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Date : 20000503


Dossier : T-912-99



ENTRE :


     JACK HSIEN TSONG CHENG

     demandeur



     - et -



     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

     ET DE L"IMMIGRATION

     défendeur




     MOTIFS DE L"ORDONNANCE ET ORDONNANCE


LE JUGE BLAIS



[1]          Il s"agit d"une demande de contrôle judiciaire d"une décision d"un juge de la citoyenneté, Stuart M. Hodgson, datée du 26 mars 1999 et par laquelle le demandeur s"est vu refuser la citoyenneté canadienne.


LES FAITS

[2]          Le demandeur et sa famille sont entrés au Canada et ils ont obtenu le droit d"établissement le 17 juillet 1993. Avant son arrivée, le demandeur avait passé dix ans à Taïwan, dans l"industrie automobile. Il est devenu ingénieur principal pour la Société Ford en 1991.

[3]          Une semaine après avoir obtenu le droit d"établissement au Canada, il est retourné à Taïwan avec sa famille afin de mettre un terme à ses relations professionnelles avec la Société Ford. Le demandeur et sa famille sont revenus au Canada en février 1994 afin de se trouver un foyer et de mettre sur pied une société d"experts-conseils sous le nom de " Enfini Entreprises Inc. ". Ils sont retournés à Taiwan le 9 février 1994. Ils se sont installés dans leur nouveau domicile, à Vancouver, en août 1994. Le 27 août 1994, le demandeur est retourné à Taiwan afin de continuer à travailler à sa société.

[4]          En 1995, la Société Ford d"Europe a offert au demandeur de se mettre au service de la Société Ford du R.-U. à titre de coordonnateur de l"achat et du contrôle des pièces en vertu d"un contrat de deux ans.

[5]          En 1997, la Société Ford du R.-U. a lancé un nouveau programme pour produire, en Chine, un véhicule utilitaire de type fourgonnette " Transit " et le poste du demandeur a été transféré à cet endroit. Le demandeur a conclu un contrat de trois ans avec Ford du R.-U. et est allé vivre en Chine. Il doit y rester jusqu"en juillet 2000.

[6]          Lorsqu"il séjourne à Taiwan, le demandeur demeure chez ses parents, étant donné qu"il a vendu sa résidence en juin 1994. Lorsqu"il séjourne dans d"autres parties de l"Asie et en Europe, il loge à l"hôtel.

[7]          Le demandeur a obtenu un permis de retour pour résident permanent d"une durée de deux ans, à savoir de mars 1996 à mars 1998.

[8]          Le demandeur souscrit au régime provincial d"assurance médicale, il possède des comptes en banque et détient un permis de conduire et un numéro d"assurance sociale. Il est propriétaire d"une maison et d"une automobile et paie des impôts sur le revenu depuis 1995.

[9]          Le 2 février 1998, il a demandé la citoyenneté canadienne et sa demande a été rejetée le 26 mars 1999.

LA DÉCISION DU JUGE DE LA CITOYENNETÉ

[10]          Le juge de la citoyenneté a conclu que le demandeur répondait à toutes les exigences énoncées dans la Loi sur la citoyenneté, sauf celle concernant la résidence. Il a souligné que, depuis le 9 février 1994, le demandeur a fait seize voyages en Asie, huit en Europe et deux aux États-Unis. Au cours des quatre années qui ont précédé la demande, les absences du demandeur totalisent 1181 jours.

[11]          On n"a pas convaincu le juge de la citoyenneté que ces absences pouvaient compter dans le calcul de la période de résidence au Canada. À son avis, le demandeur devait passer plus de temps au Canada et apprendre le mode de vie canadien.

[12]          Il a conclu que le demandeur n"avait pas passé suffisamment de temps au Canada et a rejeté sa demande de citoyenneté.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]          #1      Le juge de la citoyenneté était-il obligé de mentionner tous les éléments de preuve dont il était saisi?
     #2      Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en refusant d"attribuer la citoyenneté canadienne au demandeur?

L"ANALYSE

#1      Le juge de la citoyenneté était-il obligé de mentionner tous les éléments de preuve dont il était saisi?

[14]          Le demandeur soutient que le juge de la citoyenneté a omis de mentionner dans ses motifs quelques-uns des éléments de preuve dont il était saisi.

[15]          Dans Cepeda-Gutierrez c. M.C.I. (1998), 157 F.T.R. 35, le juge Evans a expliqué :

     La Cour peut inférer que l"organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " du fait qu"il n"a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l"organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l"égard de l"interprétation qu"un organisme donne de sa loi constitutive, s"il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d"un organisme en l"absence de conclusions expresses et d"une analyse de la preuve qui indique comment l"organisme est parvenu à ce résultat.
     Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l"organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l"ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l"organisme a analysé l"ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.
     Toutefois, plus la preuve qui n"a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l"organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l"organisme a tiré une conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " : Bains c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l"obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l"organisme a examiné l"ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n"a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l"organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu"elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d"inférer que l"organisme n"a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[16]          Même si cette décision s"inscrivait dans le cadre du processus de détermination du statut de réfugié, sa teneur indique clairement qu"elle s"applique aux organismes administratifs, ce qui est le cas en l"espèce.

[17]          Le fait que les éléments de preuve n"aient pas tous été mentionnés ne constitue pas une erreur. Il est présumé que le juge de la citoyenneté a pris en considération tous les éléments de preuve qui lui ont été soumis. Il serait trop astreignant pour lui d"avoir à mentionner chacun des éléments de preuve soumis, soit par écrit, soit durant l"entrevue.

[18]          Le demandeur rapporte de nombreuses omissions dans les motifs : ses tentatives de trouver un emploi, les raisons de ses absences, les efforts qu"il a déployés afin de se canadianiser, le fait qu"il a réussi à obtenir un permis de retour pour résident permanent.

[19]          Je ne vois pas comment l"un de ces facteurs pourrait amener le juge de la citoyenneté à tirer une conclusion contraire à celle à laquelle il en est venu. Le demandeur n"est pas resté suffisamment longtemps au Canada pour y trouver un emploi. La recherche d"un emploi aurait exigé de passer du temps au Canada, ce que le demandeur n"était pas prêt à faire. Le juge de la citoyenneté connaissait bien les motifs de son absence, ainsi que le montrent clairement ses notes. Quant aux efforts qu"il a faits pour se canadianiser, le demandeur n"a pas convaincu le juge de la citoyenneté sur ce point.

[20]          À mon avis, le juge de la citoyenneté n"a pas commis d"erreur en omettant de mentionner tous les éléments de preuve dont il était saisi.

#2      Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en refusant d"accorder la citoyenneté canadienne au demandeur?

[21]          L"alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté prévoit :

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

(c) has been lawfully admitted to Canada for permanent residence, has not ceased since such admission to be a permanent resident pursuant to section 24 of the Immigration Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his application, accumulated at least three years of residence in Canada

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois_:

c) a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent, n"a pas depuis perdu ce titre en application de l"article 24 de la Loi sur l"immigration, et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout [...]

[22]          La Cour fédérale a élaboré trois critères pour trancher la question de la résidence. Le juge Thurlow dans Re Papadiorgakis, [1978] 2 C.F. 208, était d"avis qu"il n"était pas nécessaire d"être physiquement présent au Canada pour répondre à l"exigence de la résidence prévue à l"alinéa 5(1)c) . Le juge Reed, dans l"affaire Re Koo , [1993] 1 C.F. 286, a établi un critère constitué de six étapes afin de déterminer si le demandeur avait centralisé son mode de vie au Canada. Le juge Muldoon a interprété l"exigence concernant la résidence de façon stricte dans Re Pourghasemi , (1993), 62 F.T.R. 122, rendant la présence physique au Canada obligatoire.

[23]          Le juge Lutfy, dans Lam c. Canada (M.C.I.) (1999), 164 F.T.R. 177, a clarifié l"état du droit quant à l"exigence relative à la résidence et a énoncé la norme de contrôle appropriée de la façon suivante :

     La justice et l"équité, tant pour les demandeurs de citoyenneté que pour le ministre, appellent la continuité en ce qui concerne la norme de contrôle pendant que la Loi actuelle est encore en vigueur et malgré la fin des procès de novo . La norme appropriée, dans les circonstances, est une norme qui est proche de la décision correcte. Cependant, lorsqu"un juge de la citoyenneté, dans des motifs clairs qui dénotent une compréhension de la jurisprudence, décide à bon droit que les faits satisfont sa conception du critère législatif prévu à l'alinéa 5(1)c) , le juge siégeant en révision ne devrait pas remplacer arbitrairement cette conception par une conception différente de la condition en matière de résidence. C"est dans cette mesure qu"il faut faire montre de retenue envers les connaissances et l"expérience particulières du juge de la citoyenneté durant la période de transition.


[24]          Dans l"état actuel du droit, il est permis au juge de la citoyenneté de s"en remettre à n"importe laquelle des trois décisions jurisprudentielles précitées afin de trancher la question de savoir si l"exigence relative à la résidence a été respectée. En autant que la décision est correcte, la Cour doit faire preuve de retenue judiciaire.


[25]          En l"espèce, le juge de la citoyenneté n"a pas précisé sur quelle décision il s"est fondé pour conclure comme il l"a fait. Il écrit :

     [TRADUCTION] Malheureusement, vous n"avez pas passé suffisamment de temps au Canada et même si vous désirez fortement devenir citoyen canadien, je crois qu"il vous faut passer davantage de temps à y vivre et à vous familiariser avec le mode de vie des Canadiens.

[26]          Cette démarche semble compatible avec le raisonnement suivi par le juge Muldoon dans l"affaire Re Pourghasemi , précitée, où il a conclu :

     Il est évident que l"alinéa 5(1)c) vise à garantir que quiconque aspire au don précieux de la citoyenneté canadienne ait acquis, ou se soit vu obligé d"acquérir, au préalable la possibilité quotidienne de " se canadianiser ". Il le fait en côtoyant les Canadiens au centre de commerce, au magasin d"alimentation du coin, à la bibliothèque, à la salle de concert, au garage de réparation d"automobiles, dans les buvettes, les cabarets, dans l"ascenseur, à l"église, à la synagogue, à la mosquée ou au temple " en un mot là où l'on peut rencontrer des Canadiens et parler avec eux " durant les trois années requises. Pendant cette période, le candidat peut observer la société canadienne telle qu"elle est, avec ses vertus, ses défauts, ses valeurs, ses dangers et ses libertés. Si le candidat ne passe pas par cet apprentissage, cela signifiera que la citoyenneté peut être accordée à quelqu"un qui est encore un étranger pour ce qui est de son vécu, de son degré d"adaptation sociale, et souvent de sa pensée et de sa conception des choses. Si le critère s"applique à l"égard de certains candidats à la citoyenneté, il doit s"appliquer à l"égard de tous.

[27]          Après avoir examiné les éléments de preuve, le juge de la citoyenneté a conclu que le demandeur ne connaissait pas bien le mode de vie des Canadiens. Il pouvait raisonnablement conclure comme il l"a fait étant donné que le demandeur n"est pratiquement jamais au Canada. Je ne trouve aucune erreur dans cette décision et, par conséquent, je suis d"avis que la Cour ne devrait pas intervenir.

[28]          Même si le juge de la citoyenneté avait choisi la démarche adoptée dans Re Koo, je ne suis pas convaincu que le demandeur aurait réussi à prouver qu"il avait centralisé son mode de vie au Canada.


[29]          Quant à la première question du critère, à savoir si l"intéressé a été physiquement présent au Canada pendant une période prolongée antérieurement aux absences récentes qui ont immédiatement précédé sa demande de citoyenneté, les éléments de preuve ne sont pas favorables à sa cause.

[30]          Le demandeur n"a pas pu trouver une période durant laquelle on peut dire qu"il a réellement vécu au Canada pendant une période prolongée. Il a quitté le Canada une semaine après avoir obtenu le droit de s"y établir. Il y est revenu au début de février 1994, mais il en est reparti le 9 février 1994. Il n"y est pas revenu avant le 4 août 1994, date à laquelle il a amorcé un séjour de trois semaines avant de repartir de nouveau. Il n"a jamais passé un mois complet au Canada et ses séjours coïncidaient généralement avec les vacances, Noël et le Jour de l"An et, quelques fois, la période estivale. Son plus long séjour au Canada s"est déroulé du 6 avril 1997 au 3 mai 1997 et a duré vingt-sept jours en tout.

[31]          Je n"ai pas de doute que le demandeur répond aux exigences de la deuxième question étant donné que sa famille immédiate et les personnes à sa charge résident au Canada.

[32]          Quant à la troisième question, à savoir si la forme de ses présences physiques au Canada dénote un retour chez lui ou une simple visite du pays, je ne suis pas convaincu qu"il s"agisse d"autre chose que d"une simple visite de sa famille au Canada.

[33]          En examinant la durée des absences physiques du demandeur, il est manifeste que celui-ci a été absent pendant une très longue période. Il a été absent pendant 1181 jours et il lui manque 815 jours sur les 1095 jours de présence exigés.

[34]          Pour ce qui est de la cinquième question, à savoir si l"absence physique résulte d"une situation purement provisoire tel que travailler comme missionnaire à l"étranger, suivre un programme d"études à l"étranger comme étudiant, accepter un travail temporaire à l"étranger, accompagner son conjoint ou sa conjointe qui a accepté un travail temporaire à l"étranger, il n"est pas clair que nous soyons en présence d"une situation provisoire.

[35]          Quant à la qualité de ses attaches avec le Canada, d"une part, sa famille vit au Canada et, d"autre part, il a toujours travaillé à l"extérieur du Canada.

[36]          Je ne suis pas convaincu que le juge de la citoyenneté ait commis une erreur même si nous appliquions le critère de Re Koo.

[37]          Il est toujours difficile pour des immigrants admis qui travaillent à l"étranger d"accepter le fait que les membres de leur famille qui vivent au Canada sont des citoyens canadiens tandis qu"eux, qui sont soutien de famille, sont exclus de ce privilège bien qu"ils soient assujettis aux mêmes règles, notamment le paiement d"impôts.

[38]          Cela dit, le demandeur ne m"a pas convaincu que le juge de la citoyenneté avait commis une erreur en rejetant la demande. La présente demande devrait être rejetée.

                                 " Pierre Blais "
                                     J.C.F.C.

OTTAWA (ONTARIO)

Le 3 mai 2000





Traduction certifiée conforme


Suzanne Gauthier, LL.L., Trad. a.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     Avocats inscrits au dossier

DOSSIER DE LA COUR NO :          T-912-99
INTITULÉ DE LA CAUSE :          JACK HSIEN TSONG CHENG
                         c.
                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
                         ET DE L"IMMIGRATION
LIEU DE L"AUDIENCE :              Vancouver (C.-B.)
DATE DE L"AUDIENCE :              le 27 avril 2000

MOTIFS DE L"ORDONNANCE

PRONONCÉS PAR :                  LE JUGE BLAIS
EN DATE DU :                  3 mai 2000

ONT COMPARU :

M. Andrew Z. Wlodyka

                                 pour le demandeur

Mme Pauline Antoine

                                 pour le défendeur


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lawrence Wong & Associates

Vancouver (C.-B.)

                                 pour le demandeur

M. Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                         
                                 pour le défendeur
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