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Date : 20051110

Dossier : T-1082-04

Référence : 2005 CF 1534

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

ENTRE :

MME MUMTAJBANU TAMACHI

demanderesse

et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

et LE MINISTRE DE LA JUSTICE ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La Commission canadienne des droits de la personne a refusé de statuer sur la plainte de Mme Tamachi contre Développement des ressources humaines Canada pour discrimination au motif qu'elle a été déposée trop tard. La loi n'oblige pas la Commission à instruire les plaintes relatives à des faits remontant à plus d'une année. Mme Tamachi a demandé le contrôle judiciaire de cette décision au motif qu'elle a porté plainte à la Commission dans les délais, en octobre 2003. Subsidiairement, elle a fait valoir que si la plainte a été déposée trop tard, la Commission avait le pouvoir discrétionnaire d'accorder une prorogation et que son refus était manifestement déraisonnable.

[2]                En août 2000, Développement des ressources humaines Canada a rejeté la demande de prestations d'invalidité au titre du Régime de pensions du Canada de Mme Tamachi en raison de l'insuffisance de ses contributions. Elle a contesté ces décisions en exerçant les recours en révision et en appel prévus par le Régime de pensions du Canada. Ce n'est qu'en août 2003 que la Commission d'appel des pensions a rejeté les prétentions de la demanderesse. Elle a déposé sa plainte auprès de la Commission deux mois plus tard. Si la Cour n'est pas appelée à statuer sur le fond de cette plainte, il n'est pas inutile de rappeler, à titre de contexte, que son grief principal (si ne n'est pas le seul) est qu'on lui a refusé sa pension parce qu'elle est mariée. Elle estime qu'elle a été victime de discrimination : si elle avait été divorcée, il aurait pu y avoir partage du droit à pension avec son mari, ce qui aurait compensé l'insuffisance de ses propres contributions.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[3]                La question en litige fondamentale est la suivante : le délai d'un an prévu par l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi) a-t-il commencé à courir à partir d'août 2000, lorsque sa demande de pension d'invalidité a été rejetée pour la première fois, ou à partir d'août 2003, lorsque la Commission d'appel des pensions a rejeté son appel?

[4]                Sous réserve de l'article 40 de la Loi, qui n'est pas applicable en l'occurrence, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41. (1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41. (1) Subject to section 40, la Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to la Commission that

a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

c) la plainte n'est pas de sa compétence;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of la Commission;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as la Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[5]                Si la plainte de Mme Tamachi n'a pas été déposée dans les délais, il faudra alors se pencher sur la question de savoir si la Commission aurait dû, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, accorder une prorogation.


ANALYSE

[6]                Même si la Commission ne l'a pas précisé dans sa décision, qui remplit une page, il est manifeste, à la lecture du dossier, et cela a été affirmé au cours des débats à l'audience, qu'elle était d'avis que le délai d'un an avait commencé à courir à partir d'août 2000, lors du rejet initial de la demande de Mme Tamachi par Développement des ressources humaines Canada.

[7]                Nous devons nous demander quels étaient les recours ouverts à Mme Tamachi à l'époque. Si elle avait exercé un recours en contrôle judiciaire devant la Cour, il est probable qu'elle aurait été déboutée au motif qu'elle n'avait pas épuisé ses recours en examen et en appel dont elle disposait en vertu du Régime de pensions du Canada. La Cour suprême a conclu que, normalement, les offices fédéraux ont le droit de statuer sur toutes les questions soulevées, notamment sur celles qui ont trait à la Charte, même si la loi applicable n'exclut pas le pouvoir de surveillance inhérent à la Cour. Les tribunaux judiciaires ne doivent pas intervenir, sauf si les autres recours ont été épuisés. Comme l'a dit le juge Bastarache dit au nom de la Cour suprême dans l'arrêt Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, au paragraphe 29 : « [...] Les Canadiens doivent pouvoir faire valoir les droits et libertés que leur garantit la Constitution devant le tribunal le plus accessible, sans devoir engager des procédures judiciaires parallèles » .

[8]                Plus récemment, dans l'arrêt Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, la Cour suprême a conclu, relativement à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, que sa formulation et le contexte du différend ne donnaient pas lieu à l'exclusion explicite de la compétence de la Cour fédérale. Néanmoins, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, elle a conclu qu'elle ne devait pas intervenir. La Commission n'est pas dans une position différente.

[9]                A la suite de la décision défavorable initiale, Mme Tamachi a fait non seulement ce qu'elle avait le droit de faire, mais aussi ce que la logique imposait. Elle a demandé au Ministre de réexaminer l'affaire. Ayant essuyé un refus, elle s'est adressée au Tribunal de révision. Y ayant été déboutée, elle a demandé et obtenu l'autorisation d'en appeler devant la Commission d'appel des pensions. Il faut garder à l'esprit que, en vertu de l'article 84 du Régime de pensions du Canada, le Tribunal de révision et la Commission d'appel des pensions, contrairement à la Cour fédérale dans les instances en contrôle judiciaire, ont le droit de statuer sur toute question de droit ou de fait relative à la question de savoir si l'intéressé a droit à des prestations; ils pouvaient décider si elle avait droit, comme elle le prétend, au partage des « gains non ajustés ouvrant droit à pension » . Si elle avait eu gain de cause, le Tribunal de révision ou la Commission d'appel des pensions aurait rendu la décision qu'aurait du rendre au départ, selon elle, Développement des ressources humaines. Si elle avait reçu sa pension au motif que son mari avait le droit de transférer une partie de ses contributions sur son compte, elle n'aurait pas pu prétendre avoir été victime de discrimination parce qu'elle était mariée.

[10]            Malgré le fait qu'elle a exercé ses recours en révision et en appel jusqu'en août 2003, la Commission prétend qu'elle aurait dû porter plainte au plus tard en août 2001. Cependant, si elle l'avait fait, la Commission aurait pu refuser de statuer sur sa plainte en vertu des alinéas 41(1)a) et b) de la Loi au motif qu'elle n'avait pas épuisé d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts par ailleurs et au motif que la plainte aurait pu avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, en vertu du Régime de pensions du Canada.

[11]            Mme Tamachi se retrouve dans une position impossible. Si elle s'était plainte avant qu'ait rendu la Commission d'appel des pensions sa décision, elle se serait plainte trop tôt. Ayant attendu cette décision, on lui dit maintenant qu'il est trop tard. Cependant, il faut dire que si elle avait déposé plainte dans l'année suivante et qu'elle avait été déboutée, la Commission aurait eu du mal à ne pas proroger les délais. Cela dit, Mme Tamachi n'avait aucune raison de se fonder sur une décision discrétionnaire si la loi lui permettait d'agir comme elle l'a fait.

LA NORME DE CONTRÔLE

[12]            Il faut garder à l'esprit que la question n'est pas de savoir si la Commission aurait dû proroger le délai normal d'un an en vertu de son pouvoir discrétionnaire, mais plutôt de savoir à quel moment le délai d'un an a commencé à courir. Pour se prononcer sur cette question, il faut prendre en compte les éléments nécessaires de sa plainte et des faits. Il s'agit d'une question mixte de droit et de fait. Selon les arrêts Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 et Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, rendus par la Cour suprême, je suis d'avis que la norme de contrôle est probablement la décision raisonnable simpliciter. Ce n'est certainement pas la décision manifestement déraisonnable et, en l'espèce, il n'est pas nécessaire de se demander si la norme devrait être la décision correcte.

[13]            Pour les motifs exposés plus haut, je suis d'avis que la décision n'était pas raisonnable.

[14]            La Commission s'appuie sur la décision Zavery c. Canada (Développement des Ressources humaines) (2004), 256 F.T.R. 124; A.C.F. no 1122 (QL) qu'a rendue la Cour et qui est antérieure à la décision Vaughan. Cette décision a été citée parce qu'elle enseigne que les décisions relatives au respect des délais sont discrétionnaires et qu'elles ne doivent être annulées que si elles sont manifestement déraisonnables. Cependant, la Cour avait été appelée à se prononcer sur la question de savoir si la Commission aurait dû proroger le délai d'un an, pas sur celle de savoir à quel moment le délai avait commencé à courir. M. Zavery exerçait un recours devant le commissaire à la protection de la vie privée que la Cour a considéré comme non-pertinent. Cependant, en l'espèce, le recours en révision et en appel exercé par Mme Tamachi n'était pas sans pertinence parce que, contrairement à l'affaire Zavery, la décision de rejet de sa demande de pension était un élément constitutif de la discrimination alléguée.

[15]            Dans l'affaire Good c. Procureur général du canada, 2005 C.F. 1276, [2005] A.C.F. no 1556 (QL), la Commission était aussi saisie de la question relative à son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai d'un an, et non pas de celle de savoir à quel moment il avait commencé à courir.

[16]            À la suite de l'audience du 8 novembre 2005, j'ai informé Mme Tamachi que j'accueillerais sa demande de contrôle judiciaire et que je donnerais mes motifs. Les délais d'appel ne commencent à courir qu'à partie du dépôt de la présente ordonnance et des motifs. Par conséquent, comme Mme Tamachi n'est pas représentée par un avocat, je ne lui accorderai pas de dépens au titre des honoraires. Cependant, elle a droit à des débours raisonnables, conformément au tarif B. Seuls sont raisonnables les débours qui ont dû être engagés pour plaider les questions précises dont la Cour a été saisie : à quel moment a commencé à courir le délai d'un an prévu par l'article 41 de la Loi, et la Commission avait-elle le pouvoir discrétionnaire de proroger ce délai? Mme Tamachi a eu du mal à s'abstenir de s'exprimer sur des questions étrangères à la présente demande de contrôle judiciaire, comme celle de savoir si elle avait effectivement droit à une pension. Par exemple, elle a donné avis d'une question constitutionnelle. La présente demande de contrôle judiciaire ne soulève pas de question constitutionnelle.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 3 avril 2004 par la Commission canadienne des droits de la personne est accueillie;

      2.    L'affaire est renvoyée à la Commission, qui statuera conformément aux présents motifs;

      3. La demanderesse n'a droit aux dépens qu'à concurrence de ses débours raisonnables.

« Sean Harrington »

Juge

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1082-04

INTITULÉ :                                        Mme Mumtajbanu Tamachi

c.

La Commission canadienne des droits de l'homme et le Ministre de la Justice et procureur général du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 7 NOVEMBRE 2005

ORDONNANCE ET

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                       LE 10 NOVEMBRE 2005

COMPARUTIONS:

Mumtajbanu Tamachi

(Pour son propre compte) POUR LA DEMANDERESSE

Tania Nolet

Eric Peterson

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Mumtajbanu Tamachi

Peterborough (Ontario)

(Pour son propre compte) POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LES DÉFENDEURS

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