, la Commission a estimé que le demandeur n'avait pas le profil d'un Kurde susceptible d'être harcelé ou persécuté, parce qu'il n'appartenait à aucun groupe qui l'aurait fait considérer comme activiste. Elle a donc conclu qu'il ne craignait pas avec raison d'être persécuté en Turquie du fait de ses opinions politiques.

[10]            Deuxièmement, la Commission a conclu que le demandeur ne serait pas personnellement exposé au risque d'être torturé du fait qu'il s'était soustrait à son service militaire. Il ressortait selon elle de la preuve documentaire que les juges militaires appliquaient généralement des peines minimales qui pouvaient être converties en amendes à payer à la fin du service militaire. Cette preuve permettait également de conclure que les atrocités militaires auxquelles le demandeur refusait de prendre part, liées à un conflit armé dans le sud-est du pays, étaient très rares et avaient pratiquement cessé. La Commission a également fait observer qu'il existait des mesures permettant de reporter le service militaire, notamment pour poursuivre des études, et qu'il était généralement reconnu en jurisprudence que le fait pour un pays d'imposer le service militaire obligatoire ou une autre forme de service ne constituait pas de la persécution (Popov c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 75 F.T.R. 93). En dernier lieu, la Commission a conclu que le demandeur n'était pas objecteur de conscience et que le fait de s'être soustrait au service militaire ne constituait pas un motif valable de quitter son pays ou de craindre d'être persécuté.


Les questions en litige

[11]            La demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :

A.         La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que le demandeur n'avait pas été persécuté en Turquie du fait des ses opinions ou de ses activités politiques et qu'il ne le serait pas?

B.          La Commission a-t-elle erré en statuant que le demandeur n'était pas une personne à protéger en tant qu'objecteur de conscience?

La norme de contrôle

[12]            L'appréciation du risque de persécution est une question de fait qui appelle une grande retenue judiciaire. Dans l'arrêt Pushpanathan c.M.C.I., [1998] 1 R.C.S. 982, la Cour suprême du Canada a statué que la Section du statut de réfugié est un tribunal administratif spécialisé dans l'évaluation du risque de persécution et que ses décisions en cette matière sont de nature factuelle. Il est généralement reconnu que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait est la norme de la décision manifestement déraisonnable. C'est cette norme que j'appliquerai à la première question.


[13]            La seconde question, elle, met en cause la façon dont la Commission a traité la prétention du demandeur qu'il était objecteur de conscience et les conclusions auxquelles elle est parvenue. En l'espèce, il s'agit d'une question mixte de fait et de droit, et ce type de question appelle généralement l'application de la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter.

Analyse

A.         La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que le demandeur n'avait pas été persécuté en Turquie du fait des ses opinions ou de ses activités politiques et qu'il ne le serait pas?

[14]            Le demandeur soutient que la Commission a commis trois erreurs importantes en concluant que le demandeur n'avait pas été persécuté en Turquie du fait des ses opinions politiques ou de ses liens passés avec le Groupe de la fraternité et qu'il ne le serait pas.


[15]            Premièrement, elle aurait erré en interprétant dans une perspective occidentale, libérale et démocratique, ce qui constitue une activité politique, en ne tenant pas compte de la preuve établissant que l'État punit sévèrement ceux qui discutent de droits de la personne et d'injustice politique et en concluant que le demandeur s'adonnait simplement à des discussions philosophiques. La Commission n'ayant pas nié que le demandeur avait été arrêté, détenu et battu en raison de son appartenance au groupe, elle aurait erronément statué, vu cette preuve et ses propres conclusions, qu'il n'était pas membre d'un groupe pouvant le faire considérer comme activiste. Selon le demandeur, le critère crucial, tel qu'il a été énoncé dans la décision Oyarzo c. Canada, [1982] 2 C.F. 779, p. 783 (en ligne : QL), n'est pas de savoir si la Commission estime que le demandeur a participé à des activités politiques mais plutôt si le gouvernement turc considérerait la conduite comme une activité politique. Puisque la preuve documentaire et le témoignage du demandeur indiquent que l'État turc considérait l'action du demandeur comme politique, la Commission aurait fait défaut de tenir compte d'éléments de preuve.

[16]            Sur ce point, je partage essentiellement les vues du défendeur. La conclusion de la Commission que le demandeur ne serait pas victime de persécution de la part des autorités turques en raison de son appartenance au groupe relevait du pouvoir discrétionnaire de celle-ci. Comme il s'agit d'une décision sur une question de fait, une grande retenue s'impose. La Commission a examiné des éléments de preuve selon lesquels les Kurdes qui affirment leur identité kurde peuvent craindre d'être persécutés, mais elle a signalé qu'à la date de l'audience le demandeur n'était pas membre d'un groupe politique ou philosophique. Compte tenu de la preuve, la Commission pouvait raisonnablement conclure que le demandeur n'avait pas le profil d'un Kurde craignant d'être persécuté. Elle a estimé que son appartenance à ce club de quinze membres n'était pas un motif suffisant pour craindre la persécution et, même si elle a reconnu que les Kurdes sont souvent victimes de persécution en Turquie, elle a jugé que le demandeur n'avait pas démontré de lien entre sa situation personnelle et un motif prévu par la Convention. À mon avis, elle pouvait raisonnablement tirer cette conclusion.


[17]            Le demandeur soutient, deuxièmement, que la Commission n'a pas tenu compte d'éléments de preuve pertinents pour décider de ne pas accorder de poids au harcèlement par téléphone dont le demandeur et sa famille avaient été victimes. Même si le demandeur avait relaté avoir fréquemment reçu des appels téléphoniques le menaçant de mort s'il continuait à remettre en question le système politique, la Commission n'a pas accordé de poids à ce témoignage parce que le demandeur n'avait donné d'explication ni sur les auteurs des appels ni sur leurs intentions. Le demandeur prétend qu'il a donné les explications et que, soit la Commission n'en a pas tenu compte, soit elle a tiré une conclusion de fait abusive. Il ajoute que la Commission était tenue de l'informer de ses préoccupations concernant la suffisance de sa déposition écrite et de lui donner la possibilité de les dissiper, ce qu'elle n'a pas fait. Selon le demandeur, cela constitue une erreur susceptible de révision.

[18]            La Commission pouvait, selon moi, apprécier la preuve soumise par le demandeur au sujet des appels téléphoniques et déterminer le poids à lui accorder. Elle a estimé que le demandeur n'avait pas établi par une preuve suffisante que les appels avaient eu lieu ou qu'ils avaient un lien avec ses activités ou opinions politiques. Compte tenu de la preuve, cette conclusion n'est pas manifestement déraisonnable.


[19]            La troisième erreur de la Commission proviendrait, selon le demandeur, de ce qu'elle a déterminé que la façon dont il a été traité, en détention, n'était pas grave au point de faire de lui une personne à protéger. Le demandeur soutient que la Commission a donné une interprétation trop restrictive au terme persécution, et il prétend que des menaces implicites ou explicites à l'intégrité, liées à un motif prévu par la Convention, peuvent fonder une crainte justifiée de persécution. Puisque la Commission avait accepté les déclarations du demandeur qu'il avait été arrêté, interrogé, battu et averti qu'on lui réglerait son cas une fois pour toute lorsqu'il ferait son service militaire, elle a commis une erreur en statuant que ces gestes n'étaient pas assez graves pour constituer de la persécution.

[20]            Sur ce point, je conviens avec le défendeur que la Commission jouissait du pouvoir discrétionnaire de déterminer que la crainte du demandeur d'être persécuté par les autorités turques en raison de ses opinions politiques n'était pas fondée, et je suis d'avis que sa décision négative n'est pas manifestement déraisonnable. La Commission a fait état de la preuve que les Kurdes qui affirmaient leur identité kurde pouvaient craindre d'être persécutés, mais la preuve ne l'a pas convaincue que le demandeur était ce type de personne. La Commission a signalé que le groupe s'était dissout lors de la présumée arrestation, que le demandeur n'avait connu aucun autre épisode de harcèlement de la part de la police et qu'il n'appartenait à aucun groupe politique à la date de sa demande d'asile. De plus, après les arrestations et la dissolution du club, le demandeur est demeuré en Turquie plus d'un an pour terminer ses études universitaires. Cela correspond peu au portrait d'une personne qui craint d'être persécutée pour ses opinions politiques.

[21]            Je suis donc d'avis que la Commission n'a pas erré en concluant que le demandeur n'avait pas été persécuté en Turquie du fait des ses opinions ou activités politiques ou de ses liens avec le Groupe de la Fraternité et qu'il ne le serait pas.


B.          La Commission a-t-elle erré en statuant que le demandeur n'était pas une personne à protéger en tant qu'objecteur de conscience et que le fait qu'il se soit soustrait à son service militaire n'en faisait pas une personne à protéger?

[22]            Le demandeur prétend que la décision de la Commission est entachée de deux autres erreurs, la première concernant l'objection de conscience et la seconde, les répercussions judiciaires et extrajudiciaires possibles du fait de se dérober au service militaire en Turquie.

[23]            Il soutient, premièrement, que la Commission a conclu à tort que son refus de porter les armes étant particulier et non général il n'était pas objecteur de conscience. Selon la Commission, puisque le refus du demandeur de servir dans l'armée s'appliquait à l'armée turque et non à l'armée canadienne, il n'était pas objecteur de conscience mais refusait simplement d'accomplir son service militaire. Le demandeur soutient qu'il est établi en jurisprudence qu'il n'est pas nécessaire d'être un pacifiste absolu pour être reconnu comme objecteur de conscience et que des objections particulières visant des conflits ou des opérations déterminées ont été jugées suffisantes. Elles devraient l'être d'autant plus, selon le demandeur, lorsque la communauté juridique internationale a jugé les opérations militaires, comme les incursions militaires turques dans le sud-est du pays, contraires aux règles de conduite les plus élémentaires (voir Zolfagharkhani c. Canada, [1993] 3 C.F. 540, [1993] A.C.F. no 584 (en ligne : QL)). Il maintient qu'il est objecteur de conscience et que la Commission a commis une erreur de droit en tirant une autre conclusion.


[24]            Le défendeur rétorque que la Commission a correctement tenu compte du fait que le demandeur avait témoigné qu'il serait disposé à servir dans l'armée canadienne. Puisque la preuve démontrait clairement qu'il ne refusait pas de servir dans une autre armée, il était exclu de la catégorie des objecteurs de conscience ou de sa définition (voir Tkachenko c. M.E.I., [1995] A.C.F. no 474). Il ajoute que la Commission a examiné des éléments de preuve documentaire au sujet des affrontements dans le sud-est de la Turquie, lesquels confirmaient que ces conflits avaient pratiquement pris fin à la fin de 1999. Elle a donc conclu que les affirmations du demandeur qu'il lui faudrait prendre les armes contre son peuple ou qu'il était un objecteur de conscience étaient dépourvues de fondement objectif.

[25]            La Commission aurait commis une deuxième erreur, selon le demandeur, en statuant que la peine qui pourrait lui être infligée pour s'être dérobé au service militaire ne ferait pas de lui une personne à protéger. Le demandeur affirme que la Commission n'a pas tenu compte d'éléments de preuve indiquant que les tribunaux imposaient à ceux qui persistaient dans leur refus du service militaire des peines équivalant à l'emprisonnement à vie et que les objecteurs de conscience subissaient des châtiments extrajudiciaires.


[26]            Le demandeur soutient que, pour déterminer si la peine dont sont passibles ceux qui refusent d'exécuter leur service militaire est trop sévère, la Commission doit tenir compte non seulement de la crainte des peines judiciaires mais également de celle des châtiments extrajudiciaires (voir Padilla c. Canada, [1991] C.A.F. 1498-01). Les conclusions de la Commission étaient fondées sur un rapport du ministère néerlandais des affaires étrangères qui décrivait comment les tribunaux traitaient les personnes accusées de s'être soustraites au service militaire. Il ressortait de ce rapport que les juges militaires imposaient des peines minimales et, plus particulièrement que les peines d'emprisonnement « sont généralement commuées en amendes qui doivent être payées après la fin du service militaire » . La Commission n'a pas fait état d'autres rapports sur le traitement judiciaire et extrajudiciaire des personnes qui refusent le service militaire en Turquie, lesquels révèlent qu'elles sont traitées plus durement. Le demandeur fait valoir que le fait de punir le refus de service militaire reposant sur des actions que la communauté internationale a réprouvées comme contraires aux règles de conduite les plus élémentaires constitue en soi de la persécution (voir Zolfagharkhani, précité) et que, par conséquent, même si la Commission n'a pas commis d'erreur en déclarant que la peine judiciaire maximale que recevrait le demandeur serait une courte période d'emprisonnement, elle n'en a pas moins erré en déterminant qu'il n'était pas une personne à protéger, puisque même une courte peine d'emprisonnement serait injustifiée et persécutante.

[27]            Le défendeur, pour sa part, fait simplement valoir que la Cour a généralement reconnu que le service militaire obligatoire ou une autre forme de service ne constituait pas en soi de la persécution (voir Popov, précité).


[28]            Il appert des motifs de la Commission que celle-ci semble avoir conclu que le demandeur n'était pas un objecteur de conscience parce qu'il n'était pas un pacifiste absolu. On peut lire ce qui suit à la page 10 des motifs :

...compte tenu du fait que le demandeur a admis qu'il [traduction] « combattrait pour un pays qui respecte les droits de l'homme » , je n'estime pas que le demandeur soit un objecteur de conscience mais plutôt quelqu'un qui refuse de faire son service militaire.

[29]            Le demandeur a déclaré qu'il refusait de servir dans l'armée turque parce qu'il ne voulait pas prendre part personnellement aux atrocités qu'elle commettait. Étant donné les antécédents de l'armée turque et la possibilité que les opérations dans le sud-est du pays se poursuivent, il estimait qu'il serait complice de l'armée même s'il n'était pas tenu de prendre part directement aux agissements contraires aux droits de la personne.

[30]            Dans l'arrêt Zolfagharkhani, précité, la Cour d'appel fédérale a statué qu'il n'est pas nécessaire d'être un pacifiste absolu ou de se dire opposé à tout service dans des forces armées pour être reconnu comme objecteur de conscience. Lorsque la communauté internationale condamne le conflit ou l'opération militaires en cause comme contraires aux règles de conduite les plus élémentaires, il convient de reconnaître la personne qui refuse d'y prendre part pour des raisons de conscience ou pour des convictions profondes comme un objecteur de conscience.


[31]            La conclusion de la Commission, comme elle a été formulée, ne peut que faire conclure qu'elle n'a pas compris le critère énoncé par la Cour dans l'arrêt Zolfagharkhani, précité, et ne l'a pas appliqué correctement. En statuant que le demandeur n'était pas un objecteur de conscience parce qu'il consentirait à « combattr[e] pour un pays qui respecte les droits de l'homme » , la Commission a essentiellement exigé une opposition à tout service dans les forces armées comme condition de reconnaissance de l'objection de conscience. De toute évidence, ce n'est pas là le critère que la Cour d'appel a formulé dans l'arrêt susmentionné. La Commission a donc commis une erreur dans l'application du critère; toutefois, je ne suis pas d'avis que cette erreur soit déterminante. Selon moi, même si la Commission avait correctement appliqué le critère, il n'existe pas de preuve suffisante que l'armée turque commet actuellement des atrocités dans le sud-est du pays, comme le demandeur le prétend. Autrement dit, il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve objectifs à l'appui de l'affirmation du demandeur que l'armée turque mène actuellement les opérations et commet les atrocités formant la base de son opposition. Bien qu'il ait été démontré que des conflits surgissent sporadiquement dans le sud-est de la Turquie, il existe également des éléments de preuve établissant que le gouvernement turc s'efforce de reconstruire et d'apaiser cette région. La Commission a examiné des éléments de preuve selon lesquels il n'y avait pratiquement plus de conflit dans le sud-est depuis 1999. Puisque des éléments de preuve crédibles établissaient que les combats avaient beaucoup diminué dans cette région et que les autorités s'efforçaient de réinstaller les citoyens dans leur village, il n'était pas déraisonnable pour la Commission de conclure que la crainte du demandeur d'être appelé à porter les armes contre son peuple ne reposait pas sur un fondement objectif et que ce dernier n'avait pas démontré qu'il était objecteur de conscience.


[32]            Toutefois, je conviens avec le demandeur que la Commission a commis une erreur en concluant que la peine dont le demandeur serait passible pour s'être soustrait au service militaire en Turquie n'en fait pas une personne à protéger. Pour évaluer la gravité de la peine appliquée dans un tel cas, la Commission s'est appuyées sur des éléments de preuve documentaire émanant du ministère des Affaires étrangères des Pays-Bas mais, comme le signale le demandeur, elle n'a pas tenu compte d'autres rapports déposés devant elle, qui faisaient état de traitements judiciaires et extra-judiciaires beaucoup plus rigoureux


[33]            Le demandeur a déposé plusieurs éléments de preuve documentaire émanant d'Amnistie Internationale indiquant que ceux qui persistaient à refuser de servir dans les forces armées s'exposaient à une chaîne de peines d'emprisonnement et que les objecteurs de conscience qui retournaient en Turquie risquaient des châtiments extrajudiciaires comme la torture et la détention. Aux pages 198 à 212 du dossier du Tribunal, des pièces provenant d'Amnistie Internationale font état d'un accroissement de cas de persécution extrajudiciaire et de longues et brutales détentions de citoyens kurdes qui sont renvoyés en Turquie après avoir tenté de se soustraire au service militaire en quittant le pays et en demandant l'asile politique ailleurs. Les documents signalent également des décès mystérieux de citoyens kurdes qui avaient consenti à servir dans l'armée après s'être opposés au service militaire. Un autre rapport d'Amnistie Internationale, cité à la p. 200 du dossier du Tribunal, mentionne la possibilité de l'application à ceux qui persistent à refuser de servir dans l'armée turque d'une chaîne de peines d'emprisonnement équivalant à l'emprisonnement à vie. Ces rapports constituent des éléments de preuve dignes de foi que les personnes qui se dérobent au service militaire sont exposées à des actes de persécution judiciaire et extrajudiciaire grave. La Commission n'a pas mentionné ces éléments de preuve dans ses motifs.

[34]            Dans l'arrêt Cepada-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, la Cour d'appel fédérale a déclaré, au paragraphe 17, que plus les éléments de preuve qu'un tribunal administratif omettait de mentionner expressément et d'analyser étaient importants, plus un tribunal judiciaire sera disposé à inférer que celui-ci a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte de la preuve. Étant donné l'importance des rapports, qui renfermaient des renseignements substantiels et appuyaient une conclusion contraire à celle qu'avait tirée la Commission, il aurait fallu que celle-ci en traite explicitement dans ses motifs. Comme elle ne l'a pas fait, j'estime qu'elle a rendu sa décision sans tenir compte de la preuve.

[35]            Non seulement cette preuve est-elle pertinente et indique-t-elle une conclusion contraire à celle que la Commission a tirée, mais elle émane d'une source indépendante fiable. La Commission a commis une erreur en n'en tenant pas compte.

Conclusion


[36]            Dans les circonstances, la conclusion de la Commission que la peine qui serait appliquée au demandeur pour s'être soustrait au service militaire n'en ferait pas une personne à protéger a été tirée sans égard à la preuve. Par conséquent, la Commission a commis une erreur de droit susceptible de révision.

[37]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l'affaire sera renvoyée pour réexamen à un tribunal de la Commission différemment constitué.

[38]            Aucune partie n'ayant soumis de question de portée générale à certifier, il n'y aura pas de question certifiée.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

1.         La demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) rendue le 24 octobre 2002 est accueillie.


2.         Aucune question de portée générale n'est certifiée.

                                                                     « Edmond P. Blanchard »             

                                                                                                     Juge                       

TRADUCTION CERTIFIÉE CONFORME

Ghislaine Poitras, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-5709-02

INTITULÉ :               ESREF BAKIR c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            23 septembre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE BLANCHARD

DATE DES MOTIFS :                                   19 janvier 2004

COMPARUTIONS :                                     

Mme Catherine Bruce                                        Pour le demandeur

Mme Catherine Vasilaros                                               Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      

Catherine Bruce & Associates

Toronto (Ontario)                                              Pour le demandeur

Morris Rosenberg                                              Pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)


COUR FÉDÉRALE

                                                           

DOSSIER: IMM-5709-02

ENTRE :

                 ESREF BAKIR

                                          demandeur

                            et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

       ET DE L'IMMIGRATION

                                           défendeur

                                                                                 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

             ET ORDONNANCE

                                                                                 


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