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Date : 19980925


Dossier : IMM-5012-97

Entre :

     NICOLAS BARLETTA,

     Partie requérante,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     Partie intimée.

     MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ:

[1]      Il s"agit ici d"un contrôle judiciaire visant la décision de la partie intimée ("le Ministre") en date du 23 juin 1997 à l'effet que le requérant constituait un danger pour la société canadienne en vertu des dispositions du paragraphe 70(5) de la Loi sur l"immigration ("la Loi").

1- Les faits

[2]      Le requérant est né à Liège, en Belgique, de parents italiens et le 11 mai 1968, à l"âge de onze ans, est devenu résident permanent au Canada. Il était éligible à la citoyenneté canadienne en 1973 mais ne s'est pas prévalu de son éligibilité. Il vit depuis 1985 en union de fait avec sa conjointe, une canadienne, de qui il a eu un enfant en 1994.

[3]      Le 5 juin 1985, le requérant fut condamné pour possession d"armes à autorisation restreinte. Le 31 juillet 1990, il fut condamné pour avoir proféré des menaces. Le 13 janvier 1992, il fut condamné pour voies de fait graves sur deux inconnus. Le 20 septembre 1995, il fut condamné à trente mois de prison et à une amende pour possession de cocaïne en vue d'un trafic. (La somme de 52 000 $ a également été retrouvée dans la voiture du requérant à ce moment.)

[4]      Le 30 septembre 1996, la libération conditionnelle du requérant fut suspendue pour avoir communiqué avec un ex-détenu alors qu"une des conditions de sa libération le lui interdisait.

2- Les critères applicables

[5]      Le juge Strayer de la Cour d'appel fédérale a énoncé dans l'affaire M.C.I. c. Williams1 les critères applicables en matière de contrôle judiciaire de l'avis d'un Ministre à l'effet qu'une personne constitue un danger pour le public au Canada. Il a différencié le rôle du juge des requêtes et celui du Ministre dans les termes suivants, à la p. 677:

                 ...Peut-être qu'un juge des requêtes ayant pris connaissance de ces documents serait personnellement d'avis que la preuve selon laquelle M. Williams ne constitue pas un danger était plus convaincante que la preuve contraire, mais, selon moi, là n'est pas la question. Il s'agit en l'espèce de savoir s'il est possible d'affirmer avec certitude que le délégué du ministre a agi de mauvaise foi, en tenant compte de facteurs ou d'éléments de preuve dénués de pertinence, ou sans égard au dossier.                 
                 (mon soulignement)                 

[6]      Le juge a également défini le sens de l'expression "danger pour le public", à la p. 668:

                 ...À mon avis, le libellé du paragraphe 70(5) est suffisamment clair à cet égard. Dans ce contexte, le sens de l'expression "danger pour le public" n'est pas un mystère: cette expression doit se rapporter à la possibilité qu'une personne ayant commis un crime grave dans le passé puisse sérieusement être considérée comme un récidiviste potentiel. Point n'est besoin de prouver"à vrai dire, on ne peut pas prouver"que cette personne récidivera . Selon moi, cette disposition oriente convenablement la pensée du ministre vers la question de savoir si, compte tenu de ce que le ministre sait de l'intéressé et des observations que l'intéressé a faites en son propre nom, le ministre peut sincèrement croire que l'intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public. J'insiste sur le mot "inacceptable" parce que, vu l'impossibilité de prouver une conduite future, il y a toujours un risque, et la mesure dans laquelle la société devrait être prête à accepter ce risque peut faire intervenir des considérations politiques qui ne sont pas inappropriées de la part d'un ministre. Celui-ci peut bien conclure, par exemple, que les personnes reconnues coupables d'infractions reliées aux stupéfiants sont plus susceptibles de récidiver et que le trafic des stupéfiants constitue une menace particulière pour la société canadienne.                 

[7]      Le requérant doit démontrer que le Ministre a agi de mauvaise foi ou a tenu compte de facteurs ou d'éléments de preuve dénués de pertinence ou n'a pas eu égard au dossier. Donc, que le ministre a erré en décidant que la présence au Canada du requérant crée un risque inacceptable pour le public.

3- Les arguments du requérant

[8]      Le procureur du requérant a très habilement retracé l'historique de son client au Canada, et de sa famille, ainsi que les opinions favorables au requérant exprimées par différents représentants du ministère jusqu'au 19 mars 1997. Il s'est référé plus particulièrement au rapport sur l'évaluation de la dangerosité du requérant déposé par madame Sylvie Boutin, investigatrice à l'emploi du ministère, dans lequel elle conclut que le requérant ne constitue pas un danger pour la société canadienne. Depuis son incarcération au Centre fédéral de formation pour purger sa peine d'emprisonnement de 30 mois, à compter du 20 septembre 1995 jusqu'à la suspension de sa libération conditionnelle en date du 29 septembre 1996, le requérant ne fut jamais considéré comme un danger public ou comme un individu entretenant des relations avec le crime organisé par les autorités carcérales.

[9]      Par contre, l'agent de révision, Denise Bédard, a recommandé au délégué du Ministre que celui-ci forme l'avis que le requérant constitue un danger pour le public. Cette recommandation a été appuyée par Linda Hill, directrice intérimaire et W.A. Shappit, délégué du Ministre et directeur-général. Au chapitre "Profil de danger", madame Bédard, après avoir rappelé les différentes condamnations du requérant, se réfère particulièrement au bris de sa libération conditionnelle dans les termes suivants:

                 - le rapport spécial en date du 23/10/96 du Centre Fédéral de Formation indique "dans l'affaire qui nous préoccupe actuellement, un bris de conditions qui avait initialement des allures de banalité se transforme en occasion d'apprendre de différentes sources l'intérêt que suscite notre client pour les autorités responsables d'enquêter sur le crime organisé. Ces informations ne sont pas sans alerter notre vigilance et bien qu'elles n'étaient pas à prime abord vérifiées, notre réflexe a été de traiter l'affaire très sérieusement".                 

[10]      Selon le procureur, l'élément déclencheur de l'avis défavorable du Ministre a été le bris de la libération conditionnelle du requérant alors qu'il a rencontré une personne ayant un casier judiciaire. Dans son propre affidavit le requérant a admis que le 25 septembre 1996, alors qu'il était au club de golf Le Portage dans la banlieue de Repentigny, a rencontré un dénommé Michael Bookanan, détenu au Centre fédéral de formation en même temps que lui. Il prétend qu'il s'agit d'une rencontre fortuite au moment où il terminait le premier neuf avec deux autres golfeurs.

[11]      Par ailleurs, le 9 avril 1997, son procureur d'alors fournit une explication tout à fait différente. Il a allégué qu'un monsieur Chagnon, membre du club tout comme le requérant, a organisé une partie à quatre qui devait inclure monsieur Bookanan. Attendu qu'un des joueurs a décommandé à la dernière minute, monsieur Chagnon a invité le requérant. Celui-ci admet qu'il aurait dû se retirer quand il a découvert la présence de Bookanan mais il a fait preuve de mauvais jugement en jouant avec lui.

4- Le rapport spécial favorable

[12]      Dans un rapport spécial en date du 23 octobre 1996, le service correctionnel du Canada a recommandé l'annulation de la suspension imposée au requérant et a noté que "nous croyons le risque encore acceptable pour la communauté". Par contre, tel que précité dans sa recommandation subséquente, l'agent de révision souligne que ledit rapport spécial a tout de même suscité l'intérêt des autorités responsables d'enquête sur le crime organisé. Le procureur du requérant allègue qu'un tel intérêt, non vérifié, ne suffit pas pour fonder une preuve de dangerosité et qu'en conséquence l'avis du Ministre est tout à fait déraisonnable. Selon lui, le Ministre s'est laissé aveugler par cet intérêt policier qui l'a conduit à tirer une conclusion absurde.

5- Analyse et conclusion

[13]      Au départ il faut retenir qu'en l'absence de preuve du contraire la Cour doit présumer que le décideur a agi de bonne foi en tenant compte du dossier2. D'ailleurs, le requérant n'a pas mis en doute la bonne foi du Ministre. Il attaque son avis au motif qu'il a mal jaugé la preuve au dossier.

[14]      Effectivement, on retrouve au dossier des éléments de preuve favorables et d'autres défavorables au requérant. Il appartient au Ministre de considérer la totalité du dossier et d'exercer sa discrétion de façon raisonnable. Il faut retenir que le requérant a tout de même été condamné pour possession d'armes à autorisation restreinte, pour avoir proféré des menaces, pour voies de fait graves et pour possession de stupéfiants dans le but d'en faire le trafic. Il a aussi été trouvé en contravention d'une condition de sa libération conditionnelle. Finalement, il y a le rapport des autorités carcérales du 23 octobre 1996 relativement aux préoccupations policières à l'effet qu'il serait impliqué dans les réseaux du crime organisé à Montréal.

[15]      Il ne faut pas perdre de vue également qu'une des condamnations du requérant était pour possession dans le but de faire le trafic de la cocaïne. Au coeur de la citation précitée de l'affaire Williams, le juge Strayer a mentionné "que les personnes reconnues coupables d'infractions reliées aux stupéfiants sont plus susceptibles de récidiver et que le trafic des stupéfiants constitue une menace particulière pour la société canadienne". Mon collègue le juge Muldoon, dans l'affaire Mesbergh Bernar Smith3, relativement à un avis du Ministre basé sur la possession et le trafic de la cocaïne, prononçait cette phrase imagée et tout à fait appropriée: "la cocaïne n'est pas une aspirine".

[16]      D'ailleurs, les rapports préparés par différents fonctionnaires au cours des étapes précédant l'avis du Ministre ne lient pas le Ministre et ces rapports ne constituent pas les motifs du Ministre. Au contraire, le Ministre n'a participé à aucun de ces rapports. Il se doit de considérer la totalité des éléments portés à sa connaissance. Son avis n'est pas motivé et il n'y a aucune obligation légale qu'il le soit.

[17]      Finalement, les considérations justifiant l'émission d'un avis de dangerosité de la part du Ministre ne sont pas les mêmes que celles qui servent de fondement à une décision relative à une libération conditionnelle. Voici ce que mon collègue le juge McKeown disait à ce sujet dans l'affaire Jian Lin4, à la p. 3:

                 Comme l'a souligné l'avocat de l'intimé, il s'agit en l'espèce du contrôle judiciaire du dossier dont la ministre était saisie, et, la décision de l'arbitre a évidemment été rendue après celle de la ministre et ne peut donc être considérée. Cependant, je dois observer qu'il existe une grande différence entre le fait de décider si une personne peut être mise en liberté sous réserve de certaines modalités et conditions pour une période limitée jusqu'à ce qu'elle soit expulsée du pays et celui de décider si elle constitue un danger pour le public lorsque la solution de rechange est que la personne est libre de vivre dans la communauté sans que des conditions, des restrictions ou des limitations soient imposées à sa liberté.                 

[18]      En conséquence, cette demande de contrôle judiciaire ne peut être accueillie. À mon avis, il s'agit ici d'un cas d'espèce et il n'y a pas de question d'importance générale à être certifiée.

OTTAWA, Ontario

le 25 septembre 1998

    

     Juge

__________________

     1      [1997] 2 C.F. 646.

     2      voir l'affaire Williams , supra, à la p. 664.

     3      IMM-1153-96, 15 juillet 1997.

     4      IMM-1629-96, 8 juillet 1997.

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