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Date : 20050816

Dossier : T-2172-04

Référence : 2005 CF 1079

Ottawa (Ontario), le 16 août 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

SUZANNE DUBOIS

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

VUE D'ENSEMBLE

[1]                Peu importe qu'une plainte soit valide ou non; si l'on pouvait menacer impunément et intimider le plaignant, avant, pendant et après le dépôt d'une plainte, le processus de plainte n'aurait plus aucune utilité.

            Il serait contraire à l'essence même des lois relatives aux droits de la personne de ne pas donner aux sans-voix la possibilité de se faire entendre. La crédibilité du plaignant est une question qui relève de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) et le fait de crier au loup, même sans raison, doit, à tout le moins, faire l'objet d'une enquête de la part de la Commission.

LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]                Il s'agit du contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission a rejeté, le 2 novembre 2004, la plainte déposée par la demanderesse, Mme Suzanne Dubois, contre l'Agence canadienne de développement international (l'ACDI). Dans sa plainte, celle-ci allègue avoir fait l'objet de discrimination en raison de son sexe et de sa prétendue déficience mentale.

LE CONTEXTE

[3]                Le 6 décembre 2002, Mme Dubois a déposé une plainte auprès de la Commission dans laquelle elle alléguait que l'ACDI avait agi de façon discriminatoire à son endroit en raison de son sexe et d'une prétendue déficience. Elle alléguait également que l'ACDI avait exercé des représailles contre elle en violation de l'article 14.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[1](la Loi).

[4]                Mme Dubois allègue que MM. Paul Hitchfield, Robert Derouin, Réjean Hamel et Raphael Salituri ont agi de façon discriminatoire à son endroit dans le cadre de son travail. Voici le détail de ses allégations. Entre les mois d'août 1998 et d'août 2000, M. Hitchfield a critiqué, de façon exagérée, le travail effectué par Mme Dubois; il lui a refusé une demande de congé; il a fait de la micro-gestion à son endroit et l'a sous-utilisée comme ressource. M. Derouin n'a pas invité Mme Dubois à participer à des dîners prolongés ou à se rendre dans un bar voisin de leur lieu de travail parce qu'elle était une femme. M. Derouin a émis des doutes sur sa capacité d'exécuter les tâches liées à son travail et a suggéré qu'elle subisse un examen médical dans un courriel envoyé à un certain nombre de cadres de l'ACDI. En 2002, M. Salituri occupait le poste de directeur du service où travaillait Mme Dubois et il est devenu également son supérieur direct. Mme Dubois allègue que M. Salituri a déchiré la demande de congé payé qu'elle avait présentée pour pouvoir rencontrer un représentant de la Commission. M. Salituri a critiqué le travail effectué par Mme Dubois et formulé des menaces voilées au sujet d'un congédiement possible.

[5]                En décembre 2001, Mme Dubois a déposé, aux termes de la politique de l'ACDI en matière de conflit et de harcèlement, une plainte contenant ces mêmes allégations contre MM. Hitchfield et Derouin. Un enquêteur indépendant a conclu que la plainte n'était pas fondée.

[6]                La Commission a nommé un enquêteur et a demandé à l'ACDI de répondre aux allégations de Mme Dubois. La réponse de l'ACDI a été transmise à Mme Dubois le 27 octobre 2003. Le 1er décembre 2003, Mme Dubois a répondu aux observations de l'ACDI. Le 15 avril 2004, Mme Dubois a fourni les renseignements supplémentaires demandés par l'enquêteur. L'enquêteur a interrogé 16 personnes, notamment Mme Dubois, ses supérieurs, collègues et clients, et a rédigé un rapport de 21 pages daté du 8 juillet 2004. Le rapport a ensuite été transmis aux parties.

[7]                L'enquêteur recommandait, conformément à l'alinéa 41(1)e) de la Loi, que la Commission n'examine pas les allégations concernant M. Hitchfield parce qu'elles reposaient sur des faits qui s'étaient produits plus d'un an avant la réception de la plainte. L'enquêteur concluait également que les éléments de preuve ne corroboraient pas les autres allégations de Mme Dubois et recommandait qu'elles soient rejetées conformément à l'alinéa 44(3)b) de la Loi.

[8]                Le 4 août 2004, Mme Dubois a déposé des observations en réponse au rapport de l'enquêteur. Le 17 septembre 2004, l'ACDI a produit des observations en réplique à la réponse de Mme Dubois au rapport de l'enquêteur.

LA DÉCISION FAISANT L'OBJET DU CONTRÔLE

[9]                Le 2 novembre 2004, la Commission a décidé, conformément au paragraphe 41(1) de la Loi, d'examiner les allégations contenues dans la plainte, à l'exception de celles qui se fondaient sur des actes qui s'étaient produits plus d'un an avant la réception de la plainte. La Commission a rejeté la plainte, conformément à l'alinéa 44(3)b) de la Loi, parce que les éléments de preuve ne corroboraient pas les allégations de la plaignante selon lesquelles l'ACDI [traduction] « avait traité [Mme Dubois] moins bien que les autres employés et ne lui avait pas assuré un environnement sans harcèlement, tout ceci en raison de son sexe, de son incapacité (prétendue maladie mentale) et à titre de représailles » . La Commission n'a pas expliqué davantage ses motifs mais mentionnait qu'elle en était arrivée à cette décision après avoir examiné le rapport de l'enquêteur et les observations présentées en réponse au rapport.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[10]            1. La décision de la Commission de ne pas examiner les allégations présentées tardivement était-elle manifestement déraisonnable?

2. La décision de la Commission de rejeter les autres allégations en matière de discrimination était-elle manifestement déraisonnable ou contraire à la justice naturelle?

3. La décision de la Commission de rejeter l'allégation relative aux représailles était-elle fondée?

ANALYSE

1. La décision de la Commission de ne pas examiner les allégations présentées tardivement était-elle manifestement déraisonnable?

[11]            La décision de rejeter une plainte aux termes de l'alinéa 41(1)e) de la Loi, c'est-à-dire lorsque plus d'une année s'est écoulée depuis le dernier acte discriminatoire allégué, appelle l'application de la norme de la décision manifestement déraisonnable (Price c. Concord Transportation Inc.[2]).

[12]            Mme Dubois soutient que la Commission aurait dû examiner ces allégations malgré leur tardiveté, étant donné que la politique du Conseil du Trésor en matière de harcèlement invite les employés à exercer les recours internes avant d'autres recours. La Cour note que la politique du Conseil du Trésor ne fait qu'informer les employés qu'ils ont le droit de déposer une plainte auprès de la Commission si elle est fondée sur un motif de discrimination prohibé. Cependant, si les employés décident de déposer une plainte auprès de la Commission, ce dépôt a pour effet de suspendre le processus de plainte prévu par la politique du Conseil du Trésor. Cette politique a pour but d'éviter la multiplication des procédures mais ne privilégie pas un recours particulier.

[13]            En l'espèce, le dernier acte discriminatoire allégué contre M. Hitchfield remonte au 27 juin 2000. Mme Dubois a déposé sa plainte auprès de la Commission le 6 décembre 2002, soit 18 mois après cet incident. De plus, ces allégations ont déjà fait l'objet d'une enquête au fond, conformément à la politique de l'ACDI en matière de harcèlement, et ont été rejetées. Dans ces circonstances, la décision qu'a prise la Commission de rejeter cette partie de la plainte est raisonnable.

2. La décision de la Commission de rejeter les autres allégations de discrimination était-elle manifestement déraisonnable ou contraire à la justice naturelle?

[14]            D'après l'arrêt Elkayam c. Canada (Procureur général)[3] de la Cour d'appel fédérale, le rejet d'une plainte aux termes de l'alinéa 44(3)b) de la Loi, qui autorise cette mesure lorsque, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié, appelle, par sa nature même, l'application de la norme de la décision manifestement déraisonnable. De la même façon, dans l'arrêt Bourgeois c. Banque Canadienne Impériale de Commerce[4], la Cour d'appel fédérale a jugé que les tribunaux doivent faire preuve d'un très haut degré de retenue à l'égard des décisions de la Commission, à moins qu'il n'y ait eu violation des principes de justice naturelle ou absence d'équité procédurale ou à moins que la décision ne soit pas étayée par les éléments de preuve dont disposait la Commission.

[15]            La Commission a souscrit à la conclusion de l'enquêteur selon laquelle les preuves ne corroboraient pas les allégations visant MM. Derouin et Hamel. La Cour a lu tous les documents pertinents et reconnaît que ces conclusions sont raisonnables et étayées par la preuve.

(i) Les allégations visant M. Derouin

[16]            Mme Dubois allègue que M. Derouin l'a traitée de façon défavorable, en raison de son sexe et d'une prétendue déficience parce qu'il ne l'a pas invitée à des dîners et à des sorties le vendredi, parce qu'il a envoyé un courriel aux cadres de l'ACDI dans lequel il suggérait qu'elle subisse un examen médical et parce qu'il a nommé un collègue de sexe masculin au poste de directeur intérimaire.

[17]            L'enquêteur a rencontré 16 personnes au cours de son enquête, notamment des collègues, des supérieurs et des clients de Mme Dubois. Les témoignages obtenus contredisent l'affirmation de Mme Dubois selon laquelle M. Derouin invitait ses collègues de sexe masculin puisqu'il s'agissait de réunions informelles pour lesquelles il n'y avait pas d'invitation et que des femmes participaient à ces sorties. En outre, les preuves indiquent que les personnes qui participaient à ces sorties n'ont pas eu de discussions liées au travail et susceptibles d'influer sur la carrière de Mme Dubois.

[18]            Le 4 juin 2002, M. Derouin a envoyé un courriel à un certain nombre de cadres de la haute direction de l'ACDI. M. Derouin les informait des problèmes que connaissait Mme Dubois dans l'exécution de ses tâches et suggérait de lui faire subir un examen médical pour évaluer sa capacité à travailler pour l'ACDI et pour adapter, le cas échéant, ses conditions de travail. Mme Dubois soutient que M. Derouin a envoyé ce courriel pour la harceler, parce qu'elle est une femme. Elle ajoute qu'elle a été obligée de subir une évaluation psychologique pour démontrer son aptitude à travailler alors qu'il n'y avait aucune preuve indiquant qu'elle souffrait d'une déficience mentale. Après avoir interrogé des collègues et des clients de Mme Dubois, l'enquêteur a conclu que Mme Dubois éprouvait de la difficulté à gérer ses dossiers. Il y avait amplement de preuve indiquant que Mme Dubois prenait beaucoup de temps pour répondre aux messages téléphoniques ainsi qu'aux courriels et que ses dossiers avançaient lentement. De plus, certains témoins ont décrit des situations dans lesquelles Mme Dubois avait eu un comportement inapproprié, comme le fait de se mettre à genou et de se moquer de la récompense qu'elle avait reçue pour ses 25 ans d'ancienneté dans la fonction publique ou de faire irruption dans le bureau du ministre pour se plaindre d'un courriel qui constituait, d'après elle, une insulte à son travail.

[19]            Mme Dubois allègue que si M. Hamel a été nommé à sa place au poste de directeur intérimaire, c'est parce qu'il était un homme. L'enquêteur a conclu que la nomination de M. Hamel n'était pas liée au fait qu'il était de sexe masculin. En fait, M. Derouin a appliqué la politique consistant à nommer au poste de directeur intérimaire la personne qui avait le plus d'ancienneté à l'ACDI et dans ce niveau de poste. De plus, M. Derouin estimait que Mme Dubois n'aurait pas été en mesure d'assumer la tâche supplémentaire constituant à diriger la section, compte tenu des problèmes qu'elle rencontrait déjà dans la gestion de ses propres dossiers. Enfin, M. Derouin a nommé Sylvie Groulx, une femme, au poste de directeur, après M. Hamel.

(ii) Les allégations visant M. Hamel

[20]            Mme Dubois allègue que M. Hamel a fait de la micro-gestion à son endroit. Des collègues de travail de Mme Dubois, André Leroux, Laden Amirazizi et Louis Lacasse, ont déclaré à l'enquêteur que dans sa gestion, M. Hamel était plus méticuleux que M. Derouin. Toutes les personnes interrogées ont déclaré que M. Hamel suivait leur travail de près et qu'ils lui faisaient rapport sur une base hebdomadaire. Mme Dubois soutient que l'enquêteur n'a pas le droit de se prononcer sur la crédibilité des personnes interrogées et qu'il aurait dû recommander que le dossier soit référé à un tribunal, compte tenu des contradictions entre ses allégations et les témoignages de ses collègues. Plus précisément, Mme Dubois allègue qu'elle devait faire rapport à M. Hamel sur une base quotidienne, alors que l'enquêteur a retenu le témoignage des collègues de Mme Dubois selon lequel tous les employés devaient lui faire rapport sur une base hebdomadaire. Dans la décision Dawe c. Canada (Gendarmerie royale du Canada)[5], la Cour a jugé que l'enquêteur de la Commission a le droit de formuler des conclusions de fait et de préférer le témoignage de la personne mise en cause à celui du plaignant. De la même façon, dans l'arrêt Bourgeois[6], la Cour d'appel fédérale a confirmé le rejet par la Commission d'une plainte aux termes de l'alinéa 44(3)b) de la Loi en raison de contradictions entre les différentes versions des faits :

En l'espèce, l'enquêteur avait devant lui deux rapports contradictoires relatant les événements qui s'étaient produits. Il a retenu la version que la Banque et Mme Guillemette avaient donnée plutôt que celle de l'appelant. Plus particulièrement, il s'est fondé sur la preuve présentée par sept stagiaires qui avaient fait partie du même groupe que M. Bourgeois. Ces stagiaires ne pouvaient tout simplement pas confirmer la version des événements que l'appelant avait donnée. Un examen complet aurait peut-être entraîné une conclusion différente, mais il s'agit d'un risque inhérent à toute procédure d'examen préalable. Je comprends le mécontentement de M. Bourgeois, qui s'est vu refuser la possibilité d'un examen complet, mais eu égard aux circonstances, on ne saurait blâmer la Commission pour ne pas avoir poursuivi l'affaire.

[21]            En l'espèce, l'enquêteur avait également devant lui des rapports contradictoires au sujet de la fréquence des rapports qu'il fallait présenter à M. Hamel. Il avait le droit de préférer le témoignage unanime des collègues de Mme Dubois à celui de cette dernière.

[22]            Mme Dubois allègue également que dans son enquête, la Commission n'a pas respecté l'équité procédurale dans la mesure où l'enquête manquait de rigueur. Elle allègue en particulier que l'enquêteur n'a pas interrogé Mme Ok-Kyung Pak.

[23]            Dans la décision Singh c. Canada (Procureur général)[7], la Cour note « [...] qu'on ne conclura pas généralement qu'un rapport de DHRC viole l'exigence de la rigueur simplement parce que la demanderesse estime que des témoins additionnels auraient dû être interrogés » . Dans la décision Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne) (1re inst.)[8], la Cour a également déclaré que la Commission devait être maître de sa propre procédure et que le contrôle judiciaire d'une enquête prétendument déficiente n'était justifiée que lorsqu'elle était manifestement déficiente, par exemple, dans le cas où l'enquêteur « n'a pas examiné une preuve manifestement importante » .

[24]            Mme Dubois a déposé, à l'appui de sa demande, l'affidavit de Mme Pak. Celle-ci conseille, s'ils le souhaitent, les cadres de l'ACDI sur les questions liées au sexe que peuvent soulever certains projets. Elle n'affirme pas qu'elle a été témoin de pratiques discriminatoires à l'endroit de Mme Dubois. En fait, Mme Dubois l'a consultée au sujet d'un dossier fort complexe concernant le Belize. Mme Pak n'est pas la supérieure de Mme Dubois mais elle pense que les retards constatés [TRADUCTION] « ne reflètent pas une mauvaise performance de sa part » .

[25]            Ce témoignage ne démontre pas que le rapport de l'enquêteur a manqué de rigueur. L'affidavit de Mme Pak ne répond pas au critère de « la preuve manifestement importante » . Au contraire, le rapport de l'enquêteur était complet, puisque celui-ci a interrogé 16 personnes et examiné chacune des allégations faites par Mme Dubois.

[26]            La Cour ne croit pas que la Commission ait commis une erreur susceptible de révision lorsqu'elle a rejeté les allégations de discrimination, ni que la justice naturelle a été violée.

3. La décision de la Commission de rejeter l'allégation relative aux représailles était-elle fondée?

[27]            Mme Dubois allègue qu'elle a demandé un jour de congé payé de façon à pouvoir rencontrer un représentant de la Commission le 25 février 2002 pour parler d'une question reliée à son travail. Elle allègue que M. Salituri, son supérieur à l'époque, a déchiré sa demande de façon à l'empêcher de déposer une plainte auprès de la Commission. M. Salituri aurait également fait certains commentaires voilés, dans lesquels il insinuait que le fait de déposer une plainte contre le mis en cause pourrait créer des difficultés et avait déjà eu des conséquences négatives pour certains employés.

[28]            L'enquêteur a refusé de faire enquête sur cet incident puisque l'acte reproché était antérieur au dépôt de la plainte effectué le 6 décembre 2002. L'enquêteur a pris cette décision en se fondant sur une interprétation restrictive de l'article 14.1, lequel semble stipuler que les représailles ne peuvent survenir qu'après le dépôt officiel d'une plainte. La Commission a adopté la conclusion de l'enquêteur sur ce point. L'article 14.1 de la Loi se lit ainsi :

14.1        Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d'exercer ou de menacer d'exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée. [Non souligné dans l'original.]

14.1        It is a discriminatory practice for a person against whom a complaint has been filed under Part III, or any person acting on their behalf, to retaliate or threaten retaliation against the individual who filed the complaint or the alleged victim. (Emphasis added)

[29]            La question soumise ici à la Cour porte uniquement sur l'interprétation de l'article 14.1 de la Loi, c'est-à-dire, sur la question de savoir si cette disposition vise les mesures de représailles prises avant le dépôt d'une plainte malgré l'utilisation du mot « déposée » qui fait référence au passé. Dans ce genre d'affaires qui portent uniquement sur l'interprétation d'une disposition législative, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Par analogie, il est fait référence à l'arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Lignes aériennes Canadien International Ltée (C.A.F.)[9], dans lequel l'article 11 a été analysé dans le cadre de l'interprétation d'une disposition législative et où la norme de contrôle de la décision correcte a par conséquent été appliquée. Comme nous le verrons plus loin, il convient d'analyser l'emploi du participe passé dans l'esprit de la disposition en question et de son objet. Agir autrement reviendrait à priver de sens cette disposition.

[30]            Mme Dubois soutient qu'il faut interpréter cet article de façon libérale et qu'on ne devrait pas exiger que la plainte ait effectivement déjà été déposée devant la Commission pour qu'il puisse y avoir représailles. Le défendeur soutient que, selon le principe fondamental d'interprétation législative selon lequel il faut donner aux termes d'une loi leur sens courant et ordinaire, le choix du participe passé reflète l'intention du législateur selon laquelle il ne peut y avoir de représailles qu'après qu'une plainte a été déposée. Le défendeur soutient par conséquent que l'enquêteur a raisonnablement interprété cet article.

[31]            La Cour note qu'aucune décision de la Cour ou de la Cour d'appel fédérale ne porte sur la question de savoir si les représailles dont il s'agit à l'article 14.1 de la Loi englobent des actes posés avant le dépôt officiel d'une plainte auprès de la Commission. La Cour accepte les observations de Mme Dubois sur ce seul point. Le Tribunal canadien des droits de la personne a déclaré dans certaines décisions[10] que le libellé de l'article 14.1 de la Loi, même s'il est différent de la disposition homologue du Code ontarien des droits de la personne[11], a en fait le même objet, c'est-à-dire celui d'interdire les représailles contre les personnes qui exercent les droits que leur attribue la Loi. La protection qu'offre l'article 14.1 de la Loi dans le contexte de l'exercice des droits prévus par la Loi ne se limite pas à la seule étape du dépôt de la plainte, mais vise tout comportement assimilable à l'exercice des droits protégés par la Loi. Considéré de ce point de vue, le fait de rencontrer des représentants de la Commission pour invoquer ou exercer des droits garantis par la Loi est visé par l'article 14.1 de la Loi. L'autre interprétation, c'est-à-dire, soutenir que la protection prévue par l'article 14.1 n'est accordée qu'après qu'une plainte a été approuvée par la Commission, qu'après que la plainte a été signée par le plaignant sur le formulaire prescrit et signifié au mis en cause est déconnectée de la réalité de l'exercice des droits de la personne en milieu de travail et va à l'encontre de l'objet de la loi, tel qu'il est exprimé à l'article 2, et de l'interprétation large et libérale qu'il convient généralement d'accorder aux dispositions relatives aux droits de la personne dans le but d'étendre le plus possible la protection de la loi (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission des droits de la personne)[12]). Si l'article 14.1 de la Loi était interprété autrement, des mesures de représailles prises avant le dépôt d'une plainte risqueraient de dissuader le plaignant de porter plainte et celle-ci ne serait jamais déposée.

[32]            Il est clair que l'enquêteur, et la Commission qui a adopté la conclusion de celui-ci sur ce point, a commis une erreur susceptible de révision en donnant une interprétation aussi étroite et inappropriée à l'article 14.1 de la Loi. Il convient donc de renvoyer à la Commission la question des représailles pour qu'elle fasse enquête et, par la suite, pour qu'elle se prononce une fois l'enquête complétée, en tenant compte des commentaires ci-dessus.

CONCLUSION

[33]            Pour ces motifs, la Cour donne une réponse négative aux deux premières questions et une réponse affirmative à la troisième. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée à l'égard des allégations de discrimination, mais accueillie pour ce qui est de l'allégation relative aux représailles. Cette dernière allégation est renvoyée pour enquête et décision auprès de la Commission, conformément aux présents motifs.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée pour ce qui est des allégations de discrimination, mais accueillie pour ce qui est de l'allégation relative aux représailles. Cette dernière allégation est renvoyée pour enquête et décision, conformément à ce qui précède.

2.         En raison du raisonnement tenu par la Cour, il n'y aura pas d'adjudication des dépens pour le moment.

Remarque incidente

            En référence à l'arrêt Larsh c. Canada (Procureur général) (1999), 166 F.T.R. 101, au paragraphe 36, dans lequel le juge Evans (tel était alors son titre) a déclaré :

Pour l'examen de cet argument, je suis disposé à présumer que la décision par laquelle la Commission a rejeté les plaintes devrait faire l'objet d'un examen plus attentif que les décisions par lesquelles des plaintes sont déférées au Tribunal. Un débouté est, après tout, une décision définitive qui empêche le plaignant d'obtenir toute réparation prévue par la loi et qui, de par sa nature même, ne saurait favoriser l'atteinte de l'objectif général de la Loi, c'est-à-dire protéger les personnes physiques de toute discrimination, mais qui, s'il est erroné, risque de mettre en échec l'objet de la Loi.

il est bon de rappeler que dans cette affaire, le juge Evans a déclaré que la Commission n'était pas obligée de tenir une audience lorsque se posait une question de crédibilité mais qu'elle aurait du, néanmoins, mentionner que le dossier soulevait des questions touchant la crédibilité.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-2172-04

INTITULÉ :                                                    SUZANNE DUBOIS

                                                                        c.

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 8 AOÛT 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :                                   LE 16 AOÛT 2005

COMPARUTIONS :

Yavar Hameed                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Alexandre Kaufman                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

YAVAR HAMEED                                          POUR LA DEMANDERESSE

Ottawa (Ontario)

JOHN H. SIMS, c.r.                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-ministre de la Justice et

Sous-procureur général



[1] L.R.C. 1985, ch. H-6.

[2] [2003] A.C.F. n ° 1202 (C.F.) (QL), au paragraphe 42.

[3] [2005] A.C.F. n ° 494 (C.A.F.) (QL), au paragraphe 4.

[4] [2000] A.C.F. n ° 1655 (C.A.F.) (QL), au paragraphe 3.

[5] [2003] A.C.F. n ° 1102 (C.F.) (QL), au paragraphe 38.

[6] Précité, au paragraphe 6.

[7] (2001) 201 F.T.R. 226; [2001] A.C.F. n ° 367 (1re inst.), au paragraphe 26.

[8] [1994] 2 C.F. 574; [1994] A.C.F. n ° 181 (1re inst.) (QL), au paragraphe 56.

[9] [2004] 3 F.C.R. 663; [2004] A.C.F. n ° 483 (QL), au paragraphe 7 :

Les parties s'accordent pour dire que la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer à la décision du Tribunal est celle de la décision correcte. Le Tribunal devait décider un point d'interprétation législative - le sens du mot « établissement » , au paragraphe 11(1) de la Loi, en précisant ce que la Loi et l'OPS de 1986 obligeaient ou autorisaient le Tribunal à considérer pour savoir si des groupes d'employés font partie du même établissement. L'interprétation que donne un tribunal administratif d'un texte législatif sur les droits de la personne n'appelle aucune retenue judiciaire. Voir l'arrêt Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146 (1re inst.), au paragraphe 73, le juge Evans (son titre à l'époque).

[10] Voir, par exemple, Wong c. Banque Royale du Canada,[2001] C.C.D.P. n ° 11, au paragraphe 218.

[11] L.R.O. 1990, ch. H-19, art. 8.

[12] [1987] 1 R.C.S. 1114; [1987] A.C.S. n ° 42 (QL), aux pages 1132 à 1138.

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