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Date : 20190726


Dossier : IMM‑5687‑18

Référence : 2019 CF 1005

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

LILIA VILLEGAS GARCIA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 17 septembre 2018, d’un agent d’immigration principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), qui a rejeté la demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR) présentée par la demanderesse.

II.  Contexte

[2]  La demanderesse, Lilia Villegas Garcia, est une citoyenne du Mexique née le 22 septembre 1980.

[3]  La demanderesse allègue un risque fondé sur des agressions sexuelles subies à répétition dans le cadre d’une relation avec son conjoint de fait, M. Alfredo Zuniga. Ses allégations, qui sont décrites dans l’affidavit daté du 31 août 2016 qu’elle a souscrit devant l’agent (l’affidavit de 2016), peuvent être résumées comme suit :

  • (i) À compter de l’âge de 7 ans, la demanderesse a subi des agressions sexuelles répétitives de la part de son beau‑père et, plus tard, d’étrangers.

  • (ii) La demanderesse a rencontré M. Zuniga en juillet 2005, et ils ont commencé à faire vie commune en janvier 2006 à Cuernavaca, au Mexique. La demanderesse avait deux filles issues d’une relation précédente, mais elle en a confié la garde à leur père à la demande de M. Zuniga.

  • (iii) Monsieur Zuniga a commencé à agresser physiquement et sexuellement la demanderesse peu après le début de leur vie commune. Celle-ci a également appris à la même époque qu’il avait fait défection de l’armée, qu’il était impliqué dans le trafic de drogue et qu’il cachait des armes dans leur maison.

  • (iv) La demanderesse a subi de graves agressions sexuelles aux mains de M. Zuniga, y compris de multiples incidents au cours desquels M. Zuniga a forcé la demanderesse à avoir des rapports sexuels avec ses amis.

  • (v) Monsieur Zuniga, qui battait la demanderesse pratiquement tous les jours, a à maintes reprises menacé de la tuer si elle essayait de le quitter.

  • (vi) En avril 2006, la demanderesse a tenté de dénoncer M. Zuniga à la police. Les policiers lui ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire pour l’aider, parce qu’il n’existait pas de preuve des agressions, mais ils l’ont invitée à revenir au poste de police si les agressions se poursuivaient.

  • (vii) Quand la demanderesse est sortie du poste de police, M. Zuniga l’attendait. M. Zuniga l’a ramenée à la maison, l’a battue et l’a empêchée de sortir pendant plusieurs jours.

  • (viii) La demanderesse a été congédiée de son emploi dans un cabinet d’optométriste, parce qu’elle ne s’était pas présentée au travail pendant cette période de séquestration.

  • (ix) Au début d’août 2006, Jorge, l’un des amis de M. Zuniga, a aidé la demanderesse à s’échapper en la conduisant à une gare d’autobus et en lui donnant un peu d’argent. La demanderesse est montée à bord d’un autobus en direction de Cuautla et elle est allée demeurer chez une amie.

  • (x) La demanderesse a changé de numéro de téléphone, mais elle a quand même reçu des appels téléphoniques menaçants de la part de M. Zuniga.

  • (xi) En février 2007, M. Zuniga a intercepté la demanderesse alors qu’elle quittait son travail dans un cabinet d’optométriste à Cuautla. Il l’a amenée à la maison d’un de ses amis où il l’a enfermée dans une chambre pendant deux jours. Pendant ce temps, il l’a agressée physiquement et sexuellement à de nombreuses reprises et il lui a dit avoir tué Jorge parce que celui-ci avait aidé la demanderesse à fuir Cuernavaca.

  • (xii) Le troisième jour de sa captivité, la demanderesse a réussi à s’échapper dans la rue et un étranger l’a aidée à se cacher de M. Zuniga.

  • (xiii) La demanderesse s’est rendue en autobus à Mexico, et elle y est demeurée pendant deux mois avant de décider qu’elle devait quitter le Mexique pour échapper à M. Zuniga.

[4]  La demanderesse est arrivée au Canada en mai 2007. Elle a entrepris une relation avec un citoyen canadien et elle croyait que son partenaire la parrainerait afin qu’elle puisse obtenir sa résidence permanente; pour ce motif, elle n’a pas présenté de demande d’asile jusqu’à ce que sa relation se détériore en 2010. La demanderesse a déposé une demande d’asile en avril 2010.

[5]  La demanderesse a témoigné devant la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la SPR) au cours d’une audience tenue les 6 juillet et 5 octobre 2011 (l’audience de la SPR). Elle y était représentée par un conseil. Dans une décision datée du 1er novembre 2011, la SPR a rejeté la demande de la demanderesse et conclu qu’elle n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) (la décision de la SPR).

[6]  La crédibilité a été la question déterminante devant la SPR; en effet, la SPR a conclu que le témoignage de la demanderesse n’était pas crédible. Cette décision était en grande partie fondée sur l’incapacité de la demanderesse, dans sa déposition devant la SPR, de se souvenir de dates et de détails concernant les agressions qu’elle alléguait avoir subies. Aucune preuve psychiatrique n’avait été produite devant la SPR.

[7]  La demanderesse a reçu l’ordre de se présenter à une entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) en octobre 2012. Elle ne s’y est pas présentée, de crainte d’être expulsée au Mexique.

[8]  Le 5 mai 2016, la demanderesse a été mise en état d’arrestation par l’ASFC.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[9]  La demanderesse a déposé sa demande d’ERAR le 18 mai 2016. L’agent, qui n’avait pas reçu d’observations de son conseil, a rejeté la demande d’ERAR le 30 juin 2016.

[10]  La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de la décision défavorable sur l’ERAR. En juillet 2016, notre Cour lui a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont elle faisait l’objet, jusqu’à l’issue de sa demande de contrôle judiciaire.

[11]  Les parties ont subséquemment réglé la demande de contrôle judiciaire, et la demande d’ERAR a été renvoyée au même agent pour un nouvel examen.

[12]  La demanderesse a produit les éléments de preuve psychiatriques suivants devant l’agent :

  • (i) Le rapport médical sommaire du Dr Jeremy Frank, psychologue, daté du 23 août 2016, qui établissait un diagnostic de trouble chronique de stress post‑traumatique (TSPT) chez la demanderesse et qui décrivait des problèmes persistants d’anxiété, de troubles du sommeil et de crises de panique. Ce diagnostic a été établi à l’issue de trois consultations avec la demanderesse en août 2016.

  • (ii) Un rapport de Mme Natalie Riback, psychothérapeute agréée, daté du 4 juillet 2016, dans lequel celle‑ci concluait que la demanderesse [traduction« présente des symptômes compatibles avec un trouble de stress post‑traumatique, un trouble anxieux généralisé et un grave trouble dépressif ». Le rapport décrit ensuite en détail les problèmes de mémoire de la demanderesse et ses difficultés à se concentrer qui découlent de ses antécédents d’agressions.

  • (iii) Un deuxième rapport de Mme Riback daté du 25 mai 2017 concluait que la demanderesse présentait toujours les mêmes symptômes de trouble de stress post‑traumatique, de trouble anxieux généralisé et de grave trouble dépressif, et que ses symptômes paraissaient s’accentuer à l’approche de la date de son entrevue d’ERAR. Madame Riback a souligné que les symptômes d’anxiété de la demanderesse s’étaient manifestés par des problèmes de mémoire à court et à long terme, et elle a recommandé que certaines mesures d’adaptation soient prises au cours de l’entrevue d’ERAR.

[13]  La demanderesse a également produit une preuve documentaire qui faisait état de la prévalence de la violence conjugale au Mexique et d’un manque général de protection de l’État, de même que trois déclarations faites sous serment par des membres de sa famille :

  • (i) Une lettre notariée de Lilia Garcia Ajuria, la mère de la demanderesse, datée du 31 mai 2016 et affirmant que la demanderesse avait été agressée par M. Zuniga, que M. Zuniga semblait appartenir à un gang criminel et qu’elle craignait que M. Zuniga ne tue la demanderesse si celle‑ci retournait au Mexique.

  • (ii) Une lettre notariée de Zaira Torres Garcia, la sœur de la demanderesse, datée du 31 mai 2016 et décrivant un incident survenu le 10 mai 2016 au cours duquel M. Zuniga avait adressé des menaces à la famille de la demanderesse pour le cas où elle garderait secrète l’arrivée de la demanderesse au Mexique.

  • (iii) Une lettre notariée de Leticia Garcia Ajuria, la tante de la demanderesse, datée du 31 mai 2016 et indiquant que la demanderesse n’avait d’autre choix que de fuir M. Zuniga.

[14]  De plus, dans l’affidavit de 2016 dont disposait l’agent, la demanderesse a décrit en ces termes les menaces persistantes proférées contre elle par M. Zuniga depuis qu’elle était arrivée au Canada :

  • (i) Monsieur Zuniga a régulièrement communiqué avec sa mère et sa tante; il s’est notamment garé devant leurs maisons et les a suivies en ville pour chercher à obtenir des renseignements au sujet des allées et venues de la demanderesse.

  • (ii) Monsieur Zuniga a affirmé qu’il s’était joint à un puissant cartel de narcotrafiquants mexicains et qu’il avait encore plus d’influence pour arriver à trouver la demanderesse à son retour au Mexique.

  • (iii) Monsieur Zuniga a appris, on ne sait trop comment au cours du printemps 2016, que la demanderesse pourrait retourner incessamment au Mexique, et il a intercepté sa sœur dans la rue en menaçant de faire du mal à la famille si celle-ci gardait secrète la date du retour de la demanderesse.

[15]  L’agent a convoqué une audience qui a eu lieu le 31 mai 2017 (l’entrevue d’ERAR). La demanderesse a présenté à l’agent de nouvelles observations écrites datées du 6 juin 2017.

[16]  Dans une décision datée du 17 septembre 2018, l’agent a rejeté la demande d’ERAR de la demanderesse en déclarant qu’elle n’était pas une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR (la décision sur l’ERAR).

[17]  L’agent s’est d’abord penché sur la décision de la SPR, en faisant ressortir la conclusion défavorable tirée par cette dernière en ce qui a trait à la crédibilité. L’agent a constaté que la demande d’ERAR de la demanderesse reprenait les mêmes éléments de préjudice que ceux qui avaient été formulés devant la SPR.

[18]  L’agent a pris note des deux rapports de Mme Riback, mais il les a écartés en raison du fait que celle-ci n’était pas une psychologue agréée, que les rapports ne constituaient pas des diagnostics cliniques, que Mme Riback n’avait pas mentionné qu’elle avait une formation spécialisée dans l’évaluation des troubles psychologiques, que Mme Riback avait fondé ses rapports sur des entrevues de 60 minutes et que ces rapports reposaient sur le même exposé des faits que celui jugé non crédible par la SPR. Nulle part l’agent n’a‑t‑il pris acte de la preuve du Dr Frank.

[19]  L’agent a ensuite formulé de nombreuses conclusions défavorables sur la crédibilité en raison d’incohérences entre le témoignage de vive voix de la demanderesse au cours de l’entrevue d’ERAR et son témoignage antérieur. Ces conclusions étaient notamment les suivantes :

  • (i) La demanderesse a affirmé au cours de l’entrevue qu’elle avait été agressée sexuellement seulement une fois par les amis de M. Zuniga, mais dans sa demande d’asile et son affidavit de 2016, elle avait déclaré que pareilles agressions s’étaient produites à plus d’une reprise.

  • (ii) Il y avait certaines divergences entre ses adresses de résidence au Mexique, surtout en ce qui a trait à l’indication dans sa demande d’asile selon laquelle elle avait vécu à Cuautla entre août 2005 et août 2006, alors que son affidavit de 2016 mentionnait qu’elle habitait à Cuernavaca à cette époque.

  • (iii) Les affirmations formulées pendant l’entrevue d’ERAR, selon lesquelles la demanderesse n’avait jamais pris contact avec M. Zuniga depuis son arrivée au Canada, contredisaient la déclaration, faite devant la SPR, voulant qu’elle ait entamé une session de clavardage avec lui afin de recueillir des éléments de preuve pour sa demande d’asile.

  • (iv) Il existait certaines divergences mineures au sujet de la façon dont M. Zuniga s’était présenté au poste de police au cours du printemps 2006 : avait‑il été convoqué par la police, ou s’était‑il présenté au poste sans avoir été convoqué?

  • (v) Au cours de l’entrevue d’ERAR, la demanderesse a affirmé avoir été congédiée de son emploi en avril 2006, alors qu’elle avait indiqué avoir été congédiée en mars 2006 dans sa demande d’asile.

[20]  L’agent a rejeté l’argument postérieur à l’entrevue de la demanderesse selon lequel ces incohérences pouvaient s’expliquer par le TSPT dont elle souffrait. Il a fait remarquer à de nombreuses reprises qu’il n’existait aucune preuve d’un diagnostic de TSPT en bonne et due forme; il a également écarté les rapports de Mme Riback pour le motif qu’ils ne constituaient pas un diagnostic officiel.

[21]  À plusieurs reprises tout au long de sa décision, l’agent s’est reporté à la décision de la SPR de déclarer la demanderesse non crédible, et il a invoqué cette décision pour renforcer ses conclusions concernant le manque de crédibilité de la demanderesse.

[22]  L’agent a ensuite exclu les trois lettres des membres de la famille de la demanderesse, en grande partie à cause d’un manque de détails et d’un manque d’objectivité. En particulier, l’agent a fait abstraction de la lettre de la sœur de la demanderesse parce qu’il doutait que M. Zuniga ait abordé la famille de la demanderesse en 2016 après n’avoir eu aucun contact avec elle au cours des dix années ayant suivi son départ du Mexique.

[23]  En dernier lieu, après avoir rejeté intégralement la version des faits de la demanderesse, l’agent a statué que, si celle-ci risquait effectivement d’être victime de violence conjugale à son retour au Mexique, elle disposait d’une possibilité de refuge intérieur viable là-bas, à Cancún.

IV.  Questions en litige

[24]  Les questions en litige sont les suivantes :

  • (i) L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son appréciation de la preuve psychiatrique et de la crédibilité de la demanderesse?

  • (ii) L’agent a‑t‑il agi de manière déraisonnable lorsqu’il a apprécié la preuve dans son ensemble?

V.  Norme de contrôle

[25]  La norme de contrôle applicable aux décisions sur l’ERAR est celle de la décision raisonnable (Zazaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 435, par. 38 à 41).

VI.  Analyse

A.  L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son appréciation de la preuve psychiatrique et de la crédibilité de la demanderesse?

[26]  La demanderesse fait valoir que l’agent a commis une erreur en omettant d’admettre le diagnostic du Dr Frank. Ce diagnostic, établi après trois consultations de la part de la demanderesse, a été mis en évidence dans les observations soumises par la demanderesse en vue du nouvel examen et datées du 7 septembre 2016, de même que dans ses observations postérieures à l’entrevue et datées du 6 juin 2017.

[27]  Le défendeur soutient d’abord que l’agent a reconnu que la demanderesse souffrait du TSPT et que, pour cette raison, il n’avait pas besoin de faire mention du diagnostic du Dr Frank. Je ne suis pas d’accord. Nulle part dans la décision sur l’ERAR l’agent ne reconnaît que la demanderesse souffre du TSPT. Il a plutôt admis que la demanderesse éprouvait des symptômes compatibles avec le TSPT.

[28]  Cette distinction entre un diagnostic de TSPT et des symptômes compatibles avec le TSPT, prise isolément, peut sembler insignifiante. Toutefois, l’agent ne cesse de mentionner l’absence d’un diagnostic de TSPT en bonne et due forme comme motif pour écarter les deux rapports de Mme Riback, ainsi que la proposition de la demanderesse selon laquelle les difficultés qu’elle éprouvait au cours de son témoignage de vive voix pouvaient découler de son TSPT. Et, plus important encore, il a fait abstraction du rapport du Dr Frank.

[29]  Le défendeur soutient également qu’étant donné que l’agent paraît avoir admis que la demanderesse présentait des symptômes compatibles avec le TSPT et qu’il a pris certaines mesures d’adaptation à l’entrevue, son omission de mentionner le rapport du Dr Frank était sans importance. Toutefois, comme nous l’avons vu ci‑dessus, l’absence d’un diagnostic de TSPT en bonne et due forme fait partie intégrante du raisonnement de l’agent, et la mention de certaines mesures d’adaptation prises à l’entrevue, comme permettre à la demanderesse de prendre des pauses pendant son témoignage, ne fait pas oublier l’insistance ferme de l’agent sur l’absence d’un diagnostic officiel.

[30]  En dernier lieu, le défendeur fait valoir que le TSPT de la demanderesse ne peut permettre de corroborer l’exposé circonstancié de celle‑ci, parce que la demanderesse a vécu d’autres événements traumatiques avant sa relation avec M. Zuniga. Cette observation porte à faux; en effet, la demanderesse ne fait pas valoir que son TSPT corrobore sa version des faits, mais simplement que son TSPT doit être pris en considération lorsqu’on examine les divergences dans son témoignage dues à ses difficultés à se souvenir des détails de ses traumatismes passés.

[31]  Je conclus que l’agent a commis une erreur déraisonnable dans son appréciation de la preuve psychiatrique. C’est à tort qu’il a omis d’admettre le diagnostic de TSPT officiel du Dr Frank pour ensuite invoquer à maintes reprises l’absence d’un diagnostic en bonne et due forme et écarter les deux rapports de Mme Riback, de même que l’observation de la demanderesse selon laquelle les difficultés qu’elle éprouvait lors de son témoignage de vive voix découlaient de son TSPT. Ce raisonnement, qui est crucial dans l’argumentation de l’agent, est répété dans toute la décision sur l’ERAR.

[32]  De plus, aucune preuve psychiatrique n’avait été produite devant la SPR : la preuve du Dr Frank et de Mme Riback a été présentée à l’agent pour expliquer en partie les troubles de mémoire de la demanderesse, qui avaient donné lieu à la conclusion défavorable sur la crédibilité de la part de la SPR. C’est pourquoi les mentions et le recours répétés de l’agent aux conclusions défavorables sur la crédibilité tirées par la SPR sont hautement sujets à caution.

[33]  Selon l’inférence solide qu’on peut tirer de la preuve du Dr Frank et, dans une moindre mesure, de celle de Mme Riback, le TSPT de la demanderesse ainsi que ses symptômes connexes représentaient un obstacle important pour celle-ci dans la préparation claire de sa demande devant la SPR et de son témoignage de vive voix au cours de l’entrevue d’ERAR. L’omission particulière de l’agent d’admettre le diagnostic de TSPT du Dr Frank a déraisonnablement entaché le reste de son raisonnement et de ses conclusions, notamment les conclusions sur la crédibilité examinées ci‑dessous.

[34]  L’omission par l’agent de tenir compte des effets du TSPT de la demanderesse l’a incité à se concentrer sur des écarts de peu d’importance dans le témoignage de vive voix de la demanderesse pour justifier ses conclusions défavorables sur la crédibilité. Ces écarts concernaient notamment le nombre de fois qu’elle avait été agressée sexuellement par des amis de M. Zuniga; une différence mineure dans ses adresses antérieures; le fait qu’elle avait pris contact avec M. Zuniga depuis son arrivée au Canada; une certaine confusion apparente entre la demanderesse et l’agent au sujet de la façon dont M. Zuniga s’était présenté au poste de police en avril 2006; et le fait que la demanderesse avait été congédiée de son travail dans un cabinet d’optométriste à Cuernavaca en mars 2006 ou en avril 2006.

[35]  En se fondant sur chacune des divergences, l’agent a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité contre la demanderesse avant de conclure que la demanderesse n’était pas un témoin crédible et qu’elle n’était donc pas une source de preuve fiable.

[36]  La demanderesse met en évidence chacune des conclusions, en faisait globalement valoir qu’elles reposent toutes sur une analyse exagérément microscopique et qu’elles sont insuffisantes pour affaiblir sa crédibilité. Le défendeur soutient pour sa part que chaque conclusion est raisonnable, et qu’aucune d’entre elles ne justifie une intervention judiciaire.

[37]  J’arrive à la conclusion que l’erreur commise par l’agent lorsqu’il a refusé de reconnaître et d’apprécier les symptômes et le diagnostic de TSPT de la demanderesse l’a amené à se livrer à une analyse déraisonnable de la crédibilité.

[38]  Compte tenu des antécédents personnels traumatiques de la demanderesse, de la preuve psychiatrique dont était saisi l’agent et des sept années qui s’étaient écoulées entre le dépôt de la demande d’asile par la demanderesse et l’entrevue d’ERAR, il n’est pas surprenant que certaines légères divergences aient pu ressortir du témoignage de vive voix de la demanderesse. C’est ce qu’il se produit en particulier lorsqu’un demandeur ayant un diagnostic de TSPT et des troubles de mémoire découlant de violents traumatismes physiques et sexuels est invité à fouiller dans les détails de ses traumatismes passés. Aucune des divergences en question ne permet d’ignorer les éléments indiquant clairement que la demanderesse a subi de nombreuses agressions sexuelles violentes ainsi que des mauvais traitements physiques aux mains de M. Zuniga au cours de leur relation; que la demanderesse a été forcée de fuir Cuernavaca et, plus tard, Cuautla; et que la demanderesse demeure à risque au Mexique en raison des menaces persistantes de M. Zuniga et de ses liens avec des organisations criminelles.

B.  L’agent a‑t‑il agi de manière déraisonnable lorsqu’il a apprécié la preuve dans son ensemble?

[39]  Étant donné que l’affaire devra être renvoyée pour la tenue d’un nouvel examen en conséquence de mes conclusions ci‑dessus, j’aimerais formuler seulement deux autres observations au sujet de la façon dont l’agent a étudié la preuve.

[40]  Tout d’abord, lorsqu’il a examiné la preuve documentaire concernant la violence conjugale et la possibilité de bénéficier de la protection de l’État ainsi que d’un refuge intérieur viable, l’agent avait déjà rejeté les éléments de preuve attestant le passé violent, les liens criminels et les menaces persistantes de M. Zuniga contre la demanderesse. Par conséquent, l’agent a omis de tenir compte du fait que la demanderesse ne pourrait peut-être pas se prévaloir de la protection de l’État, et que Cancún ne serait probablement pas une possibilité de refuge intérieur viable pour elle, compte tenu de sa situation particulière et de celle de son agent de persécution.

[41]  Ensuite, l’agent a écarté la lettre de la sœur de la demanderesse parce qu’il jugeait invraisemblable que M. Zuniga ait pu prendre contact avec la famille de la demanderesse pour la première fois en mai 2016, quelques semaines avant le dépôt de la demande d’ERAR de celle‑ci, alors qu’il n’avait pas communiqué avec cette famille au cours des dix années qui s’étaient écoulées depuis le départ du Mexique de la demanderesse.

[42]  Il ne s’agit pas là d’une juste représentation de la preuve dont disposait l’agent. Dans son affidavit de 2016, la demanderesse a décrit de quelle façon M. Zuniga avait constamment contacté, traqué et menacé sa famille depuis son départ du Mexique. L’agent n’a nulle part reconnu dans sa décision que d’autres éléments de la preuve de la demanderesse faisaient état de cet historique de harcèlement.

[43]  Il était raisonnable de la part de la sœur de la demanderesse de relater seulement l’incident de harcèlement le plus récent de la part de M. Zuniga. Comme notre Cour a statué à maintes reprises, la preuve doit être étudiée pour ce qu’elle dit, et non pour ce qu’elle ne dit pas (Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8019 (CF), au par. 11; Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 464, aux par. 22 à 24).


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5687‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un agent différent pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de septembre 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM‑5687‑18

 

INTITULÉ :

LILIA VILLEGAS GARCIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 juillet 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 26 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Giselle Salinas

 

POUR La demanderesse

 

Amy Lambiris

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Avocats et conseillers juridiques

Toronto (Ontario)

 

POUR La demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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