Dossier : IMM-1595-18
Référence : 2019 CF 812
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 14 juin 2019
En présence de monsieur le juge Favel
ENTRE :
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ALI GUL
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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JUGEMENT ET MOTIFS
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I.
Nature de l’affaire
[1]
La Cour est saisie, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision défavorable rendue le 5 mars 2018 par un agent d’immigration [l’agent] à la suite d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR]. Dans sa décision d’ERAR, l’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé au risque d’être persécuté ou soumis à la torture, ou encore à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Ukraine.
II.
Contexte
[2]
Le demandeur est un citoyen turc qui est devenu résident permanent de l’Ukraine en 2013. Il est arrivé au Canada pour la première fois comme étudiant en 1999. À son arrivée au Canada, il a présenté une demande d’asile, qui a été refusée en mars 2000, et il est parti peu de temps après. Depuis qu’il a quitté le Canada, le demandeur vit en Ukraine.
[3]
Le demandeur est revenu au Canada en juillet 2017. Comme sa demande d’asile était irrecevable, et qu’une mesure d’exclusion avait été prise contre lui, il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi en août 2017.
[4]
Le demandeur, qui avait quitté la Turquie en 1995 pour poursuivre ses études, a depuis obtenu le statut de résident permanent en Ukraine. Pendant ce temps, il a commencé à être actif au sein du Hizmet, un mouvement considéré comme une organisation terroriste par le gouvernement turc. Parmi ses activités au sein du Hizmet, le demandeur a travaillé comme enseignant, puis comme directeur adjoint de l’école internationale Meridian, un établissement d’enseignement ayant des liens avec le Hizmet en Ukraine. Le demandeur a également fait du bénévolat au Centre culturel ukraino-turc, un organisme qui avait aussi des liens avec le Hizmet, et il a ouvert un compte à la banque Asya en Turquie, une banque participative considérée comme ayant des liens avec l’Hizmet. Le gouvernement turc a depuis fermé cette institution.
[5]
En novembre 2016, un ami du demandeur qui était également actif au sein du mouvement Hizmet s’est fait agresser, et son passeport lui a été dérobé. Le demandeur croit que cette agression s’est produite parce qu’il était connu pour être un membre de la collectivité Hizmet, et il allègue que l’ambassade turque a refusé de remplacer son passeport parce qu’il participait activement aux activités de l’Hizmet. Le demandeur, ainsi que d’autres membres du mouvement Hizmet, a également reçu des appels téléphoniques anonymes menaçants et sa voiture a été vandalisée.
[6]
Le demandeur a quitté l’Ukraine, parce qu’il croyait que ce n’était qu’une question de temps avant que le gouvernement turc ne franchisse la frontière ukrainienne pour venir s’en prendre à lui, ou que l’Ukraine ne commence à expulser des gens à la demande de l’État turc. Le demandeur allègue qu’en raison de la proximité étroite entre la Turquie et l’Ukraine, de l’intention déclarée de la Turquie de détruire l’Hizmet partout dans le monde et du fait que la Turquie avait réussi à organiser l’expulsion, l’extradition et l’enlèvement de membres de l’Hizmet dans divers pays, il craignait pour sa vie dans les deux pays.
III.
La décision contestée
[7]
L’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur le 5 mars 2018 au motif que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il y avait plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté en Ukraine. L’agent a également conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment de preuves pour démontrer qu’il serait plus susceptible d’être exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, et il a par conséquent conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
[8]
L’agent a fait observer que, même si la tentative de coup d’État en Turquie avait eu lieu le 15 juillet 2016, le demandeur avait continué à travailler à l’école internationale Meridian et au Centre culturel Syaivo jusqu’en juillet 2017, date de son arrivée au Canada. L’agent a trouvé révélateur que le demandeur n’ait pas expliqué pourquoi il était resté en Ukraine aux deux endroits redoutés, en travaillant et en faisant du bénévolat pendant une année de plus après le coup d’État, s’il craignait pour sa vie.
[9]
L’agent a reconnu que le demandeur était un citoyen turc. Il s’est toutefois dit d’avis que, comme le demandeur était également un résident permanent ukrainien et que la preuve objective soumise ne corroborait pas le fait que les autorités turques ukrainiennes pouvaient aussi s’intéresser à lui en tant que partisan du Hizmet, le demandeur n’était pas exposé à un risque personnalisé en Ukraine.
[10]
De façon générale, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour confirmer que le demandeur, à titre de directeur adjoint de l’école internationale Meridian ou de bénévole au Centre culturel Syaivo, serait également suivi et menacé à son retour en Ukraine. Le demandeur ne répondait donc pas à la définition de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.
IV.
Questions en litige
[11]
Après avoir examiné les observations écrites des deux parties, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner les questions suivantes :
1.
L’agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas d’audience?
2.
L’agent a-t-il commis une erreur en écartant des éléments de preuve importants?
3.
L’analyse du risque pour le demandeur faite par l’agent était-elle raisonnable?
[12]
Comme je l’ai récemment expliqué dans le jugement Farah c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2018 CF 1162, au paragraphe 7, compte tenu des différentes orientations retenues par notre Cour, la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent d’ERAR quant à l’opportunité de tenir une audience est celle de la décision raisonnable, dans la mesure où « [la] décision repose sur l’interprétation et l’application de la loi qui régit les activités de l’agent »
(Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 654, aux paragraphes 21 à 23). La norme de contrôle applicable à la première question est donc celle de la décision raisonnable.
[13]
S’agissant de la deuxième question, le demandeur soutient que l’omission de tenir compte d’éléments de preuve constitue un manquement à l’équité procédurale parce qu’« il est possible que la raisonnabilité et la déférence n’aient aucun rôle à jouer lorsqu’il n’y a pas d’examen de la preuve »
(Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2013 CF 494, au paragraphe 6). Le défendeur n’a pas formulé d’observations sur la norme de contrôle applicable à cette question.
[14]
La Cour abonde dans le sens du demandeur. La Cour fédérale a affirmé à maintes reprises que l’omission de tenir compte d’éléments de preuve pertinents constitue une erreur de droit (Mukilankoy c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2017 CF 161, au paragraphe 22; Alahaiyah c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2015 CF 726, au paragraphe 17; Uluk c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2009 CF 122, au paragraphe 16; Esmaili c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2013 CF 1161, au paragraphe 15). La norme de contrôle applicable à la deuxième question — et en matière d’équité procédurale de façon générale — est donc celle de la décision correcte.
[15]
Comme l’évaluation de la preuve et les conclusions à en tirer se situaient au cœur de l’expertise de l’agent d’ERAR, la norme de contrôle applicable à la troisième question est celle du caractère raisonnable (Zdraviak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, aux paragraphes 6 et 7). La Cour n’interviendra donc pas dès lors que les conclusions de l’agent sont transparentes, justifiables et intelligibles.
V.
Dispositions législatives applicables
[16]
Les dispositions suivantes de la LIPR s’appliquent en l’espèce :
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Les dispositions suivantes du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR] s’appliquent en l’espèce :
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VI.
Analyse
[18]
Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La décision n’est entachée d’aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour dans la présente demande de contrôle judiciaire.
[19]
Il est de jurisprudence constante que, dans le cas d’une demande d’ERAR, la charge de la preuve repose sur le demandeur (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2008 CF 1067, au paragraphe 21 [Ferguson].
A.
L’agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas d’audience?
[20]
Le demandeur affirme que l’agent a tiré deux conclusions implicites au sujet de la crédibilité. Tout d’abord, l’agent a tiré une conclusion défavorable au sujet de la crainte subjective du demandeur en raison du temps que ce dernier avait laissé s’écouler avant de quitter l’Ukraine. Deuxièmement, l’agent a tiré une conclusion défavorable de l’absence de preuve corroborant la lettre de soutien fournie par le directeur général du Centre culturel ukraino-turc. À cet égard, le demandeur maintient qu’il est bien établi en droit que c’est une erreur que d’exiger une preuve corroborant une lettre d’appui, à moins que la crédibilité des déclarations ne soit mise en doute (Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 135). Le demandeur soutient également que l’agent a contourné l’exigence de formuler des conclusions claires et indubitables en matière de crédibilité, car il a présenté ces conclusions comme des conclusions quant à l’insuffisance de la preuve. Par conséquent, selon lui, le fait que l’agent ne l’ait pas convoqué à une entrevue dans le but tirer des conclusions claires et valables sur sa crédibilité constitue un manquement à l’équité procédurale. Le demandeur soutient en outre qu’étant donné que la décision de la SPR sur laquelle l’agent s’est fondé remontait à une vingtaine d’années, celui-ci devait tenir une entrevue pour être en mesure de satisfaire aux exigences en matière d’équité procédurale.
[21]
Le défendeur soutient pour sa part que l’agent n’avait aucune obligation de tenir une audience parce qu’il n’a tiré aucune conclusion sur la crédibilité. Le défendeur maintient que les éléments de la décision mentionnés par le demandeur ne sont que deux des faits dont l’agent a tenu compte pour décider s’il y avait suffisamment de preuves quant au risque. Après avoir évalué l’ensemble de la preuve, l’agent a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments pour établir que le demandeur serait exposé à un risque en Ukraine. Le défendeur maintient que le simple fait que le demandeur prétende le contraire ne transforme pas une conclusion raisonnable en conclusion défavorable quant à la crédibilité, ce qui requerrait la tenue d’une audience.
[22]
Le défendeur soutient en outre que l’absence de preuve corroborante n’est qu’une des nombreuses lacunes de la lettre du directeur général : l’agent a également signalé que l’auteur de la lettre n’avait pas indiqué que l’agression dont il avait été victime était attribuable à son poste de directeur général du Centre culturel, ni que les autres membres de l’organisation, à part le demandeur, avaient également reçu des menaces ou été harcelés.
(1)
L’agent a-t-il tiré des conclusions déguisées sur la crédibilité?
[23]
La détermination de l’existence de conclusions déguisées sur la crédibilité est une opération qui est tributaire des faits de l’affaire (Lopez Puerta c Canada, 2010 CF 464). Bien qu’il convienne de faire une distinction entre une conclusion défavorable quant à la crédibilité et une conclusion fondée sur l’insuffisance de la preuve, en pratique, cette distinction est ténue (Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2014 CF 59, au paragraphe 32, Strachn c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 984, au paragraphe 34). En règle générale, le tribunal doit aller au-delà du libellé explicite de la décision de l’agent pour déterminer si, en fait, la crédibilité du demandeur était en cause (Ferguson, au paragraphe 16).
[24]
La Cour a conclu à l’existence de conclusions de crédibilité déguisées dans des affaires dans lesquelles l’agent n’avait pas accordé de poids à la version des faits du demandeur et aux craintes qu’il avait exprimées, puis rejeté implicitement le témoignage du demandeur comme non crédible (voir, par exemple, Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103). Elle a fait de même dans des affaires où l’agent avait exprimé des doutes quant à la véracité du témoignage du demandeur, sans fournir de raison valable (voir, par exemple, Whudne c Canada (MCI), 2016 CF 1033, au paragraphe 20 [Whudne], Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2013 CF 737, au paragraphe 68), ainsi que dans des affaires où les conclusions de l’agent reposaient sur les contradictions relevées dans les témoignages donnés sous serment (voir Whudne, au paragraphe 20).
[25]
En l’espèce, les motifs de l’agent ne donnent pas à croire que ce dernier a tiré une conclusion déguisée au sujet de la crédibilité.
[26]
En premier lieu, la conclusion de l’agent concernant la décision du demandeur de demeurer en Ukraine après le coup d’État ne signifie pas qu’il n’a pas ajouté foi au témoignage du demandeur. Il s’agit là d’une conclusion de fait qui porte sur l’absence de crainte subjective du demandeur. L’agent a souligné que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi il était resté en Ukraine pour travailler et faire du bénévolat pour deux organisations liées à l’Hizmet s’il craignait pour sa vie.
[27]
En second lieu, la conclusion de l’agent quant à la lettre du directeur général ne laissait pas entendre qu’il n’avait pas cru le contenu de celle-ci ni les allégations du demandeur selon lesquelles il avait reçu des appels téléphoniques menaçants et avait été harcelé, et que sa voiture avait été vandalisée. L’agent a plutôt conclu que ces éléments de preuve étaient insuffisants pour confirmer l’hypothèse selon laquelle les actes en question étaient liés au travail du demandeur ou à son bénévolat pour des organismes liés au Hizmet. Il était raisonnable de la part de l’agent de conclure que ces éléments de preuve ne pouvaient corroborer le fait que les autorités ukrainiennes s’intéressaient personnellement au demandeur. Cette conclusion ne portait pas sur la crédibilité.
(2)
L’agent a-t-il commis une erreur en ne convoquant pas le demandeur à une entrevue?
[28]
Nul ne peut exiger une entrevue — ou une audience — dans le cadre d’une demande d’ERAR. L’alinéa 113b) de la LIPR prévoit qu’une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Les facteurs réglementaires sont énumérés à l’article 167 du RIPR, qui précise qu’une audience est habituellement requise dans le contexte d’une demande d’ERAR s’il existe des éléments de preuve qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur et qui, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient d’accueillir la demande (Ullah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 221).
[29]
Une entrevue n’était pas requise en l’espèce, vu la conclusion tirée par la Cour dans l’affaire susmentionnée, car la crédibilité n’était pas en cause devant l’agent d’ERAR. De plus, la Cour ne peut souscrire à l’argument du demandeur selon lequel l’agent aurait dû le convoquer à une entrevue parce que la décision de la SPR sur laquelle il s’était fondé remontait à une vingtaine d’années. Dans la décision Arenas Pareja c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2008 CF 1333, au paragraphe 24 [Pareja], la Cour a clairement établi que, si la crédibilité n’était pas en cause devant l’agent d’ERAR, le demandeur n’avait pas droit à une audience devant ce dernier simplement parce que sa deuxième demande d’asile n’avait pas été entendue par la CISR.
[30]
Les faits de l’affaire Pareja ressemblent à ceux de l’affaire dont la Cour est saisie. Le demandeur était un citoyen mexicain qui était arrivé au Canada pour la première fois en 1990, mais dont la demande d’asile avait été rejetée la même année. Le demandeur était revenu au Canada en 2007, et il avait alors tenté de présenter une demande d’asile, qui avait été jugée irrecevable au titre de l’alinéa 101(1)b) de la LIPR, puisqu’il avait déjà été débouté de sa demande d’asile par la CISR. Le demandeur a alors présenté une demande d’ERAR. L’agent l’a rejetée, au motif que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir le bien-fondé de ses allégations, et plus précisément, d’établir qu’il était personnellement visé par des trafiquants de drogue ou des policiers corrompus. Dans ses motifs, le juge Lagacé a souligné que le droit à une audience devant l’agent d’ERAR peut exister lorsque la crédibilité est un facteur clé dans la décision de l’agent. Il a ainsi conclu, au paragraphe 26 :
[26] Une audition n’aurait rien donné de plus au demandeur puisqu’il a eu pleine opportunité de faire valoir ses moyens et de soumettre toute la preuve documentaire et les observations écrites jugés nécessaires pour soutenir ses prétentions. L’agente ERAR ne conclut pas dans sa décision que le demandeur n’est pas crédible, mais bien qu’il ne s’est pas déchargé de son fardeau de preuve de démontrer un risque personnalisé. Cette conclusion est parfaitement justifiée et possible au regard de la nature de la preuve offerte ici et du droit. Bref, il s’agit encore une fois d’une conclusion raisonnable qui ne justifie pas l’intervention de cette Cour.
[31]
La décision de l’agent de ne pas convoquer le demandeur à une entrevue était donc raisonnable.
B.
L’agent a-t-il commis une erreur en écartant des éléments de preuve importants?
[32]
Le demandeur affirme qu’en ce qui concerne deux questions, l’agent a complètement ignoré la preuve, ce qui constitue un manquement à l’équité procédurale. Tout d’abord, l’agent a conclu que le relevé des notes du fils du demandeur et les documents se rapportant à la carte de crédit de celui-ci ne constituaient pas une preuve du risque auquel serait exposé le demandeur. Le demandeur soutient que ces documents visaient à démontrer qu’il travaillait, qu’il avait envoyé ses enfants à des établissements scolaires ayant des liens avec l’Hizmet et qu’il avait un compte à la banque Asya, ce qui aurait dû apporter la preuve qu’il avait des liens depuis longtemps avec l’Hizmet. Selon lui, l’agent a donc commis une erreur en refusant d’évaluer ces éléments de preuve pertinents. Ensuite, le demandeur affirme qu’en concluant qu’il n’avait pas fourni d’éléments de preuve objective à l’appui des présumés liens entre l’Ukraine et la Turquie, l’agent a ignoré ou rejeté les propres déclarations du demandeur, les affirmations contenues dans la lettre d’appui du directeur général, ainsi que les articles produits par le demandeur pour corroborer l’existence des liens en question.
[33]
Le défendeur, quant à lui, soutient que l’agent n’a pas ignoré les éléments de preuve auxquels le demandeur fait référence. L’agent a examiné les relevés bancaires et scolaires, mais a conclu que ces documents n’établissaient pas que le demandeur serait exposé à un risque. Premièrement, il n’y avait pas de preuves solides permettant d’établir un lien ferme entre l’établissement scolaire fréquenté par le fils du demandeur et le mouvement Hizmet, et deuxièmement, les relevés bancaires n’établissaient pas que les résidents permanents d’Ukraine qui sont clients de la banque Asya étaient exposés à un risque de la part des autorités turques. Alors que les rapports sur les pays visés produits par le demandeur mentionnent que des fonctionnaires étaient licenciés s’ils étaient soupçonnés d’entretenir des liens avec le mouvement Hizmet, et que l’un des critères utilisés pour les congédier était le versement de contributions financières à la banque Asya, ces mêmes rapports sont muets quant aux risques auxquels sont exposés les clients de la banque Asya qui ne sont pas des fonctionnaires turcs et qui vivent en Ukraine. Le défendeur soutient en outre que les éléments de preuve présentés par le demandeur indiquent que, bien qu’il existât de prétendus liens entre ces organisations et le mouvement Hizmet, ces liens avaient été niés avec véhémence, et il ne semble pas qu’il y ait eu des répercussions sur ces institutions à la suite des reportages des médias qui les avaient reliées au mouvement Hizmet.
[34]
La Cour est convaincue par l’argument du défendeur. L’agent n’a pas ignoré les éléments de preuve cités par le demandeur. La transcription et les relevés bancaires renferment peu d’éléments susceptibles de corroborer les risques auxquels serait exposé le demandeur. Et dans la mesure où ils seraient pertinents, ces éléments ne le seraient qu’en ce qui a trait aux liens du demandeur avec l’Hizmet. Les éléments en question n’ont d’ailleurs pas été mis en doute par l’agent : la question n’est pas de savoir si le demandeur a des liens avec l’Hizmet, mais plutôt s’il existe suffisamment d’éléments de preuve tendant à démontrer que les autorités ukrainiennes s’intéresseraient personnellement au demandeur en tant qu’enseignant ou bénévole au sein d’institutions qui ont des liens avec l’Hizmet. Les notes transcrites et le relevé bancaire ne corroborent pas l’existence des risques auxquels serait exposé le demandeur, et l’agent n’a donc pas commis d’erreur en accordant peu de valeur probante à ces éléments de preuve.
C.
L’analyse du risque pour le demandeur faite par l’agent était-elle raisonnable?
[35]
Le demandeur soutient que l’analyse du risque effectuée par l’agent était déraisonnable sous deux aspects.
[36]
Premièrement, le demandeur affirme qu’en général, l’agent doit d’abord déterminer si les affirmations et le témoignage personnel du demandeur quant à son profil et à ses expériences antérieures sont crédibles. Si l’agent conclut que c’est le cas, il peut se fier aux témoignages et aux affirmations du demandeur au sujet de son profil. Toutefois, le demandeur soutient qu’en l’espèce, l’agent n’a tiré aucune conclusion appropriée quant à sa crédibilité ou à sa crainte subjective. Le demandeur avance que le fait que l’agent n’ait pas correctement évalué sa crédibilité et sa crainte subjective fait en sorte que sa décision doit être présumée déraisonnable.
[37]
Deuxièmement, le demandeur affirme que l’hypothèse de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment de preuves pour conclure qu’il serait exposé à un risque ne constitue pas une décision raisonnable, étant donné que l’agent s’est contenté d’affirmer que la preuve était insuffisante, sans expliquer ni motiver sa conclusion selon laquelle les éléments de preuve soumis par le demandeur ne permettaient pas de conclure qu’il serait exposé à un risque.
[38]
Le défendeur réplique que l’idée du demandeur suivant laquelle l’agent devait tirer une conclusion quant à la crainte subjective ou à la crédibilité avant d’évaluer le bien-fondé de sa demande n’est pas fondée en droit. Il incombait au demandeur d’établir, preuves à l’appui, qu’il était exposé à un risque en Turquie et en Ukraine. Une fois que l’agent avait conclu que la preuve était insuffisante, l’examen se terminait là.
[39]
Le défendeur ajoute que l’agent a expliqué en quoi la preuve était insuffisante. Celui-ci a expliqué que le demandeur n’avait produit aucune preuve indiquant qu’il était exposé à un risque en raison de ses liens avec l’école ou le Centre culturel. Le demandeur n’a cité aucun cas où un résident permanent de l’Ukraine avait été extradé vers la Turquie en raison de tout lien présumé avec le mouvement Hizmet. De plus, le fait que le demandeur ait continué à travailler à l’école et à faire du bénévolat au Centre culturel pendant un an après la tentative de coup d’État est difficilement conciliable avec l’idée selon laquelle ses liens avec l’école et le Centre culturel l’exposaient à un risque, tout comme le fait qu’il n’avait pas produit les preuves corroborantes auxquelles il aurait, en toute logique, facilement eu accès.
[40]
Le demandeur a raison de préciser que, lorsque l’auteur d’une demande d’ERAR soumet des éléments de preuve, l’agent peut procéder à deux évaluations distinctes. L’agent peut tout d’abord vérifier si ces éléments de preuve sont crédibles. Si, en tant que juge des faits, l’agent conclut qu’ils sont crédibles, il doit alors déterminer la valeur à leur accorder. Toutefois, comme l’a récemment confirmé notre Cour dans le jugement Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2018 CF 909, au paragraphe 30, il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer immédiatement à l’appréciation du poids ou de la valeur probante sans se demander si cette preuve est crédible. Cette situation se présente habituellement lorsque le juge des faits est d’avis que la réponse à la première question n’est pas pertinente en raison de la faible valeur — ou de l’absence de valeur — qu’il convient d’accorder à la preuve, même si celle-ci est considérée comme fiable.
[41]
C’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce. La preuve présentée par le demandeur, bien que crédible à première vue, ne corroborait pas le risque auquel il prétendait qu’il serait exposé s’il était renvoyé en Turquie. Il était donc raisonnable de la part de l’agent de restreindre son analyse à la seule valeur probante de cette preuve.
[42]
De plus, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du demandeur suivant lequel l’agent a simplement affirmé que la preuve était insuffisante, sans fournir d’explications ou de raisonnement. L’agent a expliqué les limites que comportait la preuve présentée par le demandeur, en l’occurrence en disant qu’elle ne démontrait ni que les membres des organisations auxquelles le demandeur avait adhéré étaient susceptibles d’être exposés à un risque, ni que le demandeur serait exposé à un risque en tant qu’enseignant ou bénévole au sein d’organisations associées à l’Hizmet.
[43]
L’agent a ensuite mentionné une lettre dans laquelle le directeur général du Centre culturel ukraino-turc affirmait avoir été battu et volé et avoir souvent reçu des appels téléphoniques menaçants. Dans cette lettre, le directeur général faisait également observer qu’il était au courant que le demandeur avait lui aussi reçu de nombreux appels téléphoniques menaçants semblables, qu’il avait été harcelé, que sa voiture avait été vandalisée et qu’il croyait que, si le demandeur demeurait en Ukraine, il serait exposé à des menaces croissantes et même à une menace à sa vie. L’agent a toutefois estimé que cette lettre avait peu de valeur probante, car le directeur général n’avait fourni aucune preuve corroborante à l’appui de ses déclarations, et que la lettre n’établissait pas non plus que les faits en question étaient attribuables au poste occupé par l’auteur de la lettre.
[44]
L’agent a également examiné les notes du fils du demandeur et les relevés de carte de crédit du demandeur, mais il a conclu que ces documents ne fournissaient aucune preuve que le demandeur serait exposé à un risque, et ajouté et qu’ils ne corroboraient pas le risque auquel le demandeur prétendait qu’il serait exposé s’il retournait en Turquie.
[45]
L’analyse du risque subjectif et du risque objectif effectuée par l’agent était donc raisonnable.
VII.
Conclusion
[46]
La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1595-18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.
« Paul Favel »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 21e jour d’août 2019.
Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DoSSIER :
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IMM-1595-18
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INTITULÉ :
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ALI GUL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 22 NOVEMBRE 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE FAVEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 14 JUIN 2019
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COMPARUTIONS :
Barbara Jackman
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POUR LE demandeur
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Daniel Engel
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POUR Le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman Nazami & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LE demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR Le défendeur
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