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Date : 20000728


Dossier : IMM-273-99

ENTRE :     

     JOEL ST-GERMAIN

     Demandeur

     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION

    

     Défendeur

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE EN CHEF ADJOINT

[1]      Le demandeur, un ressortissant d"Haïti, s"attaque à une décision de la Section du statut qui refuse de lui accorder le statut de réfugié en concluant que son témoignage n"est pas crédible.

[2]      Lors de l"audience devant cette Cour, les procureurs des parties ont traité chacun des paragraphes faisant partie de l"analyse de la preuve dans la décision du tribunal. Je propose de considérer ces paragraphes à tour de rôle.

[3]      Premièrement, le tribunal commence son analyse avec des commentaires d"ordre général à l"égard du témoignage du demandeur :

     Son témoignage a été général: maintes fois son procureur a dû lui demander d"être concret dans son témoignage et ce malgré le fait que son procureur ait insisté pour lui faire répéter le contenu de son FRP et malgré que le Tribunal ait également souligné de ne pas répéter textuellement le FRP.

Il est concevable que le tribunal ait conclu que quelques-unes des réponses du demandeur étaient plutôt vagues. Toutefois, ce n"est pas le cas pour l"ensemble de son témoignage.

[4]      De plus, la transcription n"indique d"aucune façon que le demandeur a répété textuellement le contenu de son formulaire de renseignements personnels. On constate que le procureur du demandeur, comme me semble avoir été son droit, a voulu poser quelques questions au début de son interrogatoire afin de situer le tribunal dans le contexte des incidents qui font l"objet de la réclamation. Après que le procureur du demandeur eut contesté les interruptions des membres de la formation, surtout au début de l"audience, le demandeur a éventuellement réussi à fournir une toile de fonds quant à la réforme agraire en Haïti et le rôle qu"il a joué dans le Cabinet du premier ministre et à l"Institut national de la réforme agraire (" l"INARA "). La suggestion du tribunal à l"effet que le demandeur ait répété textuellement le contenu de son formulaire de renseignements personnels n"est pas appuyée par la preuve.

[5]      Deuxièmement, le tribunal veut démontrer une contradiction dans le témoignage du demandeur quant à son rôle au sein de l"INARA. Il s"exprime comme suit :

     Alors qu"à la séance du 21 juillet 1998, le revendicateur se décrit comme étant le grand responsable des enquêtes, le 7 octobre 1998 sa tâche se serait limitée à monter les questionnaires, à les faire compléter par les villageois, à procéder au traitement et à l"analyse des données. Le partage des parcelles de terres aurait été l"oeuvre des ingénieurs et la vérification des titres, celle des avocats.

[6]      Le procureur du défendeur souligne les extraits suivants de la transcription afin d"appuyer l"affirmation du tribunal :

a)      lors de la séance du 21 juillet 1998 :

     Donc quand j"allais faire l"enquête directement avec les paysans et après la saisie des données et mon analyse, je donne la liste des gens qui devraient être bénéficiés de la distribution des terres. .....
     Eh bien moi j"étais responsable de l"enquête. Mais le problème qui arrive c"est qu"il y a un conflit entre le directeur général de l"INARA et le responsable régional, qui était mon ami. Donc l"objectif du directeur général c"est de faire voir à mon ami, qui était le directeur régional, qu"il ne peut rien faire, qu"il ne pouvait rien faire.

     Donc moi je viens, mon objectif c"est de faire quelque chose. Donc j"ai été le premier qui a commencé avec la distribution des terres à des Dunes (phonétique), des Dunes. [Je souligne.]

b)      lors de la séance du 7 octobre 1998 :
     Q.      Oui. Vous vous faites des enquêtes; les autres gens, c"est quoi leur profession, qu"est-ce qu"ils font sur le terrain?
     R.      Non, non, non c"est, non moi je suis là pour, pour organiser l"enquête. Parfois je fais, j"ai rempli aussi les questionnaires mais les autres gens c"est eux les responsables c"est de remplir les questionnaires.
     Q.      Bien par exemple, qui décide quelle terre va à qui?
     R.      Non moi, c"est pas à mon niveau, ça c"est au directeur général de l"INARA qui est responsable de ces terres, les papiers, pour les vérifications des titres, quelque chose comme ça.
         Moi on m"avait dit qu"on va, qu"on va distribuer telles terres. Dans une réunion on avait dit on va distribuer, par exemple, Trois Bornes. Donc on m"avait dit Trois Bornes est délimité de telle zone à telle zone, donc je commence ... mon travail c"est d"aller sur le terrain, de voir qui sont ces gens qui étaient sur les terres avant, d"organiser l"enquête, de faire sortir les données et de faire sortir la liste des, des gens qui peuvent bénéficier.
     Q.      Mais la, la séparation de la terre en différents morceaux, c"est fait comment ça?
     R.      Non c"est fait par un ingénieur. Il y a des ingénieurs qui font ça. [Je souligne.]

[7]      Avec égards, je ne constate aucune divergence dans la description faite par le demandeur de ses tâches lors de la mise en vigueur de la réforme agraire. Lors des deux séances, il a bien indiqué qu"il était responsable d"organiser " l"enquête ". S"il y a contradiction, elle n"est ni évidente ni substantielle.

[8]      Troisièmement, le tribunal s"attarde sur certains détails concernant le curriculum vitae du demandeur :

     Quelques dates n"ont pu être clarifiées à la satisfaction du Tribunal: selon son FRP, le revendicateur aurait été au bureau du premier ministre entre décembre 1996 et octobre 1997. Sa carte chargé de mission au bureau du premier ministre a été émise le 13 mars 1997. Dans son récit à la réponse 37, la date où il aurait travaillé pour l"INARA est absente. La carte de l"INARA déposée en preuve expire le 1er septembre 1997. Son Curriculum Vitae, fort bien détaillé où chaque poste occupé est accompagné d"une description de tâches, ne fait pas état, de son travail pour l"INARA, ces faits amènent le Tribunal à douter de sa véritable implication au sein de l"INARA.

Le procureur du défendeur reconnaît que ce paragraphe ne soulève aucun élément sérieux pour remettre en question la crédibilité du demandeur. Lors de son témoignage, le demandeur indique que la carte émise le 13 mars 1997 par le bureau du premier ministre était en remplacement de l"original. La date d"expiration de sa carte d"identité pour l"INARA est conforme avec les dates indiquées dans son curriculum vitae. À mon avis, remettre en question l"implication du demandeur au sein de l"INARA parce qu"il décrit ses fonctions simplement avec les mots " responsable de l"enquête " dans son curriculum vitae ne tient pas compte de son témoignage, lequel est corroboré par trois lettres de fonctionnaires décrivant ses tâches au sein de cet organisme.

[9]      Quatrièmement, dans sa décision le tribunal note une contradiction entre le témoignage du demandeur et la preuve documentaire concernant le nombre de Haïtiens qui auraient pu bénéficier de la réforme agraire dans la région de l"Artibonite. Le tribunal s"exprime comme suit :

     Alors que le revendicateur témoigne qu"il y avait eu distribution de parcelles d"un demi hectare à une dizaine de personnes, la documentation fait état qu"en février 1997, 2,400 hectares de terre, dont le titre de propriété était contesté, avaient été distribués à 1,600 fermiers du village de Peyten. Questionné à cet effet, le revendicateur dira que l"information est erronée, affectant de nouveau par cette réponse sa crédibilité. Le Tribunal accorde plus de poids aux sources neutres consultées par la Direction des Recherches de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié qu"au témoignage du revendicateur sur ce sujet.

[10]      Le tribunal s"appuie sur l"extrait suivant de la réponse à la demande d"information fournie par la direction des recherches de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié :

     En février 1997, l"INARA a alloué 2 400 hectares de terre, dont le titre de propriété était contesté, à 1 600 fermiers du village de Peyen dans la vallée de l"Artibonite (The Christian Science Monitor , 26 mars 1997).

Le dossier devant moi ne contient pas l"article provenant du Christian Science Monitor .

[11]      L"agent chargé de la revendication a posé cette première série de questions au demandeur :

     Q.      Puis c"est qui, c"est qui qui ont fait la distribution?
     R.      Bon c"était, c"était le Président lui-même, René Préval, qui prend les gens et les place sur les terres.
     Q.      Puis il a distribué quoi?
     R.      La terre aux paysans.
     Q.      Quelle terre, combien de terres?
     R.      Les, il a fait ça c"était pour, je crois, 10 personnes.
     Q.      Dix personnes?
     R.      Oui mais c"est, c"est demi hectare, 0,5 hectare par personne.
     Q.      Donc le 7 février il a distribué 0,5 hectare à 10 personnes?
     R.      Une distribution symbolique, oui. Oui mais c"est la, à tout le monde c"est 0,5 hectare par personne qu"on distribue.
     Q.      À 10 personnes donc, puis après ça la prochaine distribution a été en mars et c"était à Des Dunes.
     R.      En mars, oui, oui. Oui.

[12]      Par la suite, l"agent chargé de la revendication a de nouveau posé une autre série de questions sur le même sujet :

     Q.      D"ailleurs pour la distribution justement, la réponse nous dit qu"au mois de février, donc effectivement, "en février 97, l"INARA a alloué 2400 hectares de terre dont le titre de propriété était contesté, à 1600 fermiers du village de Peyen dans la vallée de l"Artibonite". Donc on parle d"une distribution de 2400 hectares à 1 600 fermiers en février.
     R.      Non, non. 2400 hectares, quand on dit 2 400 hectares dans la distribution de l"INARA cela voulait dire ... bon, on en prend une partie pour faire des canalisations, tous ces choses-là, oui. Si on, si on prend 2400, on aurait dit, bon 2400 hectares, on va donner peut-être 4 800 personnes des terres.
         Mais il y a une grande partie des terres pour la ... pour canalisations et pour les routes, tout ça.
     Q.      Donc c"est erroné l"information c"est ça?
     R.      Bon peut-être qu"il y en a 2400 hectares ... parfois c"est, c"est une estimation. Oui mais en réalité, quand vous, quand on va travailler, ça, ça change.
     Q.      Mais vous parliez de 10 personnes en février alors qu"ici on parle de 1600 fermiers.
     R.      Non c"est, c"est le journal ... le Président pourrait dire qu"il va donner 1000, 10 personnes c"était une distribution symbolique, il n"y a pas, on ne peut pas donner vraiment 1600 personnes au mois de février. C"était en mars qu"on avait commencé vraiment.

[13]      Une étude de la transcription indique clairement, à mon avis, qu"on a procédé à la distribution de terres à 1 600 fermiers. Selon le demandeur, ce processus débute en mars 1997 avec la distribution symbolique par le Président d"Haïti à 10 personnes. S"il y a contradiction entre la preuve documentaire et le témoignage du demandeur, elle se limite à savoir si la distribution débute en février ou en mars 1997. La preuve documentaire se limite à un article publié dans The Christian Science Monitor en date du 26 mars 1997. Le tribunal ne peut conclure, selon moi, que le demandeur croit que les renseignements dans la preuve documentaire sont erronés. De nouveau, le tribunal constate une contradiction sans égard à l"ensemble du témoignage du demandeur

[14]      Cinquièmement, le tribunal conclut qu"il y avait une autre divergence dans le témoignage du demandeur lorsqu"il décrit une embuscade lors des deux séances :

     L"embuscade, qui selon son témoignage du 21 juillet aurait été dirigée et planifiée uniquement face à lui , se révèle être, lors de son témoignage du 7 octobre, une embuscade sans lien avec son rôle de statisticien pour l"INARA. Il se trouvait à passer sur les lieux au moment de cette embuscade et le policier affecté par l"embuscade n"était pas un de ceux travaillant pour l"INARA. De nouveau, le revendicateur a voulu amplifi[er] son récit . [Je souligne.]

[15]      Encore une fois, il s"agit de comparer les réponses du demandeur lors des deux séances. Les extraits pertinents sont les suivants :

a)      lors de la séance du 21 juillet 1998 :
     Q.      Qui pensez-vous était visé par cet attentat?
     R.      Bon, bon, moi ... étant donné que nous avons, nous étions, nous étions trois sur la route, le policier et moi dans la réforme agraire et y a une voiture privée, bon bon peut-être moi je suis sauvé, je suis sauvé mais je, je ne pensais qui, peut-être c"était moi. Peut-être. [Je souligne.]
b)      lors de la séance du 7 octobre 1998 :
     Q.      Vous parlez d"un incident où justement on a tiré sur votre camionnette; vous parlez d"un policier qui est mort. C"était qui ce policier?
     R.      Lui il était, ce n"est pas un policier de l"INARA c"était un policier, un policier qui travaille à l"administration à Port-au-Prince.
     Q.      Comment se fait-il qu"il était avec vous?
     R.      Non j"étais, nous étions dans le même cortège mais il n"était pas avec moi.
     Q.      Il était dans, il était dans la même voiture que vous?
     R.      Non, non. Non, non. [Je souligne.]

[16]      Dans son formulaire de renseignements personnels, le demandeur indique clairement que " un inspecteur de la police nationale de l"Haïti a été tué " lors de cette embuscade. La conclusion du tribunal à l"effet que l"embuscade était dirigée " uniquement " contre ce dernier ne tient pas compte de ce qu"il écrit d"une façon sans équivoque dans son formulaire de renseignements personnels et ne rend pas justice à ses réponses lors des deux séances.

[17]      Sixièmement, le tribunal met en question la crédibilité du demandeur concernant des menaces faites par un certain mercenaire. Le tribunal s"exprime comme suit :

     Le revendicateur aurait été accompagné de deux policiers en allant recueillir ses données. Malgré cette protection, il ne les aurait pas avisés des menaces faites par le mercenaire; le Tribunal considère invraisemblable cette partie du témoignage du revendicateur: qu"un mercenaire "sanguinaire" tel que le décrit le revendicateur, l"avise qu"il avait été payé pour le tuer est invraisemblable: un mercenaire n"avise certes pas sa future victime, de plus, ce dernier aurait été recherché par la "Commission Justice et Paix " pour les crimes commis, raison de plus pour ne pas aviser sa future victime et être susceptible d"être arrêté. Le revendicateur n"aurait pas davantage avisé le bureau du premier ministre. Il tentera d"expliquer ce fait, entre autres, par la division au sein du parti Lavallas explication qui est sans lien avec la question posée.

Bien que ce n"est pas le rôle de cette Cour de statuer quant à la véracité des faits en cette instance, je suis d"accord avec le procureur du défendeur que le tribunal pouvait raisonnablement mettre en question la vraisemblance de ces allégations.

[18]      Finalement, le tribunal conclut que les circonstances qui ont amené le demandeur à quitter Haïti ne sont pas celles d"une personne qui craint pour sa vie :

     Enfin, le Tribunal considère que le revendicateur en quittant son pays pour assister à un séminaire aux États-Unis et visiter des amis au Canada en juin et juillet 1997, en retournant en Haïti près de trois mois et en mettant un mois à revendiquer le statut de réfugié lors de son retour au Canada (soit du 27 octobre au 18 novembre 1997) est contraire au comportement d"une personne qui dit craindre pour sa vie.
     Questionné à cet effet, le revendicateur explique le délai en disant avoir voulu voir si la situation s"améliorerait en Haïti. Le Tribunal retient également l"explication que ce ne sont pas les événements reliés à l"INARA qui l"ont amené à quitter Haïti mais les tirs sur la maison qui sont [da]vantage un acte d"ordre criminel sans lien avec la Convention.

[19]      Le procureur du défendeur soumet que le tribunal pouvait tenir compte du retour du demandeur en Haïti après son séjour aux États-Unis et au Canada durant l"été de 1997. Toutefois, il est plus difficile de comprendre la déclaration du tribunal selon laquelle " ce ne sont pas les événements reliés à l"INARA qui l"ont amené à quitter Haïti mais les tirs sur la maison qui sont davantage un acte d"ordre criminel sans lien avec la Convention. " Dans son témoignage, le demandeur a établi un lien entre cet incident, qui s"est produit le 23 octobre 1997, et les facteurs suivants : le rôle qu"il a joué au sein de l"INARA jusqu"en juin 1997 et la perception selon laquelle il conseillait peut-être toujours cet organisme.

[20]      Dans ses motifs, le tribunal ne met pas en cause la véracité de l"assaut de la maison du demandeur le 23 octobre 1997, mais conclut qu"il s"agissait d"" un acte d"ordre criminel sans lien avec la Convention. " Toutefois, le tribunal n"a pas accepté que cet incident puisse appuyer une conclusion selon laquelle le demandeur craint avec raison d"être persécuté selon un fondement subjectif et objectif, compte tenu de sa volonté de retourner en Haïti en juillet 1997. Si le tribunal était de cet avis, il devait l"affirmer clairement et dans des termes non équivoques. Il ne l"a pas fait. En outre, le tribunal ne fait référence à aucun élément de preuve à l"appui de sa conclusion que l"incident du 23 octobre 1997 résultait d"un acte d"ordre criminel.

[21]      En bref, l"analyse que le tribunal a fait de la preuve révèle d"importantes erreurs d"appréciation. De plus, le tribunal n"a pas expliqué en termes clairs et non équivoques son refus de croire des aspects importants du témoignage du demandeur. Enfin, le tribunal a commis une erreur en ne prenant pas en considération l"assassinat documenté de M. Chenel Gracien, un des collègues du demandeur à l"INARA, qui a eu lieu le 5 mai 1998. Le tribunal ne mentionne pas cet incident dans ses motifs et ne commente pas le témoignage du demandeur selon lequel il connaissait très bien M. Gracien.

[22]      En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section du statut est annulée et l"affaire est renvoyée devant une formation de la Section du statut différemment constituée pour une nouvelle audition. Il n"y a pas ici matière à certifier une question sérieuse de portée générale.

    

     J.C.A.

Ottawa, Ontario

le 28 juillet 2000

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