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Date : 20190729


Dossier : T-700-17

Référence : 2019 CF 1015

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2019

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

NIRINT INC, faisant affaire sous le nom de NIRINT CANADA

demanderesse

et

MEGA TROPHY LTD

et

ISTANBUL DENIZCILIK VE DENIZ TASIMACILIGI AS

et

LE NAVIRE M/V « SEREN »

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN INTÉRÊT DANS LE NAVIRE M/V « SEREN »

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS 

I.  APERÇU

[1]  Le navire « Seren » a quitté le port de Québec le vendredi 23 décembre 2016 en fin d’après-midi. Il était amarré au port depuis le début novembre 2016, son départ entravé par une succession de réparations nécessaires, d’ordonnances de détention et de saisie de navire.

[2]  La demanderesse dans la présente demande simplifiée, Nirint Inc., était en tout temps la représentante du navire et de son propriétaire au Canada. Nirint a personnellement garanti et réglé de nombreux frais et factures imposés au navire dans le cadre de ses efforts afin de s’assurer de son départ avant les vacances de Noël. Les propriétaires du navire ont remboursé à Nirint toutes les dépenses qu’elle a engagées, exception faite de deux sommes, totalisant 21 046,88 $ en capital, qu’ils nient avoir autorisé Nirint à payer.

[3]  Nirint a intenté la présente action afin de récupérer ces sommes, plus les intérêts et ses dépens.

[4]  Les parties et leurs avocats doivent être félicités de leur travail de rationalisation et de simplification des questions factuelles au procès en ayant produit un exposé conjoint des faits et un recueil conjoint des documents exhaustifs. En conséquence, le procès dans l’espèce s’est terminé après une seule demi-journée d’audience. Les témoignages, menés par la preuve d’affidavits des témoins en interrogatoire en chef, suivi des contre-interrogatoires en personne, étaient axés sur les faits véritablement contestés. Les avocats ont formulé des observations rigoureuses et utiles sur la façon dont, à leur sens respectif, les faits contestés et acceptés devraient être conciliés ainsi que sur la façon dont le droit s’appliquait pour parvenir à une décision définitive quant à la responsabilité des propriétaires.

II.  LES FAITS ACCEPTÉS

[5]  Voici un sommaire des faits pertinents, tirés d’un exposé conjoint des faits bien plus détaillé, complété par les documents tirés du recueil conjoint des documents.

[6]  Le navire visé est un navire-cargo. Il appartient à la défenderesse Mega Trophy Ltd.; toutefois, toutes les instructions communiquées à Nirint au nom du navire et de ses propriétaires étaient communiquées par leur gestionnaire, la défenderesse Istanbul Denizcilik ve Deniz Tasimaciligi. Par souci de lisibilité, j’identifierai simplement ces dernières comme étant les « propriétaires » puisque personne ne conteste l’autorité du gestionnaire comme liant le navire ou son propriétaire. Toutes les instructions des propriétaires provenaient d’Istanbul, en Turquie, qui se trouve alors huit heures en avance sur le fuseau horaire applicable au Québec en décembre.

[7]  Nirint, aux fins de l’espèce, agissait à titre de représentante du navire. En qualité de représentante des propriétaires, Nirint était chargée d’interagir avec les autorités portuaires et réglementaires, ainsi que de prendre des arrangements pour les services nécessaires au navire et à son équipage pendant qu’il était au Canada. Nirint est une société établie à Montréal. Elle communiquait toujours directement avec les propriétaires, mais elle s’acquittait souvent de ses obligations à titre de représentante du navire par l’entremise de sa sous-représentante de Québec, la société Lower Saint-Lawrence Ocean Agencies Inc. (LOLA). Encore une fois, par souci de lisibilité, les mesures qui auront été prises par LOLA seront indiquées comme ayant été prises par Nirint dans les présents motifs, car personne ne conteste l’autorité de LOLA à lier Nirint aux mesures qu’elle a prises.

[8]  Le navire a commencé à éprouver des difficultés lorsqu’il a échoué une inspection de contrôle des navires par l’État du port réalisée par Transports Canada le 11 novembre 2016 à Québec. Une liste des défaillances devant être rectifiées avant que le navire puisse quitter le port a été colligée. Les propriétaires ont demandé à Nirint d’obtenir des estimations pour rectifier ces défaillances et de leur soumettre ces documents pour leur approbation écrite. Les propriétaires ont approuvé les estimations reçues.

[9]  Certains travailleurs qui effectuaient des travaux pour le compte de la société Groupe Ocean Inc. ont déterminé, au cours des travaux, que d’importants travaux supplémentaires étaient nécessaires. Ils ont effectué les travaux supplémentaires, au su du capitaine et de l’équipage, mais sans soumettre d’estimation ou obtenir d’autorisation de Nirint ou des propriétaires au préalable.

[10]  Tous les travaux ont été éventuellement exécutés et approuvés par le capitaine, puis Transports Canada a réinspecté le navire et levé sa détention.

[11]  Le 20 décembre 2016, Nirint a soumis un [traduction] « Compte de débours pro forma» aux propriétaires et leur a réclamé des fonds. Le compte indiquait les estimations d’origine de Groupe Ocean pour les services exécutés, soit [traduction] « Calorifère à eau chaude - 9 360 $ » et [traduction] « Travaux sur le réservoir de service HFO no 2 - 1 110 $ ».

[12]  Le 21 décembre 2016, Nirint a soumis un [traduction] « Compte de débours pro forma révisé » aux propriétaires et leur a réclamé des fonds. Le compte révisé affichait les montants révisés pour les services de Groupe Ocean, incluant les travaux supplémentaires. Les mêmes deux éléments figuraient sur le compte, mais ils indiquaient désormais les éléments suivants : [traduction] « Calorifère à eau chaude - 18 365,95 $ » et [traduction] « Nettoyage et soudure sur le réservoir de service HFO no 2 - 20 166 $ » (le montant exact des travaux supplémentaires excédant l’estimation initiale varie quelque peu d’un document à l’autre, mais les parties se sont éventuellement entendues sur la somme de 21 046,88 $ en litige).

[13]  Le 22 décembre 2016, les propriétaires ont demandé des explications et des justifications pour ces frais supplémentaires, que Nirint a obtenues de Groupe Ocean et transmises aux propriétaires. Nirint a également demandé à Groupe Ocean de lui transmettre ses factures officielles, lesquelles ont ensuite été transmises aux propriétaires le 23 décembre 2016.

[14]  Entre-temps, le 22 décembre 2016, le Port de Québec a délivré une ordonnance de détention contre le navire, et l’un des autres fournisseurs du navire, Clipper Ship Supply Ltd., a fait émettre et signifier une déclaration ainsi qu’un mandat de saisie contre le navire en raison de comptes impayés. D’autres fournisseurs menaçaient également de saisir le navire.

[15]  Les propriétaires ont indiqué à Nirint, tôt dans la journée du 23 décembre 2016, qu’ils lui transféraient les fonds nécessaires pour payer tous les fournisseurs, mais pas les frais en litige, car ils doutaient toujours de la validité des frais facturés par le Groupe Ocean pour les travaux supplémentaires. Ils ont également demandé à ce que la correspondance et les factures contestées soient transmises aux représentants du P&I pour obtenir leur aide et leurs conseils.

[16]  Les représentants du P&I pour les propriétaires ont communiqué avec Nirint tôt le matin du 23 décembre, et ont indiqué que les factures de Groupe Ocean comportaient un délai de paiement de 30 jours. En conséquence, ils ont soutenu que les frais liés aux travaux supplémentaires n’étaient pas payables immédiatement et que Groupe Ocean [traduction] « ne devrait pas prendre de mesure ». Selon eux, ceci devrait permettre au navire de quitter le port comme prévu plus tard au cours de la journée et aux propriétaires de [traduction] « démêler le tout » en lien avec les factures contestées [traduction] « au cours des deux prochaines semaines ».

[17]  Au cours de l’après-midi du 23 décembre 2016, Nirint a payé ou garanti des paiements à tous les créditeurs, autre que Groupe Ocean, et obtenu la libération du navire de la saisie et le retrait de l’ordonnance de détention. À 15 h 30, la seule menace restante pour le départ du navire était l’avis de Groupe Ocean voulant qu’elle eût retenu les services d’un avocat et avait l’intention de procéder à la saisie du navire à moins d’obtenir une garantie que Nirint paierait ses factures en entier.

[18]  De 15 h 45 à 16 h 09, à la suite de plusieurs échanges par courriel, Nirint a accepté de garantir le paiement des factures de Groupe Ocean et a obtenu la confirmation de l’avocat de cette dernière qu’il cesserait toutes les procédures de saisie.

[19]  À 16 h 24, les propriétaires ont envoyé le courriel suivant à Nirint :

[traduction]
« Ref estimations/documents justificatifs et au CD proforma ci-joints, il semble, et était compris que les montants pour les services rendus pour le calorifère à eau chaude et la soudure du réservoir de carburant de service avaient peut-être été entrés par erreur, ce qui explique la différence de 2561,95CA (sic) qui a été déduite de votre CDP . Le solde de 54003CA a été déposé dans votre compte, considérant ce qui précède et ref notre conv. tél d’il y a quelques minutes, nous vous serions très reconnaissants de svp:

  • 1 — Clarifier le solde final accompagné des documents justificatifs afin que tout soit traité et finalisé par notre bureau le plus rapidement possible.

  • 2 — svp prendre les mesures nécessaires et utiles pour la libération du navire et son départ afin d’éviter tout autre retard. »

[20]  À 17 h 33, Nirint a confirmé aux propriétaires qu’elle n’avait pas eu [traduction] « d’autre choix » que de garantir le paiement de tous les coûts, incluant les factures contestées, et que le navire était libre de prendre le large. Le navire a quitté Québec plus tard au cours de la journée.

[21]  Les parties s’entendent sur le fait que le samedi 24 décembre, le dimanche 25 décembre, le lundi 26 décembre et le mardi 27 décembre constituent le [traduction] « congé de Noël » pour la plupart des institutions financières et entreprises à Québec, de sorte que le navire n’aurait pas pu quitter le Port de Québec avant le 28 décembre 2016 s’il n’avait pas quitté le port le vendredi 23 décembre.

III.  LES POSITIONS DES PARTIES ET LES QUESTIONS EN LITIGE

[22]  Il n’y a aucun différend entre les parties en ce qui concerne les règles de droit applicables. En droit maritime canadien, un représentant a le droit d’obtenir le remboursement de toutes sommes en capital raisonnablement engagées dans la réalisation de son mandat, ce qui diffère peu du principe applicable en common law canadienne et en droit civil québécois en la matière. Le représentant doit toutefois exonérer son mandant de la responsabilité à l’égard de toute perte encourue par celui-ci en raison d’une négligence de sa part dans la réalisation de son mandat.

[23]  Nirint soutient avoir été expressément autorisée par les propriétaires à garantir et à payer les frais supplémentaires réclamés par Groupe Ocean, ou du moins, qu’elle a agi de façon raisonnable, ayant reçu pour instruction de faire tout ce qui était nécessaire pour que le navire quitte Québec sans autre délai. Nirint affirme que Groupe Ocean aurait procédé à la saisie du navire, n’eût été sa garantie de paiement de ses factures, ce qui aurait retardé le départ du navire de quatre jours supplémentaires et causé un préjudice considérable aux propriétaires.

[24]  Nirint estime donc que le paiement des frais contestés constituait une dépense raisonnable découlant de la réalisation de son mandat, et qu’elle a le droit d’être remboursée.

[25]  Subsidiairement, si la Cour conclu qu’elle n’avait pas eu l’autorisation de garantir ou de payer les frais de Groupe Ocean, Nirint soutient qu’elle devrait néanmoins être remboursée suivant les principes de quantum meruit ou d’enrichissement sans cause. Nirint affirme qu’en payant Groupe Ocean, elle a libéré les propriétaires d’une dette qu’ils auraient autrement été tenus de payer et a ainsi contribué à leur enrichissement à ses propres frais.

[26]  Les propriétaires soutiennent qu’ils n’ont pas expressément autorisé Nirint à payer Groupe Ocean et qu’au contraire, ils avaient expressément indiqué que Groupe Ocean serait uniquement payé s’il fournissait les documents justificatifs appropriés. Les propriétaires avancent que la menace de saisie du navire par Groupe Ocean n’était pas crédible, considérant le délai de paiement de 30 jours figurant sur ses factures. Citant l’arrêt Armada Lines c Chaleur Fertilisers [1997] RCS 617 et la décision Mondel Transport c Afram Lines [1990] 3 CF 701, ils soutiennent que Groupe Ocean aurait dû savoir qu’une saisie dans de telles circonstances aurait été un abus de procédure et qu’il aurait pu être tenu responsable des pertes des propriétaires. Les propriétaires prétendent donc qu’il n’était pas raisonnable que Nirint garantisse le paiement des factures dans les circonstances.

[27]  Les propriétaires soutiennent de plus que les frais supplémentaires ne pouvaient jamais être véritablement réclamés. Ils soulignent la clause 7 de la proposition d’origine de Groupe Ocean, laquelle prévoit ce qui suit :

[traduction]
« Lorsque possible et en l’absence d’une entente précise relativement à cet élément dans le contrat, les travaux supplémentaires pouvant être nécessaires seront réalisés par le réparateur ou ses sous-traitants en contrepartie d’un paiement supplémentaire établi comme suit : coûts des matériaux + 15 % + main-d’œuvre au taux horaire applicable, les taux pouvant être fournis sur demande. Le réparateur soumettra un bon de travail incluant un sommaire des travaux supplémentaires devant être réalisés ainsi qu’une estimation des coûts avant d’entreprendre les travaux afin d’obtenir la signature du client directement ou de son représentant. Si le bon de travail signé n’est pas retourné au réparateur dans la journée ouvrable suivant l’envoi par le réparateur, le client sera responsable de tous les retards conséquents et sera réputé avoir consenti aux travaux supplémentaires réalisés entre l’expiration de ce délai et la date de réception par le réparateur d’un avis écrit de la part du client manifestant son désaccord ou son refus de faire réaliser les travaux supplémentaires.

[Non souligné dans l’original.]

[28]  Or, Groupe Ocean n’a soumis aucune estimation de coûts pour les travaux supplémentaires. Les propriétaires soutiennent ainsi que Groupe Ocean ne peut pas réclamer le paiement de ces travaux.

[29]  Les propriétaires répondent à l’argument sur l’enrichissement sans cause de Nirint en soulignant que l’existence d’un contrat de mandat entre les parties empêche l’application des principes de l’enrichissement sans cause, puisque le non-respect par Nirint des instructions des propriétaires constitue le motif juridique de toute perte qu’elle aurait pu subir. Ils ajoutent également que, considérant l’invalidité des factures des travaux supplémentaires de Groupe Ocean en raison de la clause 7 de sa proposition, ils ne se sont pas enrichis en raison du paiement par Nirint.

[30]  Les questions factuelles et juridiques à trancher dans l’espèce sont donc les suivantes :

  • 1) Les propriétaires ont-ils donné des instructions expresses à Nirint quant au paiement ou à la garantie de paiement des factures de Groupe Ocean, et le cas échant, quelles étaient-elles?

  • 2) Si les propriétaires n’ont donné aucune instruction expresse à Nirint quant au paiement ou à la garantie de paiement des factures de Groupe Ocean, était-ce raisonnable que Nirint garantisse le paiement de celles-ci?

  • 3) Si Nirint n’était pas autorisée à garantir le paiement des factures de Groupe Ocean, a-t-elle le droit d’être remboursée par les propriétaires selon les principes de quantum meruit ou d’enrichissement sans cause?

IV.  PREUVE TESTIMONIALE PRODUITE AU PROCÈS

[31]  Comme je l’ai mentionné précédemment, une preuve testimoniale a été produite au procès en plus de l’exposé conjoint des faits et du recueil conjoint des documents.

[32]  Nirint a présenté le témoignage de deux de ses représentants, soit Elias Hage, son unique directeur, et Nick Cailis, son gestionnaire des opérations, ainsi qu’un affidavit de Mario Lebel, un représentant de Groupe Ocean, produit en application de l’article 299 des Règles des Cours fédérales. Les propriétaires ont contre-interrogé messieurs Hage et Cailis sur leurs affidavits, mais n’ont pas contre-interrogé M. Lebel. Les propriétaires n’ont appelé aucun témoin.

[33]  La majeure partie du contenu des affidavits de messieurs Hage et Cailis chevauche celui de l’exposé conjoint des faits, sans rien y ajouter et sans le contredire. Les faits supplémentaires figurant dans leurs affidavits et tirés de leurs contre-interrogatoires sont les suivants :

[34]  M. Hage était au courant des décisions de Nirint à l’égard des événements en cause, et y a pris part, mais c’est M. Cailis qui participait le plus directement à tous les échanges avec les propriétaires et à la majeure partie des échanges avec LOLA et les fournisseurs. Toutefois, M. Hage a parlé à M. Lebel de Groupe Ocean et son avocat le 23 décembre 2016. Les deux lui ont indiqué verbalement que Groupe Ocean avait l’intention de demander la saisie du navire à moins de paiement complet de leurs factures. M. Lebel a de plus indiqué que Groupe Ocean cesserait de fournir des services de pilotage au navire.

[35]  M. Hage a admis que bien que les factures de Groupe Ocean comportaient un délai de paiement de 30 jours, il n’a confronté ni M. Lebel ni son avocat quant à la possibilité de l’illégalité d’une telle saisie. Il a indiqué que nonobstant le délai de paiement indiqué, il est pratique courante dans l’industrie que les fournisseurs [traduction] « changent d’avis » et demandent le paiement de leurs factures avant que le navire quitte le port lorsqu’ils estiment qu’il s’agit d’un [traduction] « mauvais payeur ». Il a également offert de placer les montants contestés en fiducie, ce qui a été refusé. Il a maintenu qu’il croyait que le navire serait saisi à moins que le paiement des factures contestées de Groupe Ocean soit entièrement garanti. Il a estimé que les droits de surestarie imposables au navire s’élèveraient à 12 000 $ par jour s’il fallait qu’il reste au port durant le congé de Noël.

[36]  M. Hage a affirmé qu’il était au bureau lorsque M. Cailis a eu une conservation téléphonique avec un M. Sana, représentant les propriétaires mais qu’il n’y participait pas directement. M. Cailis a rapporté à M. Hage que M. Sana avait accepté de payer les factures contestées de Groupe Ocean afin de permettre au navire de quitter le port, et qu’il recevrait la confirmation de ces instructions par écrit. M. Hage croit que le courriel reçu des propriétaires à 16 h 24 était cette confirmation.

[37]  M. Cailis a reconnu avoir reçu les conseils du représentant P&I à propos du délai de paiement de Groupe Ocean, mais il admet ne pas l’avoir transmis à M. Hage ou en avoir discuté avec les propriétaires. Quant à sa conversation avec M. Sana, M. Cailis a témoigné que M. Sana avait expliqué que les propriétaires avaient d’abord cru que les frais exigés par Groupe Ocean avaient été inscrits par erreur dans le compte de débours révisé de Nirint (soit le résultat d’une faute de frappe), mais qu’ils étaient maintenant d’accord que les factures devraient être payées afin de permettre au navire de prendre le large immédiatement. Malgré l’insistance de l’avocat en contre-interrogatoire, M. Cailis a soutenu sans faillir que la présentation des « documents justificatifs » mentionnée dans le courriel de 16 h 24 des propriétaires n’avait jamais été mentionnée dans sa conversation avec M. Sana.

[38]  Il a de plus témoigné que Nirint n’aurait pas payé les factures contestées si M. Sana ne lui avait pas donné instructions de le faire.

[39]  L’affidavit de M. Lebel établit les circonstances dans lesquelles les services de Groupe Ocean ont été retenus. Il comprend un rapport préparé par ses sous-traitants expliquant la nécessité de réaliser des travaux supplémentaires relativement à l’installation de réservoirs d’eau chaude, ainsi qu’au nettoyage et à la soudure du réservoir de service no 2 HFO. L’affidavit comprend plusieurs autres documents justificatifs. Tous les documents produits avec l’affidavit de M. Lebel avaient déjà été fournis par Nirint en décembre 2016, exception faite de la pièce ML-8, laquelle comprend les bons de travail et d’autres documents justificatifs provenant des sous-traitants qui ont réalisé les travaux supplémentaires sur le réservoir de service HFO.

V.  DISCUSSION

[40]  La Cour accepte sans aucune hésitation le témoignage de messieurs Hage et Cailis comme étant véridique et crédible. Particulièrement en ce qui a trait à l’importante conversation téléphonique qui a eu lieu entre M. Cailis et M. Sana, le souvenir de M. Cailis de cette conversation était précis et inébranlable, sans toutefois être forcé ou sembler récité.

[41]  La Cour conclut qu’il n’y a aucune incohérence ou contradiction entre le récit que fait M. Cailis de cette conversation avec M. Sana et le contenu du courriel de confirmation envoyé par les propriétaires à 16 h 24. Les propriétaires reconnaissent dans le courriel qu’ils ont d’abord cru que les coûts des services rendus [traduction] « ont peut-être été entrés par erreur » dans le compte de débours pro forma révisé, expliquant pourquoi la remise faite plus tôt ne comprenait pas ces montants. Quant à la conversation téléphonique récente, l’auteur du courriel demande à Nirint de clarifier le solde final et de fournir des documents justificatifs afin que les propriétaires puissent finaliser et traiter le tout, mais également de prendre toutes les mesures nécessaires et utiles pour s’assurer du départ du navire sans plus tarder.

[42]  Il n’y a rien de contradictoire dans le fait de dire à un représentant d’effectuer le paiement immédiat d’un compte auparavant contesté, tout en demandant à ce que la transaction soit documentée de manière appropriée dans les comptes définitifs. Nirint a éventuellement remis aux propriétaires un compte de débours définitif, ainsi que des documents justificatifs.

[43]  La Cour rejette la théorie des propriétaires voulant que les instructions écrites qui ont été communiquées à 16 h 24 exigeaient de Nirint qu’elle ne paie pas le montant contesté tant et aussi longtemps que le solde n’était pas dû légalement ou tant qu’ils n’auraient pas reçu des documents démontrant que les travaux supplémentaires étaient étayés par des estimations de coûts écrites. Considérant l’intention manifestée par Groupe Ocean de faire saisir le navire, de telles instructions auraient été contraires aux instructions explicites communiquées à Nirint, soit de [traduction] « prendre les mesures nécessaires et utiles» pour que le navire puisse quitter le port sans plus tarder.

[44]  La Cour conclut que les propriétaires ont expressément demandé à Nirint, verbalement au cours de la conversation entre M. Sana et M. Cailis, d’effectuer le paiement des factures de Groupe Ocean. Cette conclusion est entièrement déterminante quant à la responsabilité des propriétaires de rembourser ces dépenses à Nirint. Considérant ces instructions expresses, la question à savoir si les propriétaires étaient légalement tenus de payer les factures de Groupe Ocean n’est pas pertinente.

[45]  Cela dit, même si on pouvait soutenir que le courriel de confirmation écrite de 16 h 24 introduisait un élément d’ambiguïté quant aux instructions des propriétaires, la Cour demeure convaincue que Nirint a dûment exécuté son mandat et a agi de façon raisonnable en garantissant le paiement des frais de Groupe Ocean.

[46]  En outre, dans la mesure où Nirint n’avait pas d’instructions claires quant au paiement des factures contestées, elle était tenue de prendre des mesures raisonnables dans les circonstances afin de protéger les intérêts des propriétaires. Les propriétaires avaient exprimé ces intérêts comme la clarification du solde final, la présentation de documents justificatifs pour traiter les frais et l’assurance que le navire quitte le port sans plus tarder.

[47]  En tant que représentante du navire, tout ce que Nirint pouvait faire pour éviter une saisie, hormis de garantir le paiement complet des factures, était de soulever la question du délai de paiement de 30 jours et d’offrir de mettre le montant contesté en fiducie en attente d’un règlement. Nirint n’a pas évoqué le délai de paiement, mais elle a formulé la seconde offre.

[48]  La Cour conclut que Nirint n’a pas été négligente et n’a pas causé de préjudices aux propriétaires en omettant de soulever la question du délai de paiement de 30 jours à Groupe Ocean ou à son avocat.

[49]  Nirint avait un mandat de représentante de navire, et non de conseiller juridique. Il est vrai que les représentants P&I des propriétaires avaient évoqué le délai de paiement de 30 jours de Groupe Ocean; toutefois, leurs conseils sur cette question se limitaient à la suggestion voulant que Groupe Ocean ne « devrait » pas prendre de mesures. Les propriétaires ne pouvaient pas raisonnablement s’attendre à ce que Nirint évalue la légalité de la saisie proposée par Groupe Ocean ou la suffisance des recours offerts aux propriétaires en cas de saisie illégale. Quoi qu’il en soit, considérant le refus de Groupe Ocean d’accepter le paiement en fiducie, la Cour conclut que la mention du délai de paiement de 30 jours aurait été tout aussi inefficace pour s’assurer que Groupe Ocean ne mette pas sa menace à exécution.

[50]  La Cour conclut de plus que Nirint n’a pas agi de façon négligente et n’a causé ni pertes ni dommages aux propriétaires en omettant de tenir compte de la clause 7 de la proposition initiale de Groupe Ocean, laquelle exigeait la présentation d’estimations écrites préalablement aux travaux supplémentaires. Si l’on présume, mais sans le déterminer, que cette clause invalide le droit de Groupe Ocean à réclamer des travaux supplémentaires, il reste néanmoins que l’existence de cette clause n’a pas été soulevée par les représentants P&I ou les propriétaires. Nirint n’était pas tenue de passer au peigne fin les modalités contractuelles des propositions initiales de Groupe Ocean à la recherche de justifications légales pour payer ou rejeter les factures. On ne pouvait pas non plus s’attendre à ce qu’elle le fasse.

[51]  Une fois qu’il était clair que Groupe Ocean avait l’intention de saisir le navire si elle n’était pas payée, Nirint n’avait aucun autre choix pour réaliser son mandat que de payer les factures pour éviter la saisie, puis de recueillir et de les fournir aux propriétaires les documents habituels pour étayer les frais; c’est-à-dire des documents de nature à démontrer que les frais portent sur des travaux véritablement réalisés. C’est exactement ce que Nirint a fait. Les propriétaires n’ont pas questionné, ni même établi que les travaux supplémentaires n’ont pas été réalisés ou étaient inutiles, ou que les montants facturés étaient excessifs.

[52]  La Cour conclut que le paiement par Nirint des factures de Groupe Ocean constituait une dépense engagée raisonnablement dans la réalisation de son mandat. Considérant cette conclusion, il est inutile pour la Cour d’examiner l’argument de l’enrichissement sans cause.

VI.  CONCLUSION, INTÉRÊTS ET DÉPENS

[53]  Les parties sont d’accord sur le montant de 21 046,88 $ à titre de solde payable au compte de Nirint en lien avec les factures de Groupe Ocean. Le navire et ses propriétaires sont responsables du paiement de ce montant à Nirint, mais pas Istanbul Denizcilik ve Deniz Tasimaciligi, qui a seulement agi à titre de représentante autorisée des propriétaires.

[54]  Nirint réclame des intérêts préalables et postérieurs au jugement au taux d’emprunt commercial plus 2 % composé trimestriellement. Or, aucun élément de preuve n’a été produit quant à l’existence d’un taux d’emprunt commercial ou au droit de Nirint à une majoration de 2 % de ce taux. En l’absence d’une telle preuve, c’est le taux d’intérêt légal de 5 % prévu par la Loi sur l’intérêt, LRC 1985, ch I-15 qui s’applique (St. Lawrence Construction Ltd c Federal Commerce and Navigation Co. [1985] 1 CF 767, autorisation d’interjeter appel à la CSC refusée (1985) 58 NR 236n, Iron Mac Towing (1974) Ltd c « North Arm Highlander » (The) (1979) 28 NR 348 (CAF)).

[55]  Nirint ayant eu gain de cause, elle aura droit à ses frais et dépens dans l’instance.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Les défendeurs Mega Trophy Ltd., le navire M/V « Seren » et ses propriétaires, ainsi que toute autre personne ayant un intérêt dans le navire « Seren », sont conjointement et solidairement tenus de payer la somme de 21 046,88 $ à la demanderesse, ainsi que les intérêts antérieurs et postérieurs au jugement au taux de 5 % par année, à compter du 23 décembre 2016 jusqu’à paiement complet.

« Mireille Tabib »

Protonotaire


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-700-17

 

INTITULÉ :

NIRINT INC faisant affaire sous le nom de NIRINT CANADA c MEGA THROPHY LTD ET AL.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 avril 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

Isabelle Chatigny

 

Pour la demanderesse

 

David Colford

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Benabou et associés

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Brisset Bishop

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les défendeurs

 

 

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