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Date : 20050211

Dossier : T-1976-04

Référence : 2005 CF 223

ENTRE :

                                                ROBERT GORDON, journaliste, et

                                                  LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                                    LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                           (Prononcés à l'audience le mercredi 9 février 2005, à Halifax;

                             mis par la suite par écrit pour plus de précision et de clarté)

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Nous sommes réunis ici en ce jour à Halifax afin d'entendre une demande de contrôle judiciaire à l'encontre de la décision rendue le 4 novembre 2004 par la Commission d'enquête, incendies et pertes, au sujet du NCSM Chicoutimi, par laquelle elle a refusé à M. Gordon et à la Société Radio-Canada (SRC) l'accès à ses audiences concernant les pertes qui ont eu lieu sur ce navire.

[2]                Les avocats des demandeurs ont déclaré qu'ils n'ont appris qu'aujourd'hui que je devais présider l'instance. Ils l'ont immédiatement signalé à leurs clients et leur ont demandé leurs instructions, et ils ont présenté une requête en récusation pour partialité ou partialité présumée.

[3]                La crainte des demandeurs quant à la partialité découle du fait que, le 5 novembre 2004, c'est moi qui ai rejeté leur demande d'ordonnance de suspension des audiences de la Commission d'enquête jusqu'à l'audition de la demande de contrôle judiciaire.

[4]                Il est quelque peu regrettable que la présente requête ait été présentée oralement, sans préavis. Le 4 mai 2004, le juge en chef Lutfy a émis un Avis aux parties et à la communauté juridique les informant qu'ils pouvaient s'enquérir de l'identité du juge ou du protonotaire auprès du greffe deux semaines avant le début des audiences prévues. Cette politique ne s'applique pas à l'audition des requêtes en séances générales ni aux requêtes urgentes et, bien entendu, il peut y avoir des changements dans la désignation des juges ou des protonotaires en tout temps. Cet avis est constitué par la circulaire 1/2004 et il est disponible sur le site Web de la Cour fédérale. Cela a amené le ministre à s'opposer à l'audition de la requête vu le trop court préavis. Néanmoins, j'ai accepté de ne pas tenir compte des irrégularités, j'ai examiné la requête au fond et je l'ai rejetée avec dépens.

[5]                Les réserves exprimées par M. Gordon et la SRC ont pour source ma formulation des motifs de l'ordonnance que j'ai rendue le 5 novembre. En effet, je me suis exprimé ainsi :


À mon avis, il existe une décision de principe : Travers c. Canada (Chef de ltat-major), [1993] 3 C.F. 528, confirmée en appel: [1994] A.C.F. no 932.

Si je comprends bien, la présente Commission d'enquête, comme cette Commission d'enquête à lpoque, en vertu du même article de la Loi, est une Commission d'enquête « chargée d'examiner la question et d'en faire rapport » .

Les demandeurs ont fait une distinction. Ils prétendent que, en vertu du mandat de l'enquête, la présente Commission exerce des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires.

Je ne suis pas d'accord. Le mandat de la Commission d'enquête doit être considéré comme étant visé par l'article 45 de la Loi.

[6]                Les avocats du défendeur ont aussi signalé que, immédiatement après avoir exposé mes motifs, j'ai dit que je n'avais pas instruit la demande de contrôle judiciaire ou tenté, de quelque manière que ce soit, de la rejeter.

[7]                Les avocats des défendeurs attirent mon attention sur un autre extrait de mes motifs, qui est rédigé comme suit :

Des demandes urgentes appellent des décisions rapides. Il n'y a pas de temps pour la sérénité. Ce soir, je dois me fier à mon instinct judiciaire qui me dit que la presse ne répond pas aux trois volets du critère.

[8]                Je n'ai pas besoin de rappeler aux parties que je parlais du critère à trois volets qui se rapporte aux injonctions interlocutoires ou aux suspensions d'instance. Dans ces motifs de novembre, je me suis appuyé sur l'arrêt suivant rendu par la Cour suprême : RJR- MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.

[9]                Le demande de suspension avait été présentée en urgence. Elle a été entendue par vidéoconférence entre Ottawa et Halifax un vendredi soir. Les audiences étaient censées débuter le lendemain matin même à Halifax; on comprend facilement pourquoi il ne m'a pas été possible de me pencher sur la question de manière approfondie et sereine.

[10]            En matière de partialité ou de crainte de partialité, la jurisprudence est abondante. L'un des principes fondamentaux de notre système de justice est qu'il faut non seulement que justice soit rendue, mais qu'elle apparaisse avoir été rendue. Je ne saurais trop insister sur l'importance du droit des deux parties d'être entendues par un décideur impartial. En l'espèce, la question qui se pose est la suivante : le fait que j'ai rendu une ordonnance provisoire ou les motifs que j'ai donnés donnent-ils lieu à une crainte de partialité?

[11]            Je m'en tiens à l'opinion dissidente du juge de Grandpré dans la décision Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l'énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394, où il a posé la question suivante :

_..._ à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique.

_..._

_..._ les motifs de crainte doivent être sérieux _..._


[12]            La jurisprudence s'est déjà prononcée sur le rôle joué par le décideur, notamment le juge, dans les questions interlocutoires. Je considère que la décision Charkaoui (Re), 2004 CF 624, rendue récement par mon collègue le juge Simon Noël, est on ne peut plus utile. Il avait été saisi d'une demande de récusation d'un juge et il a exposé les principes de droit pertinents aux paragraphes 5 et suivants de sa décision. Il a dit au paragraphe 8 :

La présomption d'intégrité et d'impartialité judiciaire est telle qu'elle reconnaît au juge la possibilité d'agir et de décider dans des circonstances où celui-ci a déjà acquis une connaissance dans le cadre de procédures et de décisions antérieures impliquant les mêmes parties.

[13]            Il s'est appuyé sur l'arrêt Arthur c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 1 C.F. 94, rendu par la Cour d'appel fédérale, et la jurisprudence qui y est invoquée, en particulier sur la décision du président Jackett (tel était alors son titre) dans l'affaire Nord-Deutsche Versicherungs Gesellschaft et al. v. The Queen et al., [1968] 1 R.C._. 443. Le président Jackett s'était lui-même appuyé sur la décision du juge Hyde de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Barthe c. The Queen (1964), 41 C.R. 47, qui s'était exprimé en ces termes : « la capacité de rendre jugement dans une affaire en s'appuyant uniquement sur la preuve admissible présentée est une partie essentielle du processus judiciaire » .

[14]            J'ai eu l'occasion de mentionner cette même jurisprudence dans la décision Ianvarashvili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 695.


[15]            Les demandeurs pourraient penser qu'ils auront plus de mal à me convaincre du bien-fondé de leurs arguments en raison de ce que j'ai dit antérieurement au sujet de la loi applicable et de l'arrêt Travers. Cependant, cela me rappelle le temps où j'étudiais à la faculté de droit; on prêtait au juge Migneault une répartie qu'il aurait lancée à l'époque où il siégeait à la Cour suprême. Il était l'auteur d'un ouvrage encyclopédique sur le droit civil québécois, qui fut invoqué par un plaideur. Il aurait répondu de la manière suivante : [TRADUCTION] « Il est possible que la vision des choses que j'avais alors ne soit pas ma vision de l'heure » .

[16]            Pour en revenir à l'arrêt Ianvarashvili, m'appuyant dans une large mesure sur les observations de Gerald Le Dain, mon professeur de droit administratif, j'ai dit au paragraphe 9 :

Même si on devait aller plus loin et prétendre qu'un arbitre qui a commis une erreur de droit dans une affaire commettra de nouveau cette erreur, il n'y aurait toujours aucune raison de prétendre à l'existence d'un parti pris. Il est vrai qu'un arbitre devrait appliquer le droit de façon constante, mais un arbitre peut se rendre compte qu'il a commis une erreur dans une décision antérieure, même si un tribunal d'appel n'a pas annulé sa décision ni procédé à un contrôle judiciaire de celle-ci. Quelques mois seulement après avoir rendu un arrêt de principe alors qu'il siégeait à la Cour d'appel fédérale, le juge Le Dain a dit :

[...] j'estime maintenant que j'ai eu tort dans la décision que j'ai rendue dans l'affaire Domestic Converters [...] (Miida Electronics, Inc. c. Mitsui O.S.K. Lines Ltd. et al., [1982] 1 C.F. 406, au paragraphe 18).

[17]            Pour ces motifs, j'ai rejeté la demande avec dépens.

« Sean Harrington »

                                                                             Juge                           

Ottawa (Ontario)

Le 11 février 2005

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


                         COUR FÉDÉRALE

          AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                         

DOSSIER :                                         T-1976-04

INTITULÉ :                                        ROBERT GORDON, journaliste, et LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

c.

LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

LIEU DE L'AUDIENCE :                              HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 9 FÉVRIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 11 FÉVRIER 2005

COMPARUTIONS:

David Coles

David Doyle                                          POUR LES DEMANDEURS

Martin Ward                                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Boyne Clarke

Dartmouth (Nouvelle-Écosse)                            POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                    POUR LE DÉFENDEUR


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