Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20040301

Dossier : T-46-03

Référence : 2003 CF 869

ENTRE :

                                                     HAROLD JAMES LEGERE

                                                                                                                                      demandeur

                                                                            et

                                                        SA MAJESTÉLA REINE

                                                                                                                                  défenderesse

                                        MOTIFS DE L'ORDONNANCE MODIFIÉS

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                 Il s'agit d'une requête qui devait initialement être tranchée par écrit conformément à l'article 369 des Règles, mais qui est devenue une requête ordinaire, débattue en personne par le demandeur et l'avocat de la Couronne, en vertu d'une ordonnance du juge Pinard.


[2]                 Le demandeur, qui a été débouté par la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la Cour suprême de la C.-B.) dans une instance relative à la garde de ses enfants et à son droit de visite, sollicite des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts punitifs, des jugements déclaratoires ainsi que divers brefs de prérogative contre les Couronnes fédérale et provinciale. Ce sont à la fois des ordonnances rendues par un protonotaire et par trois juges de la Cour suprême de la C.-B. dans une instance en matière matrimoniale et de garde d'enfants et des mesures prises par la police municipale de New Westminister (Colombie-Britannique) qui ont donné lieu aux demandes de réparation du demandeur.

[3]                 Il est possible que la déclaration soit entachée d'irrégularité et susceptible d'être radiée pour le motif qu'elle ne fait pas état des faits substantiels. Cependant, je la radie, sans autorisation de modifier, pour absence de cause d'action, et ce, parce que la Couronne fédérale n'exerce pas de contrôle vis-à-vis un pouvoir judiciaire indépendant. De plus, il n'est pas du ressort de la Cour fédérale d'entendre des contestations incidentes, sous forme de demandes dirigées contre la Couronne fédérale, des décisions de la Cour suprême de la C.-B., ni des contestations relatives à de prétendues infractions commises par la police municipale dirigées contre la Couronne provinciale. J'examinerai ces questions plus à fond après avoir exposé certains faits pertinents.

CERTAINS FAITS PERTINENTS

[4]                 Selon les documents déposés par le demandeur, sa femme a introduit une action devant la Cour suprême de la C.-B., au greffe de New Westminister. La date de l'introduction de l'action n'est pas mentionnée.

[5]                 Par la suite, à une date qui est elle aussi indéterminée, un protonotaire de la Cour suprême de la C.-B. a rendu une ordonnance ex parte contre le demandeur. Le demandeur allègue que le protonotaire l'a, au cours d'une audience ultérieure, privé de son droit à une audience complète.

[6]                 Le demandeur allègue que par la suite, encore une fois à une date indéterminée, le juge Fraser a, au cours d'une audience tenue conformément à l'article 18A relatif aux procès sommaires, ordonné qu'il soit incarcéré pendant deux heures. Le demandeur fait valoir qu'une détention arbitraire et des fouilles, perquisitions et saisies abusives avaient porté atteinte à son droit constitutionnel à l'égalité devant la loi.

[7]                 La déclaration du demandeur fait également état d'une ordonnance relative au droit de visite qui a été rendue à une date indéterminée par le juge Warren de la Cour suprême de la C.-B. Le défendeur prétend que l'ordonnance en question enfreint les droits que lui garantit la Charte et démontre que la Cour suprême de la C.-B. fait traditionnellement preuve de partialité contre les parents de sexe masculin.

[8]                 Enfin, le demandeur mentionne une ordonnance rendue par la juge MacKenzie de la Cour suprême de la C.-B. concernant la signification d'un document. Il affirme que l'omission de la juge de motiver sa décision contrevient aux principes de justice fondamentale.

[9]                 Dans la présente instance intentée auprès de la Cour fédérale, le demandeur cherche à obtenir, entre autres, un bref de prohibition rétroactif visant l'action introduite devant la Cour suprême de la C.-B.; un bref d'habeas corpus cassant les ordonnances de la Cour suprême de la C.-B. relatives à son incarcération; un bref de mandamus visant notamment à empêcher la Cour suprême de la C.-B. d'invoquer les principes et les pouvoirs parens patriae reconnus par la common law; une ordonnance le soustrayant à l'application du paragraphe 39(25) des Supreme Court Civil Rules de la C.-B. qui prévoit, entre autres, que les instances touchant la garde, la tutelle et le droit de la famille doivent être instruites par un juge sans jury; divers dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts punitifs s'élevant à dix millions de dollars, ainsi que des jugements déclaratoires contre les Couronnes fédérale et provinciale pour divers manquements à leur devoir de garantir au demandeur l'égalité devant la loi et de protéger son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et son droit à la jouissance de ses biens et à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale.

ANALYSE

[10]            La compétence de la Cour n'englobe que les demandes visant la Couronne fédérale : voir la définition de Couronne donnée à l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale. En l'occurrence, la Cour ne peut connaître des demandes visant la Couronne provinciale.


[11]            Les demandes relatives aux méfaits commis par la police municipale de New Westminister (Colombie-Britannique) ne sont pas du ressort de la Cour : en supposant que cette police soit responsable devant la Couronne, et il n'est pas nécessaire que j'examine cette question, elle est responsable devant la Couronne provinciale, une entité qui ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale.

[12]            Aucune des décisions de la Cour suprême de la C.-B. sur lesquelles est fondée la demande du demandeur n'a été portée en appel. Le demandeur invoque plutôt un prétendu pouvoir de contrôle de la Couronne fédérale vis-à-vis des juges et des protonotaires de la Cour suprême de la C.-B., en s'appuyant sur l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863. Il ne faut pas oublier que l'arrêt en question porte sur des affaires criminelles. Le demandeur a donc omis de tenir compte du fait que la Charte ne s'applique pas à une ordonnance d'un tribunal rendue dans le cadre d'un litige civil opposant des personnes privées et que les tribunaux ne sont pas visés par la définition de « gouvernement » qu'on trouve à l'article 32 de la Charte : voir SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, à la page 600 :


[...] Même si, en science politique, il est probablement acceptable de considérer les tribunaux judiciaires comme l'un des trois organes fondamentaux de gouvernement, savoir les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, je ne puis assimiler, aux fins de l'application de la Charte, l'ordonnance d'un tribunal à un élément d'action gouvernementale. Ce n'est pas pour dire que les tribunaux ne sont pas liés par la Charte. Les tribunaux sont évidemment liés par la Charte comme ils le sont par toute autre règle de droit. Il leur incombe d'appliquer les règles de droit, mais, ce faisant, ils sont des arbitres neutres et non des parties opposées dans un litige. Considérer l'ordonnance d'un tribunal comme un élément d'intervention gouvernementale nécessaire pour invoquer la Charte aurait pour effet, me semble-t-il, d'élargir la portée de l'application de la Charte à pratiquement tous les litiges privés. Toute affaire doit se terminer, si elle est menée à terme, par une ordonnance d'exécution et si la Charte empêche de rendre une telle ordonnance dans le cas où il y aurait atteinte à un droit qu'elle garantit, tous les litiges privés seraient alors, semble-t-il, assujettis à la Charte. À mon avis, ce point de vue n'apporte pas de réponse à la question. Pour que la Charte s'applique, il doit exister un lien plus direct et mieux défini entre l'élément d'action gouvernementale et la revendication qui est faite.

Voir également l'arrêt Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, aux pages 8 et 9, qui va dans le même sens que l'arrêt Dolphin Delivery.

[13]            Faisant abstraction de l'extrait de l'arrêt Dolphin Delivery reproduit ci-dessus, le demandeur cite le passage suivant, tiré des pages 972 et 973 de l'arrêt Mills, précité : « [...] si c'est la juridiction de première instance qui laisse traîner les choses, un autre tribunal doit avoir compétence pour sanctionner les droits conférés par la Charte » , la même situation existant lorsqu' « il ne convient pas de demander une réparation à [un] tribunal parce que celui-ci a lui-même contribué à porter atteinte à un droit garanti par la Constitution » . Le demandeur ne mentionne pas la phrase qui suit ce passage, selon laquelle « [d]ans ces cas, le tribunal compétent doit être la cour supérieure de la province dans l'exercice de sa compétence inhérente » .

[14]            Il s'ensuit logiquement que si M. Legere estimait que la Cour suprême de la C.-B., qui avait pleine compétence civile pour statuer sur sa demande, ne lui avait pas accordé ce à quoi il avait droit, il aurait dû interjeter appel devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique et, le cas échéant, devant la Cour suprême du Canada. Il faut évidemment garder à l'esprit le fait qu'on n'a pas satisfait ici à l'exigence de l'arrêt Mills, précité, selon laquelle le demandeur aurait dû alléguer l'existence d'un lien entre la demande qu'il a présentée à la Cour suprême de la C.-B. et l'action ou l'inaction du gouvernement.


[15]            Au début de la présente analyse, j'ai mentionné que le demandeur avait invoqué un prétendu pouvoir de contrôle de la Couronne fédérale vis-à-vis des juges et des protonotaires de la Cour suprême de la C.-B. J'ai étudié l'arrêt Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, et le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3. Bien que ces deux décisions concernent des juges des cours provinciales, elles s'appliquent en grande partie à l'ensemble des juges et des protonotaires. L'arrêt La Reine c. Beauregard, [1986] 2 R.C.S. 56, qui traite surtout de la question de l'indépendance judiciaire, est particulièrement intéressant. Le juge en chef Dickson y énonce ce qui suit à la page 69 :

Historiquement, ce qui a généralement été accepté comme l'essentiel du principe de l'indépendance judiciaire a été la liberté complète des juges pris individuellement d'instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises : personne de l'extérieur - que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge - ne doit intervenir en fait, ou tenter d'intervenir, dans la façon dont un juge mène l'affaire et rend sa décision. Cet élément essentiel continue d'être au centre du principe de l'indépendance judiciaire. Néanmoins, ce n'est pas là tout le contenu du principe.

Le juge en chef Dickson affirme plus loin qu'un « [...] soin particulier [doit] être pris pour préserver l'indépendance de la magistrature vis-à-vis du pouvoir exécutif (du fait que le pouvoir exécutif soit si souvent partie aux litiges devant les tribunaux) [...] » (page 73). Il dit également :

Le rôle des tribunaux en tant qu'arbitres des litiges, interprètes du droit et défenseurs de la Constitution exige qu'ils soient complètement séparés, sur le plan des pouvoirs et des fonctions, de tous les autres participants au système judiciaire. (loc. cit.)


Les magistrats sont nommés à titre inamovible. Bien que les juges et les protonotaires soient nommés par la Couronne, ils ne sont pas des fonctionnaires de la Couronne : la Couronne, ses ministres, le Parlement et les ministères n'ont pas d'autorité sur eux et ne peuvent leur donner des directives. Les membres de la magistrature sont indépendants et jouissent d'une immunité totale contre les poursuites en justice découlant des gestes posés ou des déclarations faites dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires. Il ne peut donc y avoir de responsabilité du fait d'autrui de la part de la Couronne.

[16]            Compte tenu de tout ce qui précède, le demandeur ne peut réclamer quoi que ce soit à la Couronne fédérale parce que l'omission d'exercer un contrôle approprié vis-à-vis des juges et des protonotaires de la Cour suprême de la C.-B. ne peut donner lieu à une cause d'action. En effet, il est clair et manifeste que la réclamation ne révèle aucune cause d'action valable. Il ne fait aucun doute que le demandeur ne peut pas avoir gain de cause. La demande doit donc être rejetée.


[17]            Il existe une autre raison, encore plus fondamentale, pour laquelle l'action n'a clairement, manifestement et indubitablement aucune chance de succès. Accorder au demandeur les brefs de prérogative qu'il demande à l'égard des diverses décisions de la Cour suprême de la C.-B. équivaudrait à lui permettre d'attaquer indirectement les décisions de cette cour. Une telle contestation peut être qualifiée d'attaque indirecte, et ce, même si la demande est dirigée contre la Couronne fédérale. Je crois devoir d'abord mentionner l'arrêt Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594. Dans cette affaire, la Cour provinciale n'avait pas donné effet à une ordonnance de la Cour du Banc de la Reine autorisant l'écoute électronique. Comme le ministère public ne disposait d'aucune preuve à l'exception des preuves obtenues par écoute électronique, l'accusé avait été acquitté. La Cour d'appel avait déclaré que la Cour provinciale ne pouvait pas attaquer indirectement une ordonnance encore valide rendue par une cour supérieure d'archives.

[18]            Dans l'arrêt Wilson, la Cour suprême du Canada a mentionné un certain nombre de décisions judiciaires à l'appui de ce qu'elle a appelé la règle interdisant les attaques indirectes. C'est à la page 599 des motifs du juge McIntyre dans l'arrêt Wilson qu'on trouve la meilleure définition du principe général sous-tendant à la règle interdisant l'attaque indirecte :

Selon un principe fondamental établi depuis longtemps, une ordonnance rendue par une cour compétente est valide, concluante et a force exécutoire, à moins d'être infirmée en appel ou légalement annulée. De plus, la jurisprudence établit très clairement qu'une telle ordonnance ne peut faire l'objet d'une attaque indirecte; l'attaque indirecte peut être décrite comme une attaque dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l'infirmation, la modification ou l'annulation de l'ordonnance ou du jugement.

À la règle interdisant l'attaque indirecte d'une ordonnance d'une cour énoncée ci-dessus, j'ajouterais un extrait de l'arrêt Canadian Transport (U.K.) Ltd. c. Alsbury, [1953] 1 D.L.R. 385 (C.A.C.-B.), que le juge McIntyre a cité avec approbation à la page 600 de l'arrêt Wilson, précité :

[...] l'ordonnance d'une cour supérieure n'est jamais entachée de nullité; mais si erronée ou si irrégulière qu'elle puisse être, elle a quand même force exécutoire, elle ne peut être attaquée indirectement et a plein effet tant qu'elle n'est pas infirmée en appel.


[19]            Je mentionnerais également la décision Creighton c. Franko (1998), 151 F.T.R. 21 (C.F. 1re inst.), confirmée : (1998) 155 F.T.R. 303 (C.F. 1re inst.), dans laquelle on affirme qu'on ne peut pas attaquer indirectement les jugements des tribunaux compétents et que « la Cour fédérale du Canada n'a pas compétence pour déclarer invalide une ordonnance ou un jugement émanant d'une autre cour supérieure agissant dans l'exercice de sa compétence » . Pour une analyse plus approfondie de la question de l'attaque indirecte des jugements des cours supérieures, voir les pages 33 et suivantes de la décision Creighton.

[20]            Si on l'applique en l'espèce, la règle implique que l'on ne peut pas attaquer indirectement des ordonnances de la Cour suprême de la C.-B. valides et qui n'ont pas été portées en appel. Les ordonnances en question sont rendues par une cour compétente, par des juges d'une cour supérieure et par un protonotaire bénéficiant d'une immunité contre les poursuites : voir Morier et Boily c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, aux pages 737 et suivantes. La règle interdisant l'attaque indirecte frappe en plein coeur de l'action du demandeur, qui doit donc être radiée sans autorisation de modifier.


[21]            Par ailleurs, je prends également acte de l'opinion du juge Chouinard qui, en s'exprimant au nom de cinq des sept juges de la Cour suprême à la page 745 de l'arrêt Morier et Boily, a affirmé que des allégations semblables à celles qui ont été avancées en l'espèce ne peuvent pas donner lieu à un recours en dommages-intérêts. Ceci retire tout fondement aux demandes en dommages-intérêts de M. Legere contre la Couronne. De plus, les actes de procédure révèlent clairement que les allégations visant Sa Majesté la Reine ont trait à des actes judiciaires accomplis en cours d'instance devant la Cour suprême de la C.-B. Dans l'ensemble, il est clair, manifeste et indubitable que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d'action valable.

[22]            L'action est radiée et rejetée, sans autorisation de modifier. Étant donné que la défenderesse n'a pas demandé les dépens dans sa requête, aucuns dépens ne lui sont accordés.

         « John A. Hargrave »          

                                                                                                     Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 1er mars 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                    T-46-03

INTITULÉ:                                                    HAROLD JAMES LEGERE

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                             VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 12 MAI 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

MODIFIÉS :                                                   LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                                  LE 1ER MARS 2004

COMPARUTIONS:                         

Harold James Legere                                   AGISSANT POUR SON PROPRE COMPTE

Ken Manning                                                  POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Harold James Legere                                   AGISSANT POUR SON PROPRE COMPTE

Vancouver (Colombie-Britannique)

Morris A. Rosenberg                                     POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada                       

Vancouver (Colombie-Britannique)

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.